L'armoire, une nouvelle d'Alain Magerotte
L’ARMOIRE
Fritz Hopperman jouit d’un étonnant privilège car, malgré son grand âge, la mort semble l’ignorer. Le crédit sans hypothèque sur une longévité insolente doit certainement rapporter un substantiel profit à ce vieux roublard, non moindre d’ailleurs que celui acquis par les ventes prospères d’objets hétéroclites et de trésors exhumés de mille endroits, répertoriés dans son magasin de brocante.
De plaisantes rumeurs alimentent une légende tendant à soupçonner ce chineur patenté de monnayer, avec un talent consommé, le prix d’un dernier souffle si cher que la Camarde y regarderait à deux fois avant de verser les dividendes escomptés en échange d’une existence plutôt bien remplie.
Plus sérieusement, beaucoup pensent qu’en perdant une épouse et un fils dans un accident de la route, le bonhomme, en payant un lourd tribut à la Grande Faucheuse, l’a convaincue d’augmenter son capital-vie à un taux préférentiel usuraire.
Sur la vitrine de la boutique qui englobe trois numéros de rue, les mots HOPPERMAN-BROCANTE s’étalent en lettres gothiques, couleur or. Les maisons voisines, d’un saisissant archaïsme, semblent faire partie d’un lot à vendre.
La réputation de la brocante Hopperman, qui édite un catalogue trimestriel, a dépassé les frontières du pays. De riches amateurs, en provenance des quatre coins du globe, n’hésitent pas à effectuer de longs voyages et délier les cordons de leur bourse pour enrichir une collection personnelle soit d’une tapisserie d’Aubusson, soit d’un cabinet en bois d’ébène incrusté de nacre (style Louis XIV) ou encore d’un fauteuil en bois doré datant de la Régence.
La pieuvre Hopperman aux mille tentacules ratisse large. Une aile de son commerce est accessible à une clientèle moins éclairée, pour laquelle Fritz use de subterfuges dont il garde les secrets afin de donner à une commode ou à un guéridon, une patine, un lustre de bon aloi, leurrant à plaisir l’acheteur crédule qui n’y voit que du feu.
Or, nous sommes un jeudi soir, dernier jour du mois d’octobre, veille de la fête de tous les Saints. La neige a anticipé sa visite annuelle en recouvrant la ville d’un soyeux manteau blanc. Une pluie froide et du gros sel conjuguent leurs efforts pour la chasser des trottoirs transformés, par endroits, en patinoires. L’horloge de l’église sonne neuf coups.
Eclairé par la lumière blafarde d’une lampe de bureau projetant son ombre sur un Gobelin, Fritz Hopperman trace de longues lignes verticales dans un cahier de comptes. Trois colonnes identiques séparant des rubriques où s’alignera, en rangs serrés, une armée de chiffres soumise à une inspection rigoureuse. Chaque vérification entérinée sera accompagnée d’un signe dans la marge.
La porte d’entrée s’ouvre, signalant l’arrivée inopinée d’un client tardif. Hopperman relève la tête en pestant contre une inhabituelle distraction qui lui a fait omettre de donner un tour de clé à l’huis, ce dont il doute pourtant :
«Je suis certain de l’avoir verrouillé tout à l’heure... et si c’était un malfrat ? De nos jours, ces gredins sont bien outillés» maugrée-t-il en s’emparant fébrilement d’un coupe-papier.
Gêné par l’éclairage de la lampe, il distingue mal les traits de l’arrivant qui promène une silhouette jeune et élancée.
« Monsieur Hopperman ? s’informe l’intrus.
- Lui-même, ronchonne le brocanteur.
- Désolé de vous déranger à une heure indue. De l’extérieur, j’ai aperçu de la lumière, ce qui m’a poussé à entrer...
- Vous n’auriez pas dû ! coupe sèchement Hopperman, que me vaut votre visite ?
- Voilà, j’ai amené une armoire que je désirerais mettre en dépôt chez vous un jour ou deux, pas davantage… »
Fritz, rassuré par les intentions pacifiques de l’hôte indésirable, dépose son moyen de défense sur le bureau. Toutefois, il poursuit d’un ton sec :
« Mon magasin n’est pas un entrepôt. Tout ce qu’il contient est à vendre. Laissez-moi vos coordonnées, je vous contacterai lundi matin. Si votre meuble m’intéresse... »
Malgré la réticence du brocanteur, l’autre insiste.
« Ne le prenez pas mal, c’est juste un petit service que je vous demande, un jour ou deux, allez, soyez sympa…
- Pourquoi vous le rendrais-je, ce petit service ?
- Je ne puis vous le dire maintenant... euh... l’armoire est dans une camionnette, garée à quelques mètres du magasin... »
Fritz Hopperman braque subitement la lampe en direction de son interlocuteur qui, importuné, se protège aussitôt le visage du revers de la main en priant le vieil homme de diriger le faisceau lumineux ailleurs.
Mais ce dernier ne l’entend plus. Il est subjugué par la paume lisse, sans ligne de vie, de l’individu qui doit réitérer sa supplique pour que Fritz s’arrache à sa contemplation. Encore sous le choc, Hopperman joue alors avec la barre flexible de la lampe pour l’orienter différemment, mais de manière à conserver assez de clarté pour poursuivre son observation et… sursauter à la découverte du visage de l’inconnu.
« Erich ! Mon fils ! Je… non… ce n’est pas possible » bredouille-t-il.
Cette ressemblance frappante influe-t-elle sur sa décision extrême ? Toujours est-il qu’Hopperman accepte le dépôt de l’armoire après une énième insistance du jeune homme.
« Je ne pourrai cependant vous être d’aucune aide pour son transport, je suis trop vieux et mes employés, vu l’heure, sont absents, ajoute-t-il.
- L’essentiel, c’était d’obtenir votre autorisation, pour le reste, je m’en charge… »
Le temps ne s’est écoulé que de cinq minutes, lorsque l’importun réapparaît avec une armoire en merisier maintenue en équilibre sur le dos. Rien dans son attitude ne trahit l’effort consenti pour porter un meuble aussi lourd.
«Il pourrait aisément remplacer mon personnel, quelle économie…» remarque, pensif, Hopperman.
« Posez-la dans le coin, on dirait que la place a été conçue pour l’accueillir. Et puis, à cet endroit, elle ne gênera pas trop » ordonne-t-il.
Le type obtempère tandis que Fritz se dirige vers son bureau tout en conversant :
« Quand vous l’aurez installée, vous me signerez une décharge suivant laquelle ce meuble m’appartiendra si vous n’êtes pas venu le rechercher samedi. D’autre part, je suis troublé... votre ressemblance avec mon fils Erich... »
Les derniers mots meurent dans sa gorge. Hopperman s’est retourné pour s’apercevoir qu’il parle dans le vide, l’étrange personnage a disparu après avoir placé l’armoire.
Le vieil homme gagne la porte d’entrée et se colle à la vitre. La rue est déserte, le trottoir scintille sous la pluie qui poursuit son travail de sape sur la neige fondante.
«Bizarre, je ne l’ai pas entendu partir, pas plus que je n’ai entendu le bruit d’un moteur... serais-je plus sourd que je ne pense ?»
Pas vraiment convaincu de sa constatation, Fritz dirige la lumière de la lampe sur l’armoire.
Un coup d’oeil professionnel lui fait évaluer un meuble qui ne manque pas de caractère. Haut de près de deux mètres, la porte est ornée d’un énorme miroir couvrant presque toute sa surface et munie d’une poignée en laiton, sertie de petites étoiles sur son contour, qu’il saisit pour ouvrir l’armoire mais, celle-ci résiste malgré de secs et vigoureux coups de poignet.
Le vieil homme n’insiste pas davantage et s’en retourne à ses comptes quand soudain, il se fige en percevant distinctement le bruit d’une porte qui s’ouvre et se referme en grinçant. Son cœur se met à battre trop vite.
« Je… je vous croyais parti... au… auriez-vous oublié quelque chose ? » s’enquiert-il en balbutiant.
Le silence paisible et angoissant qui caractérise un lieu encombré de nombreux objets, succède à sa question.
Hopperman vérifie qu’il a bien donné un double tour de clé à la porte du magasin.
Le faisceau de la lampe éclaire toujours l’armoire comme un projecteur sur un monument classé, lui conférant un mystère que la clarté du jour ne pourrait rendre aussi bien. Et en fait de mystère, Fritz est convaincu que le meuble en recèle un, car plus rien ne semble rationnel depuis le dépôt de l’armoire dans son magasin.
«Pourquoi m’empêches-tu d’ouvrir ta porte ? Qu’as-tu dans le ventre ?»
Le vieil homme sonde la glace avec insistance, comme si cette obstination lui permettait de voir plus loin, à travers le miroir, pour comprendre enfin. Une attitude qui le ramène loin en arrière, quand il était gamin, et que sa mère le tançait d’importance :
«Fritz, cesse de te contempler ainsi, tu finiras par voir le diable !»
Des paroles qui le dopaient car, à l’époque, le jeune Hopperman était déjà dévoré par l’ambition de faire fortune, dût-il, pour parvenir à ses fins, signer un pacte avec le démon. Alors, fallait le provoquer pour qu’il vienne le signer, ce pacte.
Fritz tâte le meuble comme un maquignon le ferait avec une bête qu’il examine, pose la main sur la poignée de la porte qui… s’ouvre…
«Elle cède à retardement avec… ce même grincement perçu il y a cinq minutes… que signifie cette diablerie ? Je deviens fou… maman a raison et… elle va encore se mettre en colère en voyant que je n’obéis toujours pas… il faut que je me cache parce que je ne veux être ni grondé, ni puni…»
Le vieil homme examine l’intérieur du meuble qui ne comporte ni tringle, ni étagère... il y a seulement un espace vide. Un trou noir.
«Hou ! Hou ! Méchante maman, tu auras beau me chercher, tu ne me trouveras pas car, je me suis caché… où ça ? Je ne te le dirai pas, na !»
Fritz Hopperman pénètre dans l’armoire… le piège se referme aussitôt. Il tambourine sur la porte :
«Au secours ! Ouvrez-moi ! Laissez-moi sortir !»
Que se passe-t-il ? A-t-il omis de s’acquitter d’une dette et le moment est-il venu de la payer ? Ou alors, la réussite est-elle devenue outrageusement taxable au point d’envisager l’éventualité de faire don de sa vie ? Et ce type, tout à l’heure, qui ressemblait comme deux gouttes d’eau à son fils, Erich… n’était-ce pas Erich lui-même qui annonçait, par sa présence, leurs proches retrouvailles ?
Hopperman ne veut pas croire à sa disparition imminente. C’est absurde, d’autant plus que de judicieux placements lui procurent encore des intérêts sur de longues et belles années à venir.
Mais la peur lui rend la raison et le vieil homme comprend, mais trop tard, que ce retour à l’enfance, époque virginale, l’a rendu vulnérable et a effacé d’une traite, toutes les transactions futures.
Il essaye, à tâtons, de trouver une fissure, une faille, un défaut propice à l’extraire de son piège. La profondeur de l’armoire ne permet pas assez de recul pour prendre appui et user de tout son poids, de toutes ses forces pour faire sauter... le couvercle de son cercueil !
Mardi 5 novembre. La Gazette du Pays publie en première page le compte-rendu d’une étrange disparition :
Hier matin, à leur retour d’un long week-end, les trois employés de la Brocante Hopperman ont été surpris, en arrivant, de ne pas voir leur patron à pied d’oeuvre. Une absence qui ne cadrait pas avec ses habitudes. Ils l’ont vainement attendu durant la matinée puis, ont décidé de prévenir les autorités, non sans avoir au préalable tenté de joindre Fritz Hopperman à son domicile.
Les trois hommes ont également constaté que la porte d’entrée du magasin n’était pas fermée à clé et qu’une lampe de bureau, surchauffée, était braquée en direction d’un mur nu, sans raison apparente.
Après avoir relevé le stock de marchandises, ils ont dû se rendre à l’évidence : rien n’avait été volé !
Un détail pourrait cependant conduire les enquêteurs sur une piste : l’endroit éclairé pourrait avoir accueilli un meuble imposant dont le déplacement a endommagé le mur et laissé des traces noires sur le sol.
Non répertoriée dans le catalogue Hopperman, il semblerait, aux dires des experts, qu’il s’agirait vraisemblablement d’une armoire…
Alain Magerotte
Extrait du recueil "Restez au chaud, dehors il pleut", Ed. Chloé des lys.