"Trop c'est trop", un texte signé Carine-Laure Desguin paru dans la revue Aura 96

Publié le par christine brunet /aloys

Trop c’est trop

 

Lorsque Dirck sortit ce matin-là, Maxima aurait voulu le retenir encore quelques minutes, là, dans le hall d’entrée de la maison, ou mieux encore, l’emmener vers le living et devant le feu ouvert lui glisser ces quelques mots : « Viens, asseyons-nous sur le divan, reprenons une tasse de café, restons un moment comme ça, juste pour le fun, juste parce qu’il pleut et que la journée sera longue. » Mais elle se tut, ravala cette boule rugueuse qui se mettait au travers de sa gorge depuis plusieurs mois déjà. Car après tout, elle devait dominer tout ça, ce n’était sans doute qu’une mauvaise période. Toutes les femmes au foyer ont connu des jours gris et moroses, remplis de moments de doutes, d’interrogations, et d’impressions de grands vides, aussi. Et puis, il faut l’avouer, si elle avait lâché ce boulot d’aide-soignante dans ce centre de psychogériâtrie, c’était pour maintenir son couple hors de l’eau. Dirck ne supportait plus les fatigues de sa femme, les fatigues et puis tout le reste, les énervements pour la moindre chose, les stress, et cette odeur de désinfectant qu’elle transportait jusqu’au fond de leur lit. Tout cela insupportait Dirck depuis trop longtemps, il voulait vivre « avec » sa femme et non pas « à côté » d’elle.

Maxima regarda sa montre, il était 6h50. Lorsqu’elle travaillait à la résidence du Bon Repos, c’est l’heure à laquelle elle arrivait, 06h50. Elle passait son badge devant le récepteur de la pointeuse et elle filait sur un des ordinateurs. Il fallait au plus vite qu’elle lise les observations de nuit, en même temps d’écouter le rapport oral de l’infirmière de nuit, tout ça afin de prendre connaissance des éventuels changements, untel est à jeun, un autre doit être prêt pour 07h30 car il part faire un examen à l’hôpital, un autre ceci et un autre encore cela. Tous les actes devaient être réalisés au plus vite car ils étaient rares les jours où une collègue ne déclarait pas forfait et il fallait alors prendre en charge des tâches supplémentaires, changer plus de lits, débarrasser plus de plateaux, et faire la toilette des personnes que la collègue n’avait pas eu le temps d’entreprendre. Alors ce matin-là, c’est encore tout ça qui court-circuita les pensées de Maxima. Et puis elle se remémora le deal de Dirck : « Ma mère vieillit, Maxima. Si elle venait habiter avec nous, cela te permettrait de rester ici, tu ne devrais plus courir d’un bout à l’autre dans les couloirs de ta putain de boîte, ce serait fini pour toi de répondre aux sonnettes, de remplacer illico une collègue absente, et puis tout le reste qui nous bousille la vie… »

Maxima n’avait pas réfléchi plus que ça. Après tout, s’occuper de Juliette, sa belle-mère, ça paraissait moins pénible que de supporter l’agressivité de certains résidents, les gamineries de ses collègues et le caractère bipolaire de sa chef de service. Et puis, elle sentait monter en elle, au fil des années, un trop plein, un trop plein de tout ça. Les jours défilaient trop vite, trop de trop dans sa tête et trop de tension jusqu’au bout de tous ses membres. Tout son corps lui faisait mal et le moindre bruit devenait un bourdonnement incessant qui lui martelait le crâne. Juliette et elle n’avait jamais eu aucun grief l’une envers l’autre. Et, malgré une mémoire qui jouait parfois de fausses notes comme un piano désaccordé, la maman de Dirck était encore assez autonome. Elle pourrait aider en chipotant à l’une ou l’autre chose, éplucher les pommes de terre, recoudre un bouton, raccourcir un pantalon, arroser les fleurs.

Bonjour Juliette, vous êtes matinale, bien dormi ?

Oh ma fille, toute ma vie je me suis levée tôt, vous savez. J’ai entendu la porte claquer. Dirk est déjà parti au travail ?

Bien sûr, il part souvent trop tôt, de crainte d’être coincé dans un embouteillage. Il reste un peu de compote de rhubarbe, vous en prendrez quelques cuillerées ?

Bonne idée, ma fille. Et je mettrai dedans mes pilules écrasées, elles passeront mieux comme ça.

Ah oui, je vous les écrase, ses petits bonbons de toutes les couleurs, ça me rappelle à chaque fois les matinées d’enfer, lorsque je travaillais à la résidence du Bon Repos.

Oubliez tout ça, ma fille. Hier, c’était hier. Quelle heure est-il au juste ? Il sera bien temps de me coucher, après ce repas ?

Mais Juliette, vous venez de vous lever !

La journée commence ? Et moi qui pensais qu’elle se terminait ! J’imaginais avoir dormi le temps d’une sieste et non pas une nuit entière ! J’ai entendu la porte claquer et il me semblait que Dirk rentrait du bureau.

Dirk vient à l’instant de sortir de la maison, Juliette !

Maxima termina de siroter sa tasse de café et ouvrit la porte d’une armoire. Elle prit la boîte à couture. Dedans, il y avait des morceaux de tissus, des aiguilles, des bobines de fil et des dizaines de boutons. Des boutons de toutes les couleurs et de toutes les grandeurs. Elle en choisit quelques uns, sans les compter. Ce fut plutôt les couleurs qui déterminèrent son choix. Il n’y avait pas deux éléments de la même couleur et Maxima pensa que c’était harmonieux, toutes ces couleurs éparpillées. Elle déposa les boutons au fond du mortier, vous savez, cet espèce de bol que les pharmaciens utilisent afin d’écraser leurs pilules avec plus de facilité. À ce moment-là, on entendit à la radio la chanson de Cookie Dingler, Une femme libérée. C’est au rythme de ces notes que Maxima écrasa les boutons. Oui, vous lisez bien, elle écrasa les boutons. De toute ses forces elle appuya sur le pilon et un a un les boutons furent réduits en une fine poudre. De temps en temps un éclat heurtait la paroi du récipient en céramique blanche et Maxima le récupérait avec la méticulosité d’une pharmacienne expérimentée.

Oh que j’ai faim, s’exclama Juliette.

Un peu de patience, Juliette, dans quelques minutes je vous sers un plateau bien garni, répondit Maxima, tout sourire en écrasant le dernier bouton. Elle s’en souvenait bien de ce bouton-là, c’était celui d’un chemisier bleu. Elle avait accroché ce chemisier à la chainette d’un caddie du supermarché, un soir qu’elle était à la bourre, comme d’habitude.

Oh que j’ai faim, réclama Juliette.

C’est la deuxième fois que vous me dites la même chose en trois minutes !

Je ne me souviens pas du tout, s’étonna Juliette. Et d’où vient toute cette eau toute chaude qui coule le long de mes jambes ?

Ce sont vos urines, Juliette, comme chaque matin. Comme chaque matin, vous urinez par terre en attendant votre petit-déjeuner et comme chaque matin, vous pensez que nous sommes dans la soirée et que Dick vient de rentrer alors que la porte claque car Dick part au bureau et comme chaque matin, vous me pourrissez la vie, Juliette. Vous comprenez ça ? Vous me pourrissez la vie !

Juliette ne réagit pas, elle tapota ses doigts contre la table en chantonnant : Tu sais c’est pas si facile être une femme libérée tu sais c’est pas si facile… Il n’était pas rare que Juliette poussât la chansonnette. C’est qu’elle connaissait pas cœur pas mal de chansons, cette Juliette.

Les mains de Maxima s’agitèrent. Son visage se métamorphosa : ses yeux devinrent colériques, son front se plissa et de grosses gouttes de sueur commencèrent à perler le long de ses tempes. Elle regarda sa montre, il était 07h10. La vision des charges qu’elle devait accomplir jusque 12h00 la rendit de plus en plus nerveuse, on lui annonça dans la foulée qu’une collègue était absente et qu’il fallait qu’elle assume des soins supplémentaires. Elle aurait voulu hurler. Sans trembler un seul instant et d’un geste calculé, elle prit le flacon de solian et aussi celui de resperdal. Elle vida les deux flacons dans la compote de rhubarbe et elle n’oublia pas de verser dans cette même marmelade le contenu du mortier en céramique blanche, ces quelques grammes de poudre. Elle se dit que c’était bien joli, cet arc-en-ciel sur un fond blanc et brillant. Elle beurra alors deux tartines et déposa tout ça sur un plateau en rotin.

Mes pieds se refroidissent !

S’il vous plaît, Juliette. Buvez le café, cela vous réchauffera.

Et la compote d’abricots ?

C’est de la compote de rhubarbe ! Regardez, cette compote est ici, dans ce ravier.

Dirck rentre bientôt ?

Je pense qu’aujourd’hui, en effet, il se peut que Dirck rentre plus tôt, murmura Maxima en fixant d’un regard absent le ravier de compote de rhubarbe au milieu du plateau en rotin.

 

Carine-Laure Desguin

 

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C
Effrayant!!! La psychologie du personnage tellement bien décrite que l'on se met facilement dans sa peau. Merci pour ce texte
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C
Merci beaucoup Cathie pour cet avis. Quand je sais que vous êtes critique littéraire, ces quelques mots me boostent!
P
Entre deux maux, lequel choisir? La fuite peut-être...<br /> Bravo pour ce texte, Carine-Laure !
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C
Oh mais lorsqu'on est dans un tel état psychologique pense-t-on à faire un choix? pas certain ...
J
Bel hommage à la profession, si, si, et quelle trame trépidante, cette colère qui monte et envahit le personnage jusqu'à l'acte ultime ! Chouette idée les boutons colorés ! Bravo une fois de plus pour cette histoire, Carine-laure ! Hiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiii
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C
Ah oui cette idée de boutons colorés...Merci Jean-Louis pour tes commentaires mais surtout surtout pour les nombreux partages sur les réseaux!
C
Quand on "pète un câble", arrivé à saturation et ne voyant aucune issue... On y croit, à ces états d'âme !
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C
N'est-ce pas cher Christian?
M
Une nouvelle très bien écrite. On partage facilement les pensées et le vécu de cette malheureuse Maxima. J'ai adoré !
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C
Merci Micheline, tes avis éclairés me font toujours plaisir! Bises à tous les deux!
J
Un joli récit qui fait référence à ton métier quand je t'ai connue il y a dix ans.C'est la synthèse de tes souvenirs?<br /> Bises<br /> Jean
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C
Bonjour cher Jean, eh oui, tu te trompes, je ne suis pas aide-soignante. eh non, ce ne sont pas des souvenirs! Au plaisir de se rencontrer de nouveau cher Jean, bises!
E
J'ai lu d'une traite, aspirée par les pensées de cette pauvre Maxima... C'est super bien écrit, une vraie immersion dans la tête de quelqu'un qui en a marre et ne sait où se tourner... Bravo!
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C
Merci Edmée. Dans ce métier-là, pas mal de personnes hélas sont proches d'un tel état. On en parle dans la presse et c'est la triste réalité.