Texte 4 du concours "Disparitions/Fantômes du passé"

Publié le par christine brunet /aloys

 

Ville assoupie et fantômes du passé

 

La ville semblait commencer à s'assoupir. J'avais trente ans et depuis mes vingt-sept ans ma vie était plongée dans une sorte de léthargie. J'avais choisi de n'accepter que des fonctions intérimaires et d'occuper une chambre en banlieue chez mes parents. Je  mangeais et sortais peu. Je m'étais mis en quelque sorte sur pause. J'attendais un déclic. C'était un jour de début d'automne. Je venais de sortir d'un immeuble après un long entretien d'embauche, prêt à m'engager cette fois dans un travail à durée indéterminée. Je me découvrais pourtant indécis et fragile, car l'entretien avait fait apparaître des coins d'ombre. La nuit venait de descendre sur la ville et la recouvrait d'un voile gris. Ces instants-là montraient la vie de gens pressés. Ces instants-là parlaient de la réalité du métro-boulot-dodo. Peu à peu, une sorte de lenteur commença à prendre le pouvoir et je laissai s'effilocher le temps. J'ouvris grand les yeux sur des beautés que j'aurais eu peine à envisager un peu plus tôt. Les choses se passaient au ralenti, dans le gris nacré d'un univers qui se métamorphosait, qui éveillait à des rêves de renaissance. Je marchais d'un pas plutôt lent et je reconnaissais des silhouettes familières, cette sculpture représentant des mains tendues vers le ciel, ce globe terrestre, cette danseuse en bronze, mais je croisais aussi des personnes disparues, assises ici et là sur un banc, un seuil ou des marches d'escalier. J'avais l'impression qu'elles étaient venues à un rendez-vous fixé, je ne sais trop comment. Je m'assis sur une banquette en pierre, je fermai les yeux. J'entendis des voix et je reconnus celle de Laure, ma fiancée décédée voici trois ans dans un accident de vélo, celle de mon grand-père disparu depuis quelques mois, celle de mon ami Pol mortellement blessé lors d'une chute, celle d'un professeur décédé des suites d'un cancer, celles de voisins qui assuraient parfois ma garde quand j'étais enfant et de parents âgés passés de vie à trépas depuis quelques années déjà. Toutes ces voix étaient douces. Elles prononçaient des mots que j'avais déjà entendus. "Je t'aime…", "Plus tard, nous ferons le tour du Mont Blanc", "On avance pas à pas. Chacun à son rythme. L'essentiel, c'est d'avancer.", "Notre bonheur, c'est à nous de le construire.", "On n'est pas toujours assez fort pour réagir aux imprévus et il faut savoir se le pardonner.", "Chante et danse, mon grand. Fais-toi plaisir." "Comme tu dessines bien !" Les accents, les intonations montaient en moi tels des parfums de bonheurs. Les plaies liées au départ de ces personnes ne s'étaient pas cicatrisées, mais les paroles que j'entendais de nouveau me faisaient du bien. Progressivement, je n'entendis plus grand-chose de ces propos. Alors j'ouvris de nouveau les yeux et je les regardai. C'était une évidence, je ne pouvais les trahir.     

Ensuite, mon regard se porta ailleurs. Assis sur la banquette, je faisais face à un immeuble. Dans le coin salon de l'appartement du rez-de-chaussée, la lumière était diffusée par des lampadaires. L'ensemble était accueillant. Étrangement, les murs de l'immeuble étaient transparents. Je pouvais voir un homme assis dans un fauteuil, suivant du regard une femme vêtue de rouge qui allait et venait en gesticulant. Il me sembla que tous deux riaient, qu'ils étaient heureux, comblés par les musiques, les couleurs et les odeurs de leur vie. Je regardai autre part, là où il y avait aussi des lumières et où les murs étaient aussi transparents. Je vis un enfant caresser un chien, un couple s'embrasser, un homme accrocher un tableau, une dame arroser des plantes. Je vis des intérieurs bien rangés, d'autres au fouillis indicible. C'était cela les délices de la vie. Il me fallait y goûter pleinement. Être celui qui danse sur un air de blues, se balade avec son chien, sort boire un verre avec un copain, s'arrête pour prendre une photo, arrose des plantes.

Un chien aboya et d'un coup les murs perdirent leur transparence. Je pensai: "Ça suffit, Alex ! Tu perds du temps. Engage-toi. Détache-toi de ton passé. Il existe autre chose que le métro-boulot-dodo !" Je me levai. Je pris le chemin de la gare. Je passai devant des hôtels, bars, écoles, boutiques, arrêts de bus,… Je croisais des gens, j'entendais quelques mots. Je prenais de la distance avec moi-même. Parvenu à la gare, je me rendis rapidement sur le quai adéquat. Je rentrai au plus vite chez mes parents, parlai de l'entretien d'embauche et annonçai que je louerais un studio en ville. Mon avenir se profilait avec plus de précision et de joie…

 

 

 

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C
La vie avec ses hauts et ses bas, ses naufrages, ses sursauts, ses mystères et les issues possibles ! bien raconté !
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M
Un nouvel essor attend sans doute ce personnage.
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E
Quelle belle résurrection, et qu'elle est bien narrée ! Bravo !
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C
Bel exemple de résilience raconté sans pathos.
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P
Très beau! <br /> J'aime le temps qui s'effiloche et ce retour en arrière ...les mots doux entendus qui reviennent !
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C
Comme quoi les visages du passé peuvent nous propulser dans l'avenir !
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A
Un texte qui commence dans la grisaille et finit dans une lumière joliment colorée de résilience... Ils sont très bien ces fantômes !
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P
La solitude n'existe pas pour ce héros !
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J
Un joli texte qui peut parler à chacun de nous...
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