Texte 9 concours "Disparitions/fantômes du passé"
La perte
Rien ne sera plus jamais pareil. La perte est immense, les enquêteurs, malgré l’épuisement, persévèrent. Nulle part un indice, une piste. Depuis plusieurs semaines, depuis le passage à l'heure d'hiver, les enfants ne rient plus. Même pas un petit peu. Même pas un rictus. Rien. Nada. Étrange, mais véridique. Alertés par les parents inquiets, les enseignants acquiescent discrètement, rapidement suspectés d'être la cause du dérèglement infantile. Il faut dire qu'il est dans l'air du temps de les accabler. La faillite publique, c'est eux. Le bateau qui prend l'eau, c'est eux. Dépensiers ! Fainéants ! Payés à ne rien faire ! Incapables !
Sans plus attendre, l'État s'empare du sujet. Si, si, si, ce ne peut être que cela : les élèves qui ne rient plus, c'est eux ! Aussi ! Si, si, si !
Heureusement, un inspecteur rivalisant de perspicacité va s’intéresser à l'affaire, guidé par l'envie de vérité. Une denrée rare, mais précieuse. Enfin, c'est ce qu'il se dit, brièvement. Inspecteur Lagarance. Flanqué à la rue par sa femme, il squatte l'appartement d'un ami, le canapé s'en plaint, grinçant plus que jamais, mais rien n'y fait. Indifférent au rejet affectif du deux-places, Lagarance n'a plus qu'une idée en tête : remettre les enfants sur le chemin du rire. Et éventuellement, épater sa femme.
Dans l’intervalle, l'enquête.
Lagarance ne lâche rien, il va et vient, lunettes réglées sur qui-veut-peut. Il grimpe aux arbres, se tapit dans la nuit qui décline, surgit dès l’aube qui s’éveille, interpelle les passants, les chats, les chiens, les rats des villes et ceux des champs. Se creuse les méninges. Et se creuse les méninges. Et se creuse les méninges. Jusqu'à ce qu’un éclair de génie le frappe, par charité. Pile en haut du crâne. Un truc. Y a un truc, qu’il se dit. Ce n’est pas simplement le rire des enfants, il manque un truc, juste avant le rire des enfants, ça ne tient qu’à quelques lettres, il le sent… Un suffixe ? Un préfixe ? En haut ? En bas ? Près de lui, là-bas, et même ici, dans ce texte, il manque un truc.
Un truc, mais lequel ? Que c’est agaçant de se deviner si près du but, sans parvenir à l’atteindre. Nein, nein, nein ! (L’allemand, uniquement quand il enrage).
De mauvais gré, Lagarance capitule et part rendre visite à un vieil ami. Ancien gagnant des dictées de l’illustre Bernard. Il lui tend le texte. Le verdict est sans appel : une lettre manque. Entre le n et le p. Dans ce texte, mais aussi dans les manuels, les paperasses, les bavardages, les mimiques et les habitudes. Plus de petits cercles. Perdus. Disparus.
Quelques heures plus tard, tel le messie, Lagarance est reçu par le président. Bises, épingle et remerciements. Et dès le lendemain, sur les petits et grands écrans, le chef des armées, avec gravité, en appelle aux experts de la langue française.
A l'aide, amis enseignants, amis sauveurs !
Mince, zut, flûte, ils viennent aussi de disparaître.