Texte 1 du concours "Disparitions/Fantômes du passé"
LA FUGUE
Voilà six mois que tu as disparu. Tu venais de fêter tes vingt ans. Tu es parti un matin de printemps fuyant peut-être la prochaine session d'examens, laissant de côté ta famille et ta copine, Léa. Tu n'as emporté qu'un sac à dos contenant peu de choses. Tu es parti alors que nous étions chez des amis. Nous nous amusions tandis que tu prenais la route avec ton vélo. J'ai vécu des jours angoissants, ne parvenant plus à trouver le sommeil, travaillant comme un robot. Comme m'était problématique cette vie sans toi ! Pourquoi avais-tu éteint ton portable toi qui en abusais ? Personne autour de nous n'envisageait ton suicide. Léa m'a assurée que tu avais plein de projets en tête. Ne venais-tu pas d'adresser le manuscrit de ton roman à un éditeur ?
Quinze jours après ton départ, nous avons reçu une lettre de France dont le timbre n'était pas oblitéré. Nous ne savons donc pas dans quelle région tu te trouvais. Tu disais que tout baigne pour toi et que tu reviendras une fois ton rêve accompli. Jusqu'à ce message, ton père semblait aussi inquiet que moi. Après, il a dit : "Laissons-le expérimenter les choses, trouver ses marques." Ton père était-il sincère quand il affirmait être certain de te revoir assez vite ? Comme plus aucun message n'a suivi ton courrier, on a tout essayé pour te retrouver : détective privé, radiesthésiste et même voyante ! On a diffusé ton portrait un peu partout. En vain !
Je me suis posé tant de questions, pendant ces six mois. Je me suis culpabilisée : tes insatisfactions récurrentes n'en suis-je pas un peu responsable ? N'est-ce pas mon côté perfectionniste qui t'a rebuté ? N'aurions-nous pas dû, nous tes parents, te conseiller de consulter un psy ? Il est tellement question dans les magazines de jeunes qui s'engagent dans des sectes, qui changent de philosophie de vie ou de religion et qui se retrouvent sur des chemins tortueux. Nous aurions compris que tu arrêtes tes études pour en suivre d'autres. Si tu étais malheureux, pourquoi ne pas en avoir parlé à ton entourage ? Il est difficile de ne pas savoir. Je ne voyais pas de nuages à l’horizon de notre vie familiale. Je n’avais pas remarqué que ton ciel s’obscurcissait. Quand j’y repense, c’est vrai qu’il y avait des moments où tu semblais ailleurs... Je n’y avais pas prêté suffisamment attention. Je le regrette. J’aurais dû être vigilante.
J'aime être dans ta chambre, toucher les objets que tu aimais, m'imprégner de l'ambiance qui traduit ta passion récente pour la photographie, sentir ton odeur sur des sweat-shirts laissés dans la penderie. Il y a quelques jours, j'ai trouvé par hasard des poèmes écrits de ta main entre les pages d'un manuel. Ce sont des métaphores, de beaux mots que j'ai du mal à interpréter : Le vent me parle. Il est impatient et généreux. Il rend libre. Je voudrais fuir vers l'horizon.
Comment n’ai-je pas pu lire l'insatisfaction, le doute, le questionnement dans ton regard, les entendre dans le timbre de ta voix ? Tu vivais peut-être une dépression naissante... J’espère ton retour. Ton père dit que tu as pris l'année sabbatique que tu n'as pas osé nous demander. Avant, je n’avais pas la même conscience du temps qui passe. Je n'y faisais pas vraiment attention. Je ne surveillais pas avec fébrilité le contenu de la boîte aux lettres. Depuis ta disparition, je m'interdis de profiter de la vie. Je me dis que là où tu es, tu as peut-être faim et froid, que tu vis éventuellement dans un milieu hostile et contraignant ou même que tu es malade.
Mon enfant, je ne suis pas parvenue à te protéger. Je me suis promis que quand tu seras de retour nous mettrons les choses à plat. Oui, nous redémarrerons, ton père et moi, autre chose avec toi. Nous essayerons d'être heureux, tout simplement heureux. Nous t'aimons toujours. Hier encore, j'ai cherché des indices dans ta chambre. Sur l'étagère, j'ai aperçu le seul roman en anglais que tu possèdes : "On the road " de Jack Kerouac. Dans un tiroir de ton bureau, j’ai retrouvé ton livre préféré : "Les poésies complètes" de Baise Cendras. Je l'ai ouvert. J'ai remarqué que tu y avais surligné : "Quand tu aimes il faut partir…" alors j'ai voulu croire que tu es parti parce que tu nous aimais, que tu avais à découvrir ce que la vie offrait de plus beau.
À présent, je suis anéantie. La police m'a annoncé qu'on avait trouvé ton corps dans un glacier des Alpes, mais je me refuse encore à le croire. Tout ce que je sais c'est que je ne cesserai jamais de chercher dans tes carnets et tes livres, la vérité sur ton départ. Oui, j'essayerai de comprendre.