Texte n°8- concours sur le thème du cauchemar pour la revue "Les petits papiers de Chloé"
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Tante Élisabeth et Oncle Alexandre
"Si tu continues ainsi, tu iras en enfer !". Combien de fois ai-je entendu cette phrase prononcée par Tante Élisabeth.
Tante Élisabeth, près de quatre-vingts ans, veuve depuis perpète et sœur de mon grand-père.
Je n'aimais guère aller chez elle. D'ailleurs, personne dans la famille ne lui rendait volontiers visite tant elle était acariâtre. Elle vivait dans un sombre et vieil appartement sentant le renfermé et décoré avec le plus mauvais goût qui soit. Malheur à l'enfant qui allait rentrer chez elle sans passer les semelles de ses chaussures sur le paillasson en coco ! Malheur à l'adulte qui s'asseyait dans un des fauteuils réservés à son chat ! Malheur à celui qui faisait le moindre bruit dans l'escalier : jeune ou vieux, homme ou femme, tous avaient droit à la même phrase piquante, signée Tante Élisabeth : "si tu continues ainsi…" !
Le premier janvier, nous allions, contraints et forcés, lui rendre visite et lui présenter nos vœux. Elle daignait alors nous embrasser sur le front du bout des lèvres. Je sentais les poils de son menton me chatouiller le nez et je me retirais très vite sans que la vieille dame n'y trouve à redire…
Ce jour-là, les enfants avaient droit à un verre de limonade "maison", un simple jus de citron mélangé à de l'eau du robinet qui traînait là depuis des heures. Les adultes recevaient un petit verre de quinquina. C'était, paraît-il, "bon pour la santé" !
Pieuse ou plutôt bigote, elle fréquentait l'église toute proche qui était aussi sombre et vieillotte que son appartement. Elle y récitait des prières comme une automate et rentrait chez elle la conscience tranquille, sûre qu'elle irait au paradis malgré les frasques de ses neveux et nièces.
Quand je fais un cauchemar, Tante Élisabeth n'est jamais bien loin ! Elle passe et repasse dans ma chambre en marmonnant : "Si tu continues ainsi, tu iras en enfer" !
Un matin, on l'a retrouvée morte dans son lit et comme sa vue s'était fortement détériorée avec l'âge, tout le monde a pensé qu'elle devait être en enfer en se croyant au paradis !
Le diable l'a accueillie avec joie et la vieille dame qui ne l'a pas reconnu a immédiatement apprécié la température du lieu et les odeurs qui lui rappelaient son appartement ! Depuis qu'elle est là-bas, elle cherche en vain son époux bien aimé. À chaque coin de rue, elle croit reconnaître l'oncle Alexandre mais ce ne sont de fait que des gangsters et des assassins qui la découragent bien vite.
Oncle Alexandre, lui, connaît les joies du paradis et je doute fort que malgré son grand âge, il essaye de retrouver son épouse !
De temps en temps, on l'autorise à revenir sur terre pour voir sa famille. Comme il m'apprécie particulièrement, il passe souvent me parler de son séjour là-haut. Il m'a dit avoir aperçu son Élisabeth aux prises avec un diablotin cornu et ventripotent qui l'obligeait à boire une boisson citronnée et à s'asseoir dans un fauteuil rempli de chats ! Inutile de vous dire qu'il a fait semblant de ne rien voir.
Je l'aime bien Oncle Alexandre, quel dommage que je ne l'ai pas connu de son vivant. Lui, le veuf parfait, seul digne d'aller au paradis !