Christian Eychloma nous propose un extrait du roman "Le dilemme de Trajan", dernier tome de sa trilogie

Extrait du roman "Le dilemme de Trajan", dernier tome de la trilogie ouverte avec "Mon amour à Pompéi" et poursuivie par "Les larmes de Titus", sous réserve d'acceptation par le comité de lecture !
Le proconsul arrangea machinalement les plis de sa toge bordée de pourpre et contempla avec quelque pitié le vieil homme debout entre les deux gardes.
« Qu’on lui enlève ses chaînes et lui apporte une chaise ! » finit-il par ordonner.
Il attendit que le prévenu se fût assis pour renvoyer d’un signe les deux légionnaires qui allèrent se poster de part et d’autre de la porte donnant accès à la grande salle servant de tribunal. Puis il nota avec un certain étonnement que celui-ci, contrairement à la plupart des suspects qu’on lui amenait, le regardait sans crainte apparente.
« Dis-moi… » lui demanda-t-il sans brusquerie en passant du latin au grec. « On t’appelle bien Ignace et tu prétends bien être l’évêque d’Antioche ?
- On t’a dit vrai, consul !
- Et quel âge as-tu, Ignace ?
- Environ quatre-vingts ans, consul… »
Consul… Pline observa curieusement le vieillard. Une attitude sereine en dépit de sa situation, sans provocation mais sans fausse humilité, un homme drapé dans sa dignité qui refusait de s’adresser à lui en l’appelant « Domine », comme il aurait convenu. Un peu comme s’il avait considéré cet interrogatoire comme un entretien d’égal à égal.
Ignace… Ce nom lui avait par contre immédiatement rappelé quelqu’un.
« T’étonneras-tu si je t’affirme qu’à Antioche, il y a bien longtemps, j’avais déjà entendu parler de toi comme d’un fauteur de trouble ? »
Le prisonnier, nullement déconcerté, dévisagea son interlocuteur.
« Et toi, t’étonneras-tu si je te révèle qu’à la même époque, c’est moi qui ai conduit au camp militaire les médecins qui t’ont soigné ? »
Pline, pris de court, ne put s’empêcher de marquer sa surprise.
« C’est toi qui…
- Oui, consul. T’en souviens-tu ? Deux hommes, des étrangers parlant une langue bizarre, et une femme, une romaine ! Une medicae…
- Si je me souviens… » murmura Pline en remuant instinctivement sa jambe.
Incroyable, par les dieux… Mais pour être en mesure de lui rappeler de tels détails, cet homme ne pouvait mentir. Pourquoi justement lui ?
« Et… saurais-tu me dire d’où venaient ces trois personnages providentiels ? » demanda-t-il, abasourdi de pouvoir peut-être enfin lever le voile sur cet épisode mystérieux de sa vie.
« Non. Ce que ces gens m’ont dit d’eux-mêmes et de qui les envoyait s’est révélé être une fable. Mais ils possédaient à coup sûr des pouvoirs extraordinaires !
- Des pouvoirs dont tu as pu juger par toi-même ?
- Oui, tout comme toi. Des individus aussi habiles dans l’art de guérir que dans celui d’occire !
- Occire ? Veux-tu dire par là qu’ils t’auraient fort efficacement débarrassé de tes ennemis ?
- N’as-tu pas entendu parler, à l’époque, de ces fameux cadavres retrouvés par une de vos patrouilles sur la route d’Antioche ? »
Oui, effectivement. Il s’en souvenait, maintenant. Encore une chose dont tout le monde au camp s’était beaucoup étonné… Des brigands tués de façon tout à fait inhabituelle, avec un petit bout de métal dans la tête.
Jusqu’où cet étrange bonhomme saurait-il encore le surprendre ?
« Tu pourrais donc m’éclairer sur ce qui s’est passé et quelles armes inconnues ont été utilisées ?
- Ce serait un peu long à expliquer mais je propose de t’en parler, éventuellement, un peu plus tard si tu le souhaites. »
Éventuellement… Conscient du vif intérêt qu’il avait su provoquer, ce vieux filou entendait sans doute conserver, à toutes fins utiles, une monnaie d’échange.
« D’accord… » répondit Pline en souriant. « Nous y reviendrons. Toi non plus n’as donc jamais su qui les envoyait…
- Peut-être Dieu lui-même qui, pour une mystérieuse raison, a tenu à te sauver… Ce Dieu auquel tu ne crois pas ! »
Pline, plutôt agacé, balaya d’un geste les propos du vieil homme.
« Aurais-tu l’outrecuidance d’essayer de me convertir, par hasard ? »
Puis il réalisa que l’interrogatoire était en train de prendre un tour inattendu et qu’il était temps d’en revenir à l’objectif qu’il s’était fixé : essayer de juger en toute impartialité de la dangerosité de ce vieux fou. Même si les choses étaient devenues subitement un peu plus compliquées…
« Bien… Pourrais-tu m’expliquer ce qu’est un évêque ?
- C’est le guide spirituel d’une communauté chrétienne.
- Leur chef, en somme…
- Plus que ça…
- Explique-toi !
- Un évêque doit s’assurer que les membres de sa communauté n’oublient pas le message de notre Seigneur.
- Votre seigneur ?
- Jésus de Nazareth, condamné par Ponce Pilate à mourir sur la croix. »
Pline caressa sa courte barbe frisottante, signe chez lui d’une grande perplexité. Encore et toujours la même histoire…
« Tu as connu ce… Jésus de Nazareth ?
- Non… Mais j’ai connu certains de ceux qui le suivaient lorsqu’il prêchait, à Jérusalem, sous le règne de Tibère.
- Et ceci te suffit pour être convaincu que cet homme n’était pas un vulgaire agitateur, justement crucifié pour avoir tenté d’inciter le peuple de Judée à prendre les armes contre Rome ?
- C’est ce que prétendent les Romains, en effet… Pourtant, parmi ceux qui l’ont supplicié, certains ont ensuite admis leur erreur et reconnu en lui notre sauveur. Et juste après sa résurrection…
- Sa résurrection ! » réagit vivement Pline. « Crois-tu vraiment qu’un homme puisse revenir de chez les morts ?
- Un homme ordinaire, non, bien sûr. Mais lui était fils de Dieu et…
- Bon, ça suffit ! »
De plus en plus agacé, il comprit que la discussion allait vite tourner en rond.
« Sais-tu pourquoi tu es là, Ignace ?
- Sans doute parce que je suis un des principaux représentants de cette communauté de citoyens qui refusent de rendre un culte à l’empereur…
- Pas seulement. Tu as été arrêté pour avoir prêché dans l’enceinte de l’agora alors que j’avais strictement interdit tout rassemblement. Et des témoins de confiance m’ont rapporté des propos plutôt séditieux…
- Qu’entends-tu par là ?
- Ce que j’entends par là ? Encourager celles et ceux qui t’écoutent à abandonner la religion de nos pères et des pères de nos pères pour adopter tes propres superstitions constitue une attaque contre nos valeurs traditionnelles. Et prétendre que l’esclave est l’égal du maître une grave atteinte à l’ordre établi !
- Tu parles de valeurs… Considères-tu comme si valorisant le spectacle donné par les jeux du cirque et ne peux-tu comprendre notre refus d’y assister ? Je n’entendais pas par ailleurs remettre en cause l’ordre établi, comme tu dis, en parlant de l’égalité devant Dieu de l’esclave et de son maître !
- Insinuer qu’un esclave pourrait être l’égal de son maître me paraît pourtant de nature à…
- Devant Dieu, consul, pas devant les autorités… Pour notre créateur, nous sommes tous égaux : toi, moi, tes soldats, tes maîtresses, tes esclaves, tes amis et tes ennemis, les prostituées du port… »
Pline faillit se lever pour manifester son indignation, puis se ravisa. Au fond, à condition bien sûr d’accepter de considérer les choses avec suffisamment de recul…
Il se souvint de ce jour où Calpurnia avait durement réprimandé, puis puni, une de ses caméristes pour une simple maladresse. Et de sa propre réaction devant ce qu’il avait alors considéré comme une flagrante injustice.
« Stultissimus est, qui hominem aut ex veste aut ex condicione, aestimat » 1
Perplexe, il pensa qu’il pourrait être avisé d’encourager son épouse à lire Sénèque.
Christian Eychloma
Est tout à fait insensé celui qui apprécie un homme d’après l’habit ou d’après la condition.
1 Est tout à fait insensé celui qui apprécie un homme d’après l’habit ou d’après la condition.