Dans la revue AURA 120 du printemps 2024 (thème : REGARDS), voici le texte de Carine-Laure Desguin APRES LE FILM

Publié le par christine brunet /aloys

 

 

Après le film

 

  • La meuf, elle a des couilles, comment elle s’appelle déjà ? lâche Rachida.
  • Pas d’importance comment elle s’appelle cette meuf, Rachida. Elle a tué et la voilà libre. C’est pas juste. 
  • Elle venait de banlieue, c’était pas une fille de bourges, et quand même, elle a réussi l’ENA et s’est retrouvée dans les sphères du haut pouvoir. Pas vrai, Anaïs ? Tu dis rien Anaïs … 
  • Et alors ? Elle a le droit de tuer pour ça ? Elle a le droit de pas purger une peine ? Elle a le droit d’entasser son mec ?
  • Son ex-mec ! 
  • Et alors ? 
  • Daphnée a raison, c’est un pourri cet Antoine. Il s’est entassé lui-même lors de l’agression. 
  • Oui mais c’est Madeleine qui a littéralement happé le fusil et qui a tué le type. Un pauvre con, oui, mais un être humain quand même. 
  • Désolé, Phil. Madeleine et Antoine étaient en couple. Ce secret les liait à tout jamais. Antoine a mal digéré que Madeleine devenait assistante de la députée et que lui pataugeait dans un boulot inférieur, il a lâché le morceau. Il a voulu pourrir la vie de son ex. C’est un hypocrite. 
  • Julien, tu dis rien, toi ? 
  • Oh ben, tous des pourris, voilà. Le mec est un lâche, et elle, une meurtrière. 
  • Donc elle doit payer ? Son père cache le fusil. Jamais on ne le retrouvera, ce fusil. Donc pas d’empreinte de la fille. Le père a eu raison ou pas de cacher ce fusil ? 
  • C’était sa fille, son unique fille. Elle a morflé gravos pour décrocher son diplôme. Pour une fille sortie d’un trou de banlieue, quelle fierté pour ce père ! 
  • Le père devient complice du meurtre de sa fille ! 
  • Et toi, Julien, tu aurais fait quoi à la place de ce père ? 

 

Cet aprèm, séance ciné avec mes élèves de quatrième. Ils ont quinze ans. Le film, ils l’ont choisi, De grandes espérances, avec Rebecca Marder, Benjamin Laverhne, et Emmanuelle Bercot. Un film de Sylvain Desclous, un réalisateur que je ne connaissais pas du tout. Après le film, je voulais entendre les avis des uns et des autres. À l’instant je jette sur le papier leurs regards sur toute cette histoire. Je ne me souviens plus très bien de qui a dit quoi. Leurs avis qui fusaient dans tous les sens m’ont brouillé les neurones. Ça commençait à s’échauffer, chacun voulait avoir raison. D’ailleurs, le gars du bistrot me regardait d’un drôle d’air, il se demandait quel genre de prof j’étais. Tolérer un tel brouhaha, ça le faisait pas trop à cette heure-là, ça dérangeait les autres clients. J’ai demandé à mes élèves de baisser d’un ton, le gars du bistrot avait des yeux révolver, je me suis sentie criblée de balles. Ce serait trop bête de mourir comme ça, j’ai pensé. Il était dix-sept heures, tout le monde est rentré. Et là, en écrivant tout ça, je me questionne. Le père de Madeleine a protégé sa fille. A-t-il eu raison ou pas ? 

 

Carine-Laure Desguin

 http://carineldesguin.canalblog.com

 

Pour rappel AURA est une revue papier trimestrielle éditée par le Cercle Littéraire Hainuyer Clair de Luth dont voici le lien vers le blog :

http://www.clairdeluth.be 

 

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E
Oh ciel, une pensée tourmentante de plus :D
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M
Un texte qui donne à réfléchir sur la portée de nos actes et sur notre manière de les justifier. Bravo !
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C
Oui exactement, Micheline, merci à toi et gros bisous
P
J'adore... ! Un regard qui me rappelle celui de mes élèves 😉
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C
Ah oui, ouvrir le débat et puis hop, ça démarre dans tous les sens.
A
Un texte très intéressant qui pose le ton d'entrée de jeu autour d'une histoire plutôt clivante et qui se termine sur une question qui ramène à la raison et colle parfaitement au thème "regards". Bien vu Carine-Laure ! (je me demande ce qu'en penserait le petit vieux de la zéro/vingt-trois ?)
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C
Bonjour Ani, et merci. J'avais vu ce film et le comportement du père de la meurtrière m'avait d'emblée interpellée. Car oui, père ou mère, nous voulons protéger nos enfants. Mais jusqu'où? Je n'ai pas de réponse.