Concours pour le hors-série de la Revue, Les petits papiers de Chloé" dans le thème "Catastrophe !" : "vous vous réveillez dans la peau d'un autre"... Texte 2
Catastrophe – Dans la peau de Jeannette
Hier soir on a fêté les 90 ans de grand-mère en chantant, dans la meilleure des humeurs, de vieilles chansons de son temps. On levait nos verres et entonnait une autre, un autre verre et une autre chanson, un verre de plus et une comptine encore, le dernier verre et l’ultime ritournelle. Grand-mère a cassé cinq coupes de cristal en battant la mesure du tranchant de son couteau, l’ambiance était chauffée à blanc. Grand-mère sera DJ dans la prochaine vie…
Ceci-dit… ce matin, tout est bien étrange. La couche est douillette et pourtant c’est mon tour d’aller couper des joncs. Je bâille jusqu’à m’en aérer la glotte. Où sont mes Louboutin ? Zut. Mes pieds sont bien sales et petits, là… Courage Jeanneton, prends ta faucille larirette, larirette… C’est pas une vie pour une gamine d’aller aux joncs de grand matin, mais je prends ma faucille larirette larirette et descends vers la rive. Mon ami Pierre, deux ans de plus que moi, déjà du poil sur la lèvre et la voix qui couaque, me regarde par la fenêtre de leur ferme, et larirette larirette je lui fais un signe de ma menotte.
En chemin je rencontre quatre jeunes et gros garçons, larirette larirette, qui rient bêtement. Le premier est timide, je lui lance un regard noir mais ça ne freine pas sa main potelée de me caresser le menton. Le second, larirette larirette… est plus rond encore et plus lourd, et j’ai beau lui envoyer un jet de salive noire – je suce un bâtonnet de réglisse – sur le museau, il m’entraine dans un buisson. Arrive le troisième, un laideron qui sent le suint, et est si boutonneux – larirette larirette – qu’on dirait le chapeau d’une amanite tue mouche. Lui, il soulève mon jupon qui n’a plus rien de blanc. Ce que voulait faire le quatrième, larirette larirette, ne sera guère dit dans la chanson car mon ami Pierre a surgi, s’est emparé de ma faucille et ne se demandant que faire, il trancha dans le lard des quatre jeunes et gros garçons qui s’enfuirent en couinant comme des porcelets à l’abattoir. Larirette larirette, mon Pierre m’avait sauvée, et le bas de mon jupon ensanglanté je lui offris mon cœur et lui promis, à sa demande, d’être son épouse quand nous serions un peu plus grands…
Hélas, la bravoure de mon ami Pierre le porta dans la geôle du village, pour avoir haché menu à coups de faucille le fils secret du curé et ses trois amis : le fils secret du notaire, de l’apothicaire et du frère de sa mère.
Trois ans plus tard on m’appelle Jeannette, comme une vraie jeune fille. Mes parents me voient trop souvent pleurer et tourmenter mes boutons d’acné. Il faut la marier avant qu’elle tourne au rance, dit mon père. Ne pleure pas Jeannette, tralalalalala, nous te marierons avec le fils d’un prince ou celui d’un baron tralalala me répètent-ils, mère frottant le linge sur la planche en bois et père s’arrachant les cals des pieds avec le couteau à pommes de terre. Je ne veux pas d’un prince et encore moins d’un baron. Tralalalala. Je veux mon ami Pierre, qui est en prison ! Rouges et indignés, père se blessant le gros orteil et mère se tordant le poignet, ils s’écrient que je ne n’aurai pas mon Pierre que l’on va d’ailleurs pendouiller bientôt, tralalalala. Qu’on me pendouille aussi, na ! Tralalala. Eh bien c’est parfait, dit mère, qui a encore mes trois sœurs à caser et regarde père en souriant, une dot de moins ça ne se refuse pas, on vous pendouillera tous les deux à la plus haute branche et un rossignol, tralalalala, viendra faire l’animation musicale !
Tout ça est quand même un peu rude, je me tortille sous la couette en protestant. Pierre, mon époux, frappe à la porte et entre, un plateau avec croissants et café et même une rose dans un vase entre les mains. Mes Louboutin sont là. Ma chérie, tu es remise de ce mémorable anniversaire chez Grand Maman Jeanne ? Tu entends le chant du rossignol dans le cerisier ?