Carine-Laure Desguin et le concours des Chemins de fer suisses
Gare centrale de Zurich, un quatrième vendredi du mois
Bordel, qu’est-ce qu’il me fout encore, tous les quatrièmes vendredis du mois, c’est la même rengaine. Je suis ici, au milieu de tous ces gens qui vont et qui viennent, le regard rivé sur la grande horloge murale ou sur les écrans qui annoncent à coups de lettres et de chiffres fluo les départs et les arrivées. Gare centrale de Zurich, le vendredi soir, ça fourmille à du cent à l’heure, les humains ressemblent à des mille-pattes montés sur des valises à roulettes. Mon sac à dos Kipling et ma guitare, une Harley Benton, un matos tellement lourd que je n’arrive pas à glisser mes mains dans les poches de mon jeans, mes bras semblent raccourcis, tu parles d’une embrouille. J’observe la faune humaine. Un patchwork de visages souriants. Et d’autres aux traits avachis. Les pauvres gosses autour de moi sont chahutés entre des vieux excités qui courent après leur week-end et d’autres embrouilles de dernières minutes. Quelle merde. C’est pas rien de glander ici. Mon père n’est jamais à l’heure. Tu sais fiston que je suis overbooké de ceci, surbooké de cela. Ouais, p’pa, les excuses, les excuses. Dis plutôt que tu charries à mort ta dernière secrétaire et que tu as relégué aux calendres grecques le quatrième vendredi du mois, le rendez-vous mensuel avec ton fils chéri qui se tape à chaque fois Berne-Zurich. Bordel, les minutes défilent. Je crève la faim. Et pas une tune dans mon froc. Bon, ça suffit, y’en a marre. Je me plante à côté du Mc Donald’s, je dégaine ma Benton et je vais leur gratouiller des flopées de mélodies personnelles. « Hey chipie, regarde par ici, hey chipie, ici c’est Paris, par ici, hey chipie, c’est là qu’j’ai grandi, hey chipie, entre ciel bleu et ciel gris… » Merci m’dame, oh merci m’sieur…Sont généreux, ces voyageurs.
C’est quoi l’espèce de taré en costume de gala médaillé de Dieu sait quoi qui s’amène ? Quoi, me taire, non mais quoi encore ? Interdiction de s’exprimer dans une gare ! Un comble ! On empêche les p’tits jeunes de tuer le temps ! Quoi, mes papiers, non mais quoi encore ! Mineur, moi ? Non mais quoi, j’ai l’air d’un mineur ? Ouais, ouais, ça va, je la boucle…Bordel, je m’en souviendrai de ce quatrième vendredi, gare centrale de Zurich. Hum hum, chouette nana, et quel parfum… Mon numéro l’impressionne, j’ai mon ticket ! Mignonne, avec sa jupette kaki et ses bottillons rouges. C’est qu’elle me lorgne…J’attrape mon sac, ma guitare, je talonne la mamzelle le temps de deux ou trois enjambées, elle se retourne, me sourit, waouwh, quel sourire. Et puis je fais demi-tour, me suivra-t-elle ? Fera, fera pas ? Je vais m’éclater devant la gare, ça leur fera les pieds, aux keufs. Et à cette pimbêche aussi. Merde, il pleut. Et le gsm qui s’excite à présent. C’est mon vieux. Bah, je suis gentil, je décroche.
« Salut fiston, mille excuses mais je suis overbooké, tu sais, les affaires sont les affaires…Mais je t’envoie ma secrétaire. Elle t’attend quelque part, dans la gare. Tu ne saurais la louper, elle est vachement canon, elle porte une minijupe kaki et des bottillons rouges. Ça va fiston, tu ne réponds pas ! Allo, allo ! Fiston ? »
Carine-Laure Desguin
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