Texte 5 du concours "Disparitions/Fantômes du passé"

Publié le par christine brunet /aloys

 

Le temps se cache dans le gousset du destin

Chaque matin, je la regarde passer le long de la fenêtre, tête basse, le dos vouté, un vieux cabas au bout du bras.  Je sais qu’elle va marcher jusqu’au coin de la rue, traverser et tourner en direction du Grain Malin.  Elle repassera dans une poignée de minutes, s’il n’y a pas trop de monde à la boulangerie, si personne ne la retient pour lui parler de sa solitude, si elle ne s’égare pas.

Il n’y a pas si longtemps, elle passait encore accrochée à son bras, le sourire aux lèvres, pleine d’entrain et de joie de vivre.  Lui, la couvait du regard, s’amusait de ses commentaires, revenait de la boulangerie faussement mécontent d’avoir encore cédé à ses envies de pâtisseries, s’arrêtait pour deviser avec un voisin, un ami, une simple connaissance.  De temps en temps, il sortait au volant de sa voiture, un vieux modèle bien entretenu qu’il conduisait avec la prudence née d’une longue habitude, pour se rendre au centre sportif du quartier où il avait encore quelque activité.  Leurs têtes blanches étaient un peu comme les aiguilles d’une horloge, se poursuivant pour mieux se rattraper.  Jusqu’à ce que la plus grande des deux fatigue, qu’elle trotte avec plus de difficultés.  Patiemment, la plus petite l’attendait et tant pis si le Grain Malin avait déjà vendu la plupart de ses délices, croissants et petits pains au chocolat, s’il en restait, feraient aussi bien l’affaire.

Puis, un jour, les balades matinales et les conversations impromptues cessèrent.  La voiture resta définitivement au garage, le centre sportif devint un souvenir, avant de disparaître complètement d’une mémoire effilochée, tout comme les croissants et celle qui continuait à aller les chercher.  Bientôt, elle ne passa plus devant la fenêtre que pour aller prendre le bus qui la mènerait à lui, avant de rentrer le soir, inquiète mais heureuse d’avoir pu partager sa journée avec une ombre qui, pour un instant, un trop bref instant, s’était illuminée.

Ma petite aiguille qui, il y a peu, arborait encore un espiègle sourire de gamine, porte désormais son âge comme un fardeau, une sombre fatalité.  Je la regarde et je vois la racine de son désespoir.  Je sais où cette dernière prend sa source, à quel puits de larmes elle s’abreuve et je me dis que l’absence est une bien cruelle forme d’abandon.

Enfin, il capitula, l’abandonnant définitivement dans la maison endormie…  C’est du moins ce qu’elle croit, mais moi, je sais qu’il n’en est rien !

Régulièrement, comme la grande aiguille venant taquiner les heures en les frôlant de son ombre, je le vois passer devant la fenêtre, se demandant ce qu’il fait là, pauvre créature solitaire.  Puis il entre, le regard perdu, en quête de cette partie de lui qu’il ne sait abandonner.  Il rôde comme le fantôme du passé qu’il est devenu, celui d’un passé heureux que pourtant elle ignore, désespérément.  Alors, il tente de lui parler, accaparant le tic tac de l’horloge, se glissant dans un grincement de porte, soupirant dans le sifflement d’une bouilloire.  Mais si elle l’entend, elle ne l’écoute pas.  Je le sais, j’ai fait la même chose longtemps avant lui, en vain.

Aujourd’hui, je l’ai chassé.  Non sans lui expliquer qu’il valait mieux qu’il l’attende là-bas, qu’elle trouverait le chemin, j’y veillerais.

Je le connais ce chemin, même si je ne me suis jamais résignée à l’emprunter.

J’ai tenu ma promesse.  Depuis, l’envie de la suivre me titille.  Mais déjà la maison résonne à nouveau de cris d’enfants.  Dans le salon, un petit chat me regarde en silence, les moustaches frémissantes.  Je tends la main vers lui…  Mon voyage attendra bien encore un peu.

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article
C
Un texte sensible et émouvant. Un ressenti très bien exprimé.
Répondre
C
Absences et souvenirs plein de tendresse, la vie qui s'écoule, qui prend et puis qui donne. très belle histoire !
Répondre
E
Je dois dire que ce sont des perles qui sont nées de ce concours, que de belles surprises émouvantes, touchantes...
Répondre
J
Très joli texte émouvant, merci...<br /> <br /> Heureusement que nous pourrons voter pour 2 textes, désormais, car le choix sera encore bien difficile...
Répondre
M
Un texte très attendrissant.
Répondre
A
Comme le dit Pascale il y a de la tristesse dans ce texte, mais aussi de la tendresse je crois.
Répondre
P
Un texte touchant...
Répondre
P
Belle image, les aiguilles de l'horloge... <br /> Un texte plein de poésie et de tristesse. <br /> J'aime bien!
Répondre