Texte 4 concours ""la passion détruite se transforme en passion à détruire"
NUAGES SUR UNE VIE
À près de quatre ans, il passait beaucoup de temps à gribouiller en utilisant des crayons de couleur. Luc, son parrain, disait en riant : "C'est le prochain Picasso !" Sa grand-mère relativisait l'importance de ce penchant : "Ça lui passera ! Toi Luc, quand tu étais gamin, tu imitais bien les cris des oiseaux, des chats, des chiens."
Il a dix ans. Il aime dessiner sur un bloc de feuilles blanches. Il dessine une pomme, un chien, un oiseau, une boîte, une plante, un chapeau, des choses qui sont à portée de son regard. Il s'est le plus souvent préalablement assis confortablement devant le bureau de son père, devant la table de la cuisine ou devant celle de la terrasse. Mais il lui arrive aussi de s'agenouiller face à une des tables gigognes du salon et de se mettre à y dessiner lorsque des endroits plus pratiques sont momentanément inaccessibles. Un jour, dans un supermarché, il s'est emparé d'une petite annonce sur laquelle une femme offrait ses services de professeur de dessin tandis qu'à côté d'autres petites annonces avaient été épinglées sur lesquelles l'on proposait les services de professeur de mathématiques, de français, d'anglais et de sciences. Il était si heureux d'avoir fait cette découverte. De retour chez lui, il a montré l'annonce à ses parents, mais ceux-ci ont refusé de répondre à son attente. Il a ainsi continué à dessiner seul, à essayer de s'améliorer… Il se voyait déjà devenir un autre Philippe Geluck ou un autre Vadot, des dessinateurs dont il voyait les œuvres dans des journaux ou des magazines. Il lui arrivait d'ajouter des yeux sur les feuilles d'une plante, une bouche de laquelle sortaient deux ou trois mots sur le couvercle d'une tirelire, un nuage en forme d'arrosoir au-dessus d'un chapeau…
Il a grandi. Il a continué de crayonner même si ses parents accordaient peu d'attention à sa passion. Il a participé à des concours de dessin, il s'y est parfois plutôt bien classé. Il a exprimé le désir de s'inscrire dans un atelier de dessins, mais cela a été jugé superflu aussi bien par sa mère que par son père. Les activités scolaires étaient pour eux les plus importantes qui soient. Un cours d'anglais était, selon eux, bien plus utile qu'un atelier de technique du dessin. Il ne s'est pas opposé aux attentes parentales. Il était un bon élève, docile, appliqué. Il était un fils soumis. Il n'a pas insisté…
Il est devenu une de ces personnes que l'on peut voir esquisser une silhouette ou des formes sur une enveloppe, dans un journal ou un agenda. Il est devenu quelqu'un qui conservait les plus belles traces de sa passion dans un classeur et dans une boîte. Il est devenu au fil du temps une de ces personnes aigries et terriblement déçues de n'avoir pu mener à terme un projet artistique.
Il avait atteint la trentaine quand il s'était mis à critiquer de plus en plus régulièrement les tentatives de son entourage de valoriser des talents sportifs, littéraires, créatifs ou autres que manifestaient des enfants, des amis ou connaissances. Il s'amusait à mettre en évidence les failles de ces personnes dans des domaines plus lucratifs. Il avait développé un sens aigu de la critique. Il blessait, il griffait sans pitié les egos sans prendre conscience que cela était lié à sa passion rejetée, mise aux rebus. Il se dérobait à la légèreté de loisirs improductifs. Il se vengeait.
Il travaille dans un cabinet d'avocats. Il est spécialiste des conflits de voisinage. Il est un homme qui fait mal en paroles, qui est mal avec lui-même, que le souci de décrédibiliser, de fracasser, de renverser, de détruire dévore de l'intérieur. Une cousine consciente de son mal-être lui a suggéré de bénéficier d'un suivi psychologique, mais il estimé cela superflu. Nuages sur sa vie. Il se demande encore s'il aurait pu devenir une sorte de Geluck…