Friday 22, 12.30 PM, une nouvelle d'Alain Magerotte

Publié le par christine brunet /aloys

 

 

  A. Magerotte Tous les crimes sont dans la nature

 

 

 

 

FRIDAY  22,  12.30  PM

 

 

 

 

Le Président Kennedy a entamé, en compagnie de son épouse, Jackie, une tournée nationale pour rendre visite aux fidèles du parti démocrate. Première étape : le Texas. Le voyage à travers notre Etat a débuté hier. Ce matin, le Président a commencé sa journée par un petit déjeuner à la Chambre de Commerce de Fort Worth. Il doit arriver à Dallas en fin de matinée. Les Kennedy seront accompagnés du vice-président Lyndon Baines Johnson, lui-même texan, et du gouverneur, John Connally.

 

La bouche entrouverte, Ward Steel arrête de chiquer. Un excédent de salive glisse sur ses lèvres, humidifiant son menton pâteux. Le gros homme arbore le masque ahuri du niais face à une contrariété. Jetant un œil torve sur le transistor, il entame un curieux monologue :

« J’avais perdu ça de vue. Ça ne me fera pas changer d’avis pour autant… Président ou pas, je m’en fous, j’irai jusqu’au bout… j’en ai assez, cette fois, elle s’en tirera pas comme ça !… Faut en finir une fois pour toutes !»

Il y a longtemps que son chewing-gum n’a plus de goût. Pourtant, si Ward s’entête à reprendre son mâchonnement, ce n’est pas dans l’espoir de retrouver la saveur initiale de la fraise, mais pour calmer ses nerfs, mis à rude épreuve.

«J’aurais pas dû me faire le complice de ses écarts… mais la laisser dans la rue, c’est là qu’est sa vraie place…» Fort de cette vérité, mais sentant l’excitation portée à son comble, il s’emploie à la combattre en mettant en pratique le conseil de ce noceur de Tim Noton, un vieux client du Coco Club, qui a un truc infaillible pour se détendre lorsqu’il s’énerve : le tutoiement personnel… il se raisonne à la deuxième personne…

«Relax, vieux, relax, sinon tu vas perdre tes moyens. Enfin, réfléchis… la visite du Président va te faciliter la tâche… les gens n’auront d’yeux que pour lui. Tu la connais, elle voudra pas manquer ça. T’auras plus qu’à la filer à son insu, avec ce monde… ensuite, dès qu’ tu pourras la coincer…»

 

Un déjeuner pour 2.600 personnes est prévu au Trade Mart, un centre commercial de la ville de Dallas toute proche. A cette occasion, le Président prévoit de faire un discours dans lequel, il sera vraisemblablement question de ses pourparlers de paix avec Nikita Khrouchtchev.

 

Le truc de Noton semble fonctionner. Apaisé, Ward frotte ses mains moites sur le singlet crasseux porté depuis plusieurs jours et ouvre le frigo pour prendre une bouteille de lait. Après avoir calé le chewing-gum sous sa langue, il s’envoie une rasade du liquide en faisant la grimace.

Il extrait ensuite du tiroir d’une commode, un Colt Cobra à canon court ainsi qu’une boîte de cartouches, enfouie sous une pile de linges. Ward garnit le barillet, coince le revolver dans la ceinture de son pantalon et gagne la salle de bains.

Agrippé au lavabo, il se passe de l’eau sur le visage, tentant d’effacer les séquelles d’une nuit passée à chercher le repos en pure perte.

Le gros homme devrait pourtant être aguerri; son job de portier de nuit, à mi-temps au Coco Club, le dancing à la mode de Dallas, ne le voit profiter de son plumard qu’une fois sur deux. Mais, cette insomnie-ci est la plus vache, la plus cruelle, parce que liée à l’absence de l’être aimé… cette insomnie-ci fait ressentir, avec force acuité, tout le poids de la solitude quand elle se fait dominante, écrasante, oppressante. Une solitude que Ward croyait avoir vaincue mais qui, tel un boomerang, revient le heurter en pleine nuque, encore plus forte, encore plus impitoyable.

Alors, chaque bruit ravive l’espoir insensé d’un retour de l’absente; les yeux sont scotchés au cadran lumineux du réveil où les heures s’égrènent si lentement qu’elles paraissent incapables d’atteindre le jour, attendu comme une délivrance. Et puis, il y a cette abominable sensation d’impuissance qui vous chamboule tout l’intérieur, vous épuise, au point de ne plus arriver à verser la moindre larme.

Le prénom de Dora revient sans cesse. Un prénom adoré, adulé, jeté en prière à un Dieu sourd ou délibérément absent. Un prénom, aujourd’hui, haï parce qu’il est la cause de son malheur.

Dora…Dora Vaughan est cette superbe créature que Ward a rencontrée, en septembre dernier à la pizzeria Domingo et qui lui rappelle furieusement Tina, la danseuse vedette du Coco Club, dont le gros homme s’était follement épris. Une époque douloureuse pour Ward Steel qui, accablé par la nature d’une carcasse de pachyderme, est bien le seul au monde à se croire pareil à ses contemporains. Si son aspect n’était que disgracieux, ses voisins s’y feraient vaille que vaille, mais le pauvre homme suscite, de par sa grossière morphologie, une vision des choses poussant le commun des mortels à lui attribuer une capacité encéphalique correspondant à celle du cloporte. Pas méchant, dit-on de lui, mais tellement bête…

Dora chassa donc Tina de ses pensées. Dora Vaughan à la croupe onduleuse, moulée dans d’étroites fringues, dissimulant à peine l’essentiel de son affolante anatomie, activait, en bougeant la tête sans arrêt, ses cheveux blonds, laissant au passage une douce senteur de parfum. De ses immenses yeux verts, la belle épiait, mine de rien, l’effet produit sur autrui par son aguichante personne. Et pour mieux observer, elle se levait, sous prétexte d’aller chercher des serviettes, pour se déplacer d’ondoiement en ondoiement, son plus joli sourire aux lèvres purpurines ouvertes sur d’exquises quenottes à l’émail immaculé. L’ensorcelante provocatrice laissait courir sur elle des dizaines de paires d’yeux exaltées, passionnées, surexcitées par cette présence exsudant une sensualité enivrante, sachant d’instinct la gamme des agaceries qui fascinent le mâle et se forgeant une philosophie à interprétation épicurienne, sans en connaître l’expression,  s’arrêtant au seuil de cet enseignement voulant que «le plaisir est le souverain maître».

Ainsi, le hasard, qui ne fait pas toujours les choses comme il le faudrait, s’amuse à placer sur le passage de Ward, Dora aussi resplendissante et belle que le gars est terne et laid. La sagesse populaire prévoit qu’il y a des chaussures pour tous les pieds mais les pieds de la jeune femme et ceux du gros homme ne sont pas faits pour marcher dans la même direction, d’autant qu’à son physique de mastodonte, Ward ajoute une quinzaine d’années de plus que la jeune femme. Si elle était toujours de ce monde, sa mère l’aurait mis en garde :

«Avec ton allure de gros paysan godiche, il est impossible que cette gamine s’intéresse à toi !» 

Jouant de la prunelle, Dora sourit au gros homme qui, avec une hardiesse insoupçonnée, presque inconsciente, répond au regard incendiaire de Dora. Un regard dans lequel le plus nigaud des hommes n’aurait pas manqué de déceler une malice effrontée. Ward, ferré, rougit si fort qu’il eut l’impression que son crâne allait exploser. Ce qui n’était pas pour déplaire à l’affriolante.

Sous l’effet hypnotique du sourire ravageur de la fille, il avança sa main vers l’objet de son désir. Dora, qui ne pensait pas que le gros homme ferait preuve d’une telle audace, recula avant de se raviser car la coquine entrevit, dans un éclair, tout l’intérêt que lui rapporterait l’attachement d’un naïf de la trempe de Ward. Et comme le gros homme, enchaîné par sa pulsion, s’entêtait à poursuivre sa chimère, elle le laissa s’y perdre, se délectant à l’avance du programme qu’elle avait planifié dans sa jolie petite tête : d’abord, s’inviter à prendre un verre chez lui, ensuite, une fois sur place, s’arranger pour y rester…

Tout se déroula comme prévu, tant le gros homme s’était entiché de la belle intrigante qui avait atteint son but.

Depuis, Dora Vaughan, usant de ses charmes, a pris un tel ascendant sur son logeur qu’en échange du toit, une assurance contre les dangers extérieurs, elle n’autorise de lui que des bribes de câlins. En d’autres temps, elle prétend disposer d’une totale liberté, laissant son taulier, perdu de passion, tirant la langue, freinant ses désirs dans un espoir sans cesse refoulé. Dora, quant à elle, continue à dispenser ses bontés avec une prodigalité touchante aux jeunes mâles qui en redemandent.

Cocu d’une certaine manière, Ward, éperdu d’amour, s’était, au début, résigné au rôle ingrat de figurant, en étant même arrivé à se réjouir des bonnes fortunes de sa dulcinée qui lui racontait tout dans les détails. Le benêt songeait que c’était le meilleur moyen de la garder. Et ce couple bizarre, guidé par l’intérêt de l’une, fixé par le sentiment extrême de l’autre, trouva son assise jusqu’au jour où Ward, estimant que la belle poussait le bouchon trop loin, accula Dora dans ses derniers retranchements à coups de reproches répétés. Celle-ci se cabra; aussi, résolue à n’en faire qu’à sa tête, ses absences devinrent de plus en plus fréquentes, de plus en plus longues.                                                                         

Ulcéré par le comportement de la jeune femme, humilié, la rage au cœur, Ward décide, à l’instant, de partir à sa recherche. Obsédé par l’esprit vengeur qui l’aveugle, il n’a plus qu’une idée en tête : faire un sort à l’infidèle.

«Cette petite garce va apprendre à ses dépens qu’on ne se moque pas impunément de Ward Steel…»

Le gros homme enfile une veste pour cacher l’arme.

«Je te retrouverai, quitte à passer la ville au peigne fin. Je te jure, tu te moqueras plus jamais de moi !» 

 

Air force one, le boeing 707 présidentiel, a atterri à l’aéroport de Love Field à 11h. 38. Il a plu durant une bonne partie de la matinée, mais c’est à présent une journée claire et ensoleillée, agréablement chaude pour cette fin de novembre. Le Président Kennedy a décidé de faire décapoter sa limousine pour traverser Dallas jusqu’au Trade Mart.

Le cortège est composé de plus de vingt véhicules, voitures et cars, flanqué d’une douzaine de policiers à moto. La voiture de tête compte à son bord le chef de la police de Dallas, Jesse Curry, et le shérif du Comté de Dallas, Bill Decker.

Les Kennedy sont à l’arrière d’une seconde voiture, une limousine décapotable à six places de couleur bleue. Devant eux, sont assis John Connally et son épouse, Nellie. Un agent des services secrets conduit. A ses côtés, se trouve le responsable de la section des services secrets de la Maison Blanche.

 

Ward éteint la radio, quitte son appartement, descend les escaliers en soufflant et déboule dans la rue. Sur le trottoir, une foule compacte et enthousiaste forme une haie s’étendant à perte de vue. Les gens se bousculent pour se trouver aux premières loges et apercevoir le fringant Président aux cheveux châtains et sa ravissante épouse. Les écoles sont fermées pour la circonstance, afin que les enfants puissent saluer le chef d’Etat. Des ribambelles de gosses s’égosillent en agitant des drapeaux aux couleurs du pays et à l’effigie de Kennedy.              

Cette effervescence n’émeut guère Ward, bousculé par une jeune femme blonde qui recule pour prendre un enfant dans ses bras. Baragouinant un «c’ n’est rien»  bougon, il poursuit son chemin. Un moment d’inattention plus tard, le gros homme entre en collision avec une jolie blondinette arrivant en sens inverse. La fille s’excuse et reste interloquée devant l’attitude de ce colosse bourru proférant des paroles inaudibles, qu’elle devine peu aimables.

Les employés de bureau, prenant leur pause repas, viennent grossir les rangs des sympathisants et des curieux. Les passages deviennent de plus en plus étroits. On bouscule, on pousse. Ward, toujours étranger à l’événement, suit le cortège qui descend Main Street, certain de suivre la bonne voie. Son intuition vient-elle de le récompenser ?… Là-bas, au bout de la rue, accompagnée de deux grands gaillards, une jeune femme, gagnée par la liesse générale, active, en bougeant la tête sans arrêt, ses cheveux blonds… Dora !

Le cœur du gros homme s’emballe en même temps que sa colère afflue. Il appelle mais le bruit couvre sa voix. La fille, que ses copains ont hissée à bout de bras pour qu’elle puisse voir au-dessus des têtes agglutinées, regarde dans sa direction. Ce n’est pas Dora !

L’inconnue désigne Ward à ses acolytes et, ensemble, ils prennent la poudre d’escampette en riant. Le gros homme fulmine.

«Y en a marre de me cogner partout sur Dora. Je finirai bien par tomber sur la vraie… des blondes, des blondes, des blondes ! Y a plus que ça, à en devenir fou… une invasion, une épidémie, un fléau ! Elles tiennent le monde à leurs bottes. Elles sont la cause de tous les malheurs, de toutes les calamités, de toutes les guerres ! Faut vraiment être dingo pour s’amouracher d’une blonde… Kennedy l’a bien compris, Jackie n’est pas blonde… Oui mais… c’est le Président !» 

Pour fuir cette malédiction, Ward se met à galoper, avec une souplesse digne de celle d’un rhinocéros, pour atteindre les espaces dégagés de la Place Dealey, située à l’Ouest du quartier financier de Dallas, là où les terrains commencent à descendre vers la rivière Trinity. Trois voies parallèles, séparées par des barrières en béton et des pelouses, passent sous un large pont ferroviaire pour rejoindre une autoroute.     

Ward ressent un violent point de côté et porte la main à son flanc droit. Il s’arrête, obligé de respirer par petits coups saccadés. Un passant s’enquiert de son état, il est repoussé sèchement. Le type prend ombrage mais, préfère écraser devant la carrure du gros homme.

Afin de recharger ses accus, Ward s’allonge sur la pelouse qui sépare Elm Street de Main Street. Le nez dans le ciel, il se laisse envelopper par la douceur du climat quand son attention est attirée par une fenêtre située au sixième étage d’un dépôt de livres scolaires. Malgré la réverbération du soleil contre les vitres de l’immeuble, le gros homme croit distinguer la forme caractéristique d’un canon de fusil qu’une ombre déplace à sa guise, cherchant à le positionner le mieux possible pour atteindre une cible. Se relevant avec difficulté, Ward porte la main en visière sur son front moite pour mieux voir ce qui se trame là-haut mais ne distingue rien de plus précis.

De nombreux spectateurs foulent les pelouses et se sont groupés sur les bas-côtés des voies, désireux d’escorter la voiture présidentielle le plus longtemps possible. Si sa situation n’était pas aussi pénible, Ward se laisserait gagner par la ferveur populaire afin de retrouver des sensations de joie dont il est sevré depuis que cette peste de Dora est entrée dans sa vie; une intrusion qui l’a disqualifié des banquets de ce monde. Pourquoi ne suspendrait-il pas un instant ses recherches pour profiter de la joie ambiante ?… Rien que pour se prouver que son existence n’est plus liée à une jeune femme dont les heures sont désormais comptées et que… l’après Dora a déjà commencé… 

Le cortège amorce la descente d’Elm Street, dépasse le Texas School Book Depository, et se dirige vers le pont de chemin de fer pour rejoindre l’autoroute de Stemmons, vers le Trade Mart.

Ward est posté en face d’un tertre s’érigeant au nord d’une colonnade, d’où l’on possède une vue magnifique sur un firmament bleuté à l’infini, se découpant entre les buildings de la Place Dealey. Le capot de la voiture présidentielle luit sous le soleil. Le chef d’Etat et son épouse adressent des signes et des sourires à une foule heureuse, riante, bigarrée. Tous les éléments sont en place pour faire de ce jour un moment inoubliable qui restera gravé dans les mémoires.

Conquis par l’enthousiasme, le gros homme se lâche et crie «vive le Président Kennedy» en battant des mains au-dessus de sa tête, riant de toutes ses dents cariées, à la vue d’un hurluberlu qui, malgré le temps superbe, s’amuse à ouvrir et à fermer un parapluie. Soudain, un éclatement retentit parmi les applaudissements et les bravos…

Des détonations suivent aussitôt, infirmant la croyance première dans l’explosion d’un pétard. Des coups de fusil ! On canarde le Président, pris pour cible comme un lapin ! La limousine s’immobilise quelques instants face à une clôture en piquets de bois délimitant un parking adjacent utilisé par les employés de la compagnie de chemin de fer. Ward aperçoit Kennedy, soutenu par Jackie, affaissé vers l’avant. Il est touché et porte les mains à sa gorge quand claque un coup de feu plus sonore, plus assourdissant. La balle pulvérise la boîte crânienne qui vole en éclats. Sous l’impact, la tête de Kennedy est violemment rejetée en arrière avant de s’affaler sur le côté gauche. De la matière cérébrale scintille dans le soleil. Le Président gît, inerte, sur les genoux de son épouse, baignant dans son sang généreusement répandu.

Ward, éclaboussé par la précieuse hémoglobine, se croyait insensible à la vue de la mort violente, et voici qu’à présent, envahi par le froid que produit l’horreur, il tremble à la vue de la cervelle, collée sur la chaussée, vidée de son logement par le trou béant, point d’impact du projectile explosif qui a fait éclater le crâne du Président.

Secoué par une nausée irrépressible, le gros homme se vide l’estomac en fulgurants vomissements, spasmodiques, inondant les proches alentours et empestant l’atmosphère.   

Jackie a grimpé sur l’arrière de la voiture. Son garde du corps, Clint Hill, un agent des services secrets qui se tenait sur le côté du véhicule suivant, s’est précipité et l’a repoussée dans son siège.

Le chauffeur a enfoncé la pédale d’accélérateur et le convoi s’est éloigné dans un rugissement avec Hill qui, encore accroché à l’arrière de la limousine, martèle le coffre de sa main libre, de rage et de frustration.

Ward Steel, spectateur privilégié de l’épouvantable, est tombé à genoux, atterré. Des hommes et des femmes crient «Mon Dieu ! Mon Dieu !» Le drame s’est joué en quelques secondes; pétrifiés, les badauds qui s’étaient massés pour saluer le Président, cher à leur cœur, poussent des cris d’effroi en courant dans toutes les directions comme un troupeau affolé. Des dizaines d’entre eux remontent le tertre en courant vers la barrière qui les sépare du dépôt, convaincus qu’au moins une partie des coups de feu provenait de là. Hébété, Ward se relève, cherchant sans savoir quoi, revoyant Kennedy gisant ensanglanté dans la décapotable et lui, choqué, blessé dans sa chair et dans son esprit bouleversé, il a envie de hurler à la mort comme un chien.

Chacun sent qu’un séisme vient de se produire. Tel un cyclone déchaîné, sans frein, la grappe humaine, tournoyante, menaçante, désespérée, emporte dans son tourbillon le gros homme qui geint, la face mouillée de larmes, pitoyable, impuissant.

Dans la foule, la stupeur fait bientôt place à la fureur, une fureur aveugle, qui s’en prend à tout, à n’importe quoi et Ward, ballotté tel un vulgaire colis, ne se contient plus, entraîné par les autres, cognant à son tour sur son entourage, sans distinction.

De toute façon, il n’a jamais été à même de faire la moindre différence entre ce qui convient et ce qui ne convient pas.

Le gros homme parvient finalement à s’extraire de cette empoignade homérique et quitte les lieux, déboussolé, croisant un groupe de policiers qui se forme pour prendre d’assaut le Texas School Book Depository.

Réintégrant son domicile ne sachant pas très bien comment, Ward se jette sur son lit, pleurant à chaudes larmes. La vision de l’encéphale explosé de Kennedy risque de le poursuivre longtemps encore. Ayant versé toutes les larmes de son corps, il boule sur le côté, à la recherche de la position propice à un sommeil réparateur pour oublier, pendant quelques heures, le cauchemar vécu. Le corps gênant du Colt Cobra, coincé dans la ceinture du pantalon, se rappelle à son attention. Pris par les événements, il avait oublié son existence. Le gros homme s’empare du revolver et le fait pivoter plusieurs fois, les yeux vides de toute expression. Une moue de dégoût fronce son visage. Sa bouche se tord affreusement. Il est repris de sanglots.

«Non, je pourrais pas… c’est trop dur, trop effrayant… ce sang… tout ce sang… c’est atroce… je pourrais jamais…»

Reniflant bruyamment, il se dirige d’un pas lourd vers le salon où traîne un journal sur une table basse. Ward emballe l’arme dans les pages du quotidien et se débarrasse du paquet en l’expédiant dans la poubelle de la cuisine. Il se lave ensuite les mains avec vigueur, voulant effacer toute trace de passage du revolver dans celles-ci.

 

 

Et c’est ainsi qu’en ce jour tristement célèbre du 22 novembre 1963, le ou les assassins du Président Kennedy sauvaient Dora Vaughan d’une mort certaine…

 

Alain Magerotte

Extrait de "Tous les crimes sont dans la nature" 

Publié dans Nouvelle

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M
<br /> Merci Marcelle !<br />
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P
<br /> Qui tire les ficelles du destin et joue des tours aussi ahurissant ?<br /> <br /> <br /> Un certain Magerotte ...<br />
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M
<br /> Merci Edmée... alors, que faut-il dire : Edmée sort de ce corps ou Magerotte sort de ce corps ? Je suis déboussolé, comme Ward...<br />
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E
<br /> Alors là, l'ambiance, le suspens, tout y est! Quant à l'écriture, on dirait la mienne, alors... <br />
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M
<br /> Marilyn était une fausse blonde, Christian... de toute(s) manière(s), le "gros homme" est tellement désemparé qu'il n'a pas la tête à pousser l'analyse plus loin. Et puis, même s'il n'était pas<br /> dans cet état, en serait-il capable ?<br /> <br /> <br /> Je te remercie, ainsi que Carine-Laure, Christine et Silvana, pour ton commentaire. Très sympa de votre part.<br />
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C
<br /> "Faut vraiment être dingo pour s’amouracher d’une blonde… Kennedy l’a bien compris, Jackie n’est pas<br /> blonde…" Mais Marilyn Monroe l'était, of course !  <br /> <br /> <br /> Très amusant, cette fiction qui croise l'histoire ! <br />
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S
<br /> surréaliste .....  <br />
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C
<br /> Un livre à lire ou à relire, une écriture très visuelle, et une histoire qui... enfin, lisez !<br />
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C
<br /> Comme quoi....! Un texte très Magerotte, bien écrt, les descriptions des personnages sont craquantes et l'histoire...comment dire..Lisez et vs saurez! <br />
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