Il est temps de vous proposer les textes pour le concours de notre revue : thème "Miroir, mon beau miroir" Texte 1
LE MIROIR
C'était un mercredi. J'avais terminé la lecture de Blanche-Neige. Une lecture qui avait ravi Sophie, ma petite-fille âgée de 8 ans. Durant de bons moments, mon cœur avait débordé de joie. Je n'avais plus eu conscience des nuages qui habillaient ma vie depuis le décès de Bernard, mon mari. Je m'étais laissée aller à chanter "Un jour mon prince viendra" et j'avais appris cette chanson à Sophie. J'avais ouvert les bras au bonheur. Ensuite Sophie avait colorié un peu en attendant que mon beau-fils vienne la rechercher.
Après son départ, j'avais pris plaisir à contempler mon reflet dans le grand miroir du hall. J'étais bien maquillée et coiffée. Ma petite robe fuchsia m'allait à ravir et il me semblait paraître dix ans de moins que mes cinquante-cinq ans. Par jeu, j'avais demandé : "Miroir, mon beau miroir, dis-moi, dis-moi que je suis la plus belle". Et le miroir m'avait répondu : "Isabelle, en cherchant à la ronde dans tout le vaste monde, on ne trouve pas plus belle que toi…" J'avais ri. Puis j'avais encore entendu : "Isabelle, pour moi, tu es la plus belle. Je n'ai pas dit que tu n'avais pas de rides ni que tu étais parfaite. Isabelle, pour moi tu es la plus belle parce que ta présence est un rayon de soleil qui me réchauffe et que je t'aime pour ce que tu es…"
J'étais troublée, d'autant plus que la voix avait une intonation ressemblant à celle de Bernard. Je m'étais dit que j'avais rêvé, que j'étais encore trop imprégnée par le conte. Pour reprendre pied dans la réalité, je m'apprêtai à aller me préparer un café. C'est alors, que j'avais surpris le regard de Cathy, l'aide-ménagère, une brunette de vingt ans, posé sur moi. Elle se tenait debout sur l'avant-dernière marche de l'escalier conduisant à l'étage. Je croyais Cathy toujours occupée à raccommoder et à repasser du linge dans la chambre d'amis, mais elle avait apparemment vu et entendu toute la scène, car elle affichait un petit sourire. Elle me dit simplement : " Voilà, j'ai terminé."
Le vendredi, j'avais demandé à Cathy de nettoyer le rez-de-chaussée tandis que je travaillerais au jardin. Rentrant dans la cuisine avec un petit bouquet de roses, j'avais été déconcertée d'entendre Cathy parler au miroir : "Alors, tu ne réponds pas, espèce de sale miroir ! Je ne suis pas assez belle pour toi ! C'est ça, n'est-ce pas ? Tu n'aimes que les femmes bien sapées. Mon jeans et mon t-shirt noir, ça ne te plaît pas, hein ? Et puis moi, je ne mets pas de rimmel, pas de rouge à lèvres comme la patronne. J'ai les cheveux raides comme un balai. J'ai des kilos en trop, peut-être…" Je m'étais gardée de manifester ma présence en faisant le moindre bruit. J'avais déposé les fleurs dans l'évier et était repartie dehors le plus discrètement possible. Les roses attendraient le vase et l'eau. Ce qui était sûr, c'est que Cathy avait tenté de reproduire mon expérience, que le miroir s'était tu et que Cathy était furieuse.
Plusieurs fois, par la suite, j'avais moi-même retenté l'expérience, ne recevant en retour que le silence.
Lorsque Sophie était revenue le mercredi suivant, je lui avais redit le conte de Blanche-Neige et j'avais à nouveau chanté "Un jour mon prince viendra" avant de l'inviter à dire la fameuse phrase face au miroir du hall. Le miroir s'était de nouveau tu. Quant à moi, déçue de l'absence de réaction, j'avais serré Sophie contre mon cœur et j'avais murmuré : "Sophie, en cherchant dans tout le vaste monde, on ne trouve pas plus belle que toi…" Je m'étais alors fait la réflexion que de la même manière que sortant du bain, il m'arrivait de revoir mon point de vue sur les choses, le miroir, sollicité comme il l'avait été ces derniers temps, avait probablement changé d'attitude. Il était à présent tout à fait muet comme l'étaient les autres miroirs avec lesquels je n'avais pu m'empêcher d'oser le même type de démarche.
Et puis les années avaient filé sans qu'aucun incident ne se reproduise plus avec le miroir. Parfois, à l'occasion d'un réveillon, d'un anniversaire ou d'une fête, Sophie s'était amusée à me dire : "Mamy, en cherchant à la ronde dans tout le vaste monde, on ne trouve pas plus belle que toi…"
J'avais près de quatre-vingts ans lorsque j'avais fait une mauvaise chute. J'avais été hospitalisée durant plusieurs semaines et quand j'avais été de retour chez moi, le miroir était tout piqué de petites taches noires. Cathy, ma fille et Sophie avaient essayé de le restaurer, mais cela leur avait été impossible. Au contraire, son apparence avait encore changé et d'autres taches étaient apparues.
J'avais encore l'ouïe fine et des mois plus tard, j'avais entendu l'épouse de mon médecin traitant, une amie de ma fille lui avouer : " Je crains que les jours de ta mère ne soient comptés, ma pauvre Laurence. C'est ce que Frédéric m'a laissé comprendre à demi-mots…"
Effectivement, mes forces s'étaient mises à décliner et je m'étais éteinte petit à petit.
------------------
Extrait du journal de Sophie : "Aujourd'hui, Mamy Isabelle nous a quittés. Aujourd'hui aussi, le miroir du hall s'est détaché du mur et le verre s'est cassé. Maman, qui sait que je suis attachée à cet accessoire, a d'abord refusé de me dire ce qui avait provoqué cette catastrophe.
J'ai insisté, insisté, insisté encore. Elle m'a finalement avoué avoir aperçu Cathy qui donnait un coup de canne sur la partie supérieure de ce malheureux miroir. Interpellée, Cathy a justifié son geste en prétextant qu'elle était furax de n'être pas parvenue à le retaper comme elle l'aurait voulu.
Maman trouve mon projet bizarre, mais je tiens à récupérer l'encadrement pour lui donner un usage moins conventionnel en y suspendant des marionnettes de ma collection. Je tiens aussi à rassembler quelques morceaux de la surface pour les mettre dans une boîte transparente, posée sous un spot. Je crois qu'ainsi la fantaisie de Mamy Isabelle continuera à éclairer mon chemin de vie."