Le jeu d'ALOYS : Journal d'un cachalot
Journal d’un cachalot
Il s’appelait Hans-Erik Brenaerdt mais depuis bien longtemps on ne l’appelait plus que le ‘cachalot’.
Il y avait plusieurs raisons à cette appellation mais, de manière générale, on ne retenait que la première, la plus évidente en somme.
Sa bouche aux lèvres qui couraient loin sur ses joues comme si elles s’étiraient sans cesse, son ventre si proéminent qu’il lui ouvrait un passage dans les foules et sa taille très respectable (un presque double-mètre) avaient concouru à sa réputation.
Le ‘cachalot’ était son surnom depuis l’école primaire, quand il avait commencé à prendre beaucoup de poids, jusqu’à aujourd’hui où sa balance accusait un peu plus de cent quarante kilogrammes.
Son père était énorme, sa mère ne l’était pas moins.
Il était certain que s’il avait eu un frère ou une sœur, ils auraient eu le même gabarit. Mais ses géniteurs en étaient restés là, échaudés sans doute par le mal qu’il avait dû rencontrer à l’accouplement.
Ils étaient morts aujourd’hui et ‘le cachalot’ nageait seul parmi les requins.
Mais pour l’heure, l’affiche qui claquait au vent le rendait fier. Et pour cause : sur toute sa surface s’étalait son nom en lettres capitales.
Son véritable patronyme, s’entend.
Hans-Erik Brenaerdt.
C’était sa toute première exposition, son heure de gloire mais, pour l’instant, il jouissait d’un tout autre spectacle.
Il attendait dehors, sous la pluie battante, sans la protection d’un parapluie, mais cela ne le gênait guère (de toute manière, l’eau gênait-elle les cachalots ?).
Il les voyait arriver un par un, ceux qui l’avaient raillé pendant des années, plus curieux qu’intéressés par ce qu’ils allaient découvrir, il en aurait mis sa nageoire à couper.
Sans doute espéraient-ils rire de lui encore une fois.
Il leur promettait une belle surprise.
Il vit Ärmstad qui l’avait tant ridiculisé un jour qu’il avait failli fondre en larmes.
Il aperçut Borms qui lui avait trouvé son surnom du ‘cachalot’ à l’école primaire et Müller qui avait fait courir sa maudite réputation.
Quant au si talentueux et irréprochable Wagner, il savait parfaitement qu’il ne viendrait pas.
Ärmstad, Borms, Müller et sa femme essayaient de rentrer dans le bâtiment en tentant de gâter au minimum leurs petits costumes chics.
Il les haïssait tous, raison pour laquelle il les avait tous invités au vernissage de son exposition. Il était certain qu’ils n’auraient pas parié un kopek sur la qualité de ce qu’ils allaient voir. Ils étaient venus pour le montrer du doigt, rien de plus.
‘Le cachalot’ n’était qu’un sujet de moquerie, il le savait bien.
Il attendit qu’ils aient tous pénétré dans la grande salle illuminée avant de s’engager sous le déluge.
Les voitures s’arrêtèrent pour le laisser passer et il n’y eut aucun coup d’avertisseur quand bien même il traversa hors des passages cloutés.
Il atteignit le trottoir d’en face et entreprit de gagner la double-porte de la galerie.
Hubert Schouppe, le galiériste, qui l’attendait de pied ferme le vit arriver et son sourire s’élargit.
- Herr Brenaerdt! brama-t-il en levant la main en sa direction. Je désespérais de vous voir. Tous vos invités sont déjà là !
Schouppe jeta un coup d’œil à l’accoutrement de son poulain et remarqua que ses vêtements amples étaient non seulement sales de mauvais goût mais lui collaient au corps comme une deuxième peau. Il réprima une moue de dégoût ; ce jeune homme était peut-être un porc mais c’était un authentique génie ! Il ne comprenait pas comment on pouvait associer si mal les couleurs quand on les assemblait si parfaitement en peinture.
‘Le cachalot’ (Hubert Schouppe n’aurait jamais osé le nommer ainsi mais il savait parfaitement comment on surnommait son poulain) s’effaça pour laisser l’homme gigantesque pénétrer dans la galerie.
Tous les regards convergèrent naturellement vers le personnage.
Le directeur de la galerie aurait éprouvé un certain émoi à être la cible de tant de paires d’yeux mais ‘le cachalot’ se contenta de rester immobile.
Mais si l’homme avait l’air atone, il n’en restait pas moins vigilant. Ses yeux traquaient Adolf Borms, August Müller et Ulrich Ärmstad dans la foule. Il voulait savoir s’ils avaient vu ses peintures avant de faire le moindre pas dans la salle.
Il repéra Müller avec sa femme à côté du buffet froid. Immédiatement après, ses yeux se posèrent sur Ärmstad et Borms, côte à côte près du porte-manteaux. Ils avaient l’expression dont ‘le cachalot’ avait rêvé : ahuri et perdu. Intérieurement, très intérieurement même, il sourit.
Sa main s’anima alors. Elle s’enfonça dans la poche intérieure de sa chemise ample et en sortit un mouchoir qui avait déjà été maintes fois utilisé. Il s’en servit pour éponger un front constellé de gouttes car, s’il faisait chaud dans la salle silencieuse, le moindre effort faisait suer ‘le cachalot’.
Une femme s’avança vers lui, lentement. Elle était belle mais elle était intimidée ce qui rendait son pas incertain. Elle hésita un instant quand elle ne fut plus qu’à un mètre de la pointe du ventre du ‘cachalot’ et lui tendit la main.
‘Le cachalot’ avait déjà vu cette femme. N’était-ce pas elle qui servait de mécène aux infâmes barbouillages de Müller ?
Elle s’humidifia les lèvres dans une coupe de champagne avant de parler :
- Vos toiles sont tout simplement magnifiques, Herr Brenaerdt. Je ne suis… je n’ai jamais… je n’ai pas de mots pour décrire ce que je vois, enfin, pas encore…
- Quelle vivacité ! Une réelle audace dans les formes et les couleurs ! s’exclama un vieux monsieur à sa droite.
‘Le cachalot’ tourna sa tête vers lui et le gratifia d’un haussement de sourcils. Ces deux mouvements prirent une éternité.
Il s’agissait de Herr Günst, l’un des professeurs de peinture qu’il avait eu à l’académie. Il n’avait aucun grief particulier à son égard, mis à part le fait que le monde réel était sans importance pour Herr Günst. L’enseignement était, malheureusement pour lui et ses étudiants, une profession exclusivement alimentaire dont il s’acquittait vaille que vaille car il ne pouvait pas vivre de sa peinture.
L’après-guerre avait été cruelle avec les enfants de l’Allemagne défaite. Les arts, plus que tout autre secteur, en avait terriblement souffert.
Günst avait été contraint de dispenser son savoir-faire à des tâcherons sans talent qui ne feraient, qu’au mieux, recopier toute leur vie des œuvres des maîtres, au pire, tenter d’en inventer ou de révolutionner l’art.
Il avait dû décider à un moment donné de se réfugier dans son univers et personne, pas même ses pairs, ne savait vraiment à quel moment il s’était déconnecté du monde.
Mais aujourd’hui, lors du vernissage de Hans-Erik Brenaerdt, peintre d’à peine vingt-deux ans, il avait l’impression d’avoir tout de même réussi à transmettre une part de son génie.
Le sourire du ‘cachalot’ étira sa face large et tout le monde – en tous cas, les personnes qui se tenaient à proximité – s’attendit à une réponse de sa part. Mais l’artiste se contenta de le dévisager avec son étrange rictus.
Peu lui importait les flagorneries. Tout ce qui lui était précieux, c’était de recevoir les plus plates excuses de ses trois ennemis.
Son visage massif se détacha avec la vitesse d’un glacier de celui, blême, de son ancien professeur.
Le public, interloqué par la réaction de celui qu’ils étaient venus congratuler, s’écarta comme la Mer Rouge devant Moïse quand l’artiste s’avança en direction du trio craintivement regroupé autour du couple Müller.
Son ventre toucha presque la femme de Müller qui sursauta autant de surprise que de dégoût.
Il inclina la tête en direction d’Ulrich Ärmstad qui, en réponse, recula. Il fit de même avec Borms et Müller tout en ignorant superbement Frau Müller. Les femmes n’avaient jamais intéressé le ‘cachalot’, surtout des péronnelles comme cette danseuse de cabaret aux mœurs dissolues.
Lorsqu’il fut certain qu’il avait toute leur attention, il ouvrit enfin la bouche.
Par la suite, lorsqu’ils se furent remis de leurs émotions, Ärmstad affirma à ses compères qu’il avait eu l’impression qu’on avait ouvert devant lui la porte d’une crypte abandonnée depuis des siècles.
Nul ne sut ce que le ‘cachalot’ leur dit car il murmura davantage qu’il ne parla. Le public eut beau tendre l’oreille, il ne saisit que quelques mots de la faible réplique d’Adolf Borms lorsque le ‘cachalot’ prit congé d’eux et quitta, sous le regard médusé de ceux qui étaient venus admirer ses toiles, les lieux de l’exposition.
Dans les semaines qui suivirent, la popularité de Hans-Erik Brenaerdt, autrefois surnommé ‘le cachalot’ grandit de manière exponentielle, malgré le fait qu’il se montrait peu et accordait encore moins d’interviews aux journalistes qui souhaitaient le rencontrer. Son exposition attirait les foules et, en moins de six semaines, toutes ses toiles étaient vendues.
L’année suivante, il reçut une proposition pour intégrer l’école d’art dont il était issu. Il la refusa, officiellement parce qu’il ne se sentait pas prêt malgré les éloges dont on l’abreuvait quotidiennement, officieusement parce qu’il savait qu’il n’avait rien à dire.
Cette année là, Adolf Borms, dépressif depuis des années, se défenestra de son appartement situé non loin du Staatsoper Unter den Linden et le couple Müller divorça avec pertes et fracas.
Quant à Ulrich Ärmstad, il quitta l’Allemagne et fit carrière en Autriche dans une usine de son père.
De lui-même, il ne remit plus jamais les pieds à Berlin.
***
Cinq années de labeur à travailler sans cesse les mêmes sujets et à déchirer plus qu’à produire.
Cinq années où le découragement avait été devant sa porte, le doigt sur la sonnette.
Cinq années enfin où il avait perdu plus que sa femme, lassée par son absence de la vie réelle.
Mais aujourd’hui, Wilhem De Jaeger savourait son triomphe. Modeste, certes, mais un triomphe tout de même.
Tous les amis, ceux qu’il pensait avoir perdus, étaient venus à l’exposition. Il avait même repéré quelques professeurs qui avaient, dans le temps, vertement critiqué son sens des couleurs et des proportions.
Il avait jubilé en apercevant le critique qui avait couvert le vernissage de son copain Ernst le mois dernier et qui l’avait encensé. Peut-être allait-il avoir droit à un bel article dans le journal local et, qui sait, dans un média plus prestigieux ?
En serrant quelques mains, il tenta d’accrocher le regard de l’homme mais celui-ci était trop occupé à prendre des notes et Wilhem n’avait qu’à espérer qu’elles soient élogieuses. Que n’aurait-il donné pour jeter un coup d’œil sur le carnet ?
Le critique, un homme d’une petite soixantaine d’années au visage débonnaire, leva un œil dans sa direction et lui sourit. Wilhem y vit un signe de bon augure.
Il tenta d’écourter poliment la conversation qui s’enlisait mais son interlocuteur, un homme entre deux âges, paraissait avoir tout le temps du monde. Au contraire, ils se trouvaient des liens de parenté avec des individus que Wilhem n’avait même jamais rencontrés.
L’artiste fut obligé de mettre lui même fin à ce qui avait glissé vers un monologue et se hâta de rejoindre l’individu. Il avait oublié le nom du critique mais comptait sur la courtoisie de l’homme pour le lui rappeler.
Il tenta de repousser au loin ses atermoiements et se composa un visage avenant. A son grand soulagement, l’autre lui rendit son sourire.
- Herr De Jaeger, je suis Tom Dikhe.
- Bonjour Herr Dikhe. J’espère que vous appréciez ce que vous avez devant les yeux…
Le critique baissa la tête, une minuscule seconde, mais cette attitude plongea l’artiste dans un océan de doutes.
- J’imagine que vous savez qui je suis et ce que je fais ici…
Wilhem opina avec frénésie tout en sachant qu’il était en train de se rendre ridicule. Pourtant, tout allait si bien quelques minutes auparavant… Il se surprit à penser qu’il aurait dû rester avec l’emmerdeur pour s’épargner ce qui allait suivre.
Son corps tout entier se crispa. Son travail acharné allait être détruit, balayé comme une maison construite de ses mains par un ouragan. Il sentait les larmes lui piquer les yeux et ses ongles lui entailler les paumes tant il serrait les poings. Pourtant, la curée ne venait pas.
Un instant, il osa croire qu’il allait être épargné, que tout ceci n’était qu’une méprise. Le critique allait le louer comme les autres visiteurs et il aurait droit à un article élogieux.
Mais, à sa grande surprise, l’homme restait coi. Il avait pâli, Wilhem en aurait mis sa main à couper.
Tom Dikhe avait les yeux rivés par-delà l’épaule du jeune homme, tant et si bien que l’artiste se sentit le courage de tourner lui-même la tête.
Au début, il ne vit rien d’autre que la foule qui paraissait plus intéressée par les petits fours et le champagne que par les œuvres exposées. Puis ses yeux firent le point et il découvrit, surgissant de la mer des têtes comme un iceberg massif l’objet de la surprise de Dikhe. C’était une caricature d’être dont la physionomie entière inspirait, si pas la pitié, le dégoût le plus profond.
Une sorte de bonhomme de neige réalisé par un enfant géant et dont le soleil n’arrivait pas à bout tant il était imposant.
L’individu portait des vêtements élégants, quoique passés de mode et tenait à chaque main une canne de métal qui devait à coup sûr l’empêcher de verser.
L’individu était un vieillard mais Wilhem savait qu’une personne présentant une surcharge pondérale avait tendance à « faire plus jeune » qu’une personne du même âge qui n’avait que la peau sur les os.
Les invités du vernissage n’observaient à la dérobée et seuls les quelques enfants présents pouvaient lui faire l’affront de le jauger. Mais l’homme ne semblait en avoir cure. Il promenait son regard sur les tableaux sans qu’aucun muscle de son visage ne trahisse la moindre émotion.
- Vous connaissez ce particulier ? chuchota l’artiste en revenant au critique qui, lui-même, était revenu de sa surprise et écrivait sur son carnet comme si sa vie en dépendait.
- Bien entendu. C’est Hans-Erik Brenaerdt, un peintre prodige de l’après-guerre…
Il suspendit un instant sa rédaction, les sourcils arqués.
- Vous connaissez Hans-Erik Brenaerdt, bien entendu ?
Après quelques secondes où il ne sut à quel saint se vouer, Wilhem écarta les bras en signe de désespoir. Le critique haussa les épaules et poursuivit son travail.
- Bah, après tout, tout cela a eu lieu bien avant votre naissance. Et puis… Hans-Erik Brenaerdt a eu son heure de gloire avant de tomber dans l’oubli. À vrai dire, je le croyais mort…
Wilhem tourna à nouveau la tête et dévisagea cet oiseau. Ca, un peintre ? Ce tas de saindoux qui n’avait plus dû voir son sexe depuis des décennies ? Comment arrivait-il à atteindre le chevalet avec un embonpoint pareil ?
- Je sais ce que vous pensez, marmotta Tom Dikhe dans son dos. Vous vous demandez comme ce type a pu être un peintre reconnu, c’est bien cela ?
- Pas tout à fait mais passons. Qu’a-t-il produit ? De quel courant était-il ? A-t-il vendu ses toiles ?
- Hola hola hola ! ricana Dikhe qui s’arrêta car deux personnes venaient saluer et congratuler De Jaeger.
Lorsqu’ils furent partis, le critique fit mine de s’éloigner mais l’autre le rattrapa, désireux de connaître la raison de son émoi.
- Vous posez beaucoup de questions mais je ne saurais répondre à toutes, Heer De Jaeger. Sachez seulement qu’Hans-Erik Brenaerdt à produit une vingtaine de toiles entre le moment où il est sorti des Beaux-arts et ses vingt-trois ans. Je n’ai pas eu l’honneur de les voir, car, à l’époque, j’étais encore à l’école mais j’ai lu qu’elles avaient suscité un vif engouement. Je pense me souvenir qu’elles ont été vendues dans leur intégralité avant la fin de l’exposition, du jamais vu pour un jeune auteur sans expérience et sans appui, surtout dans le contexte quelque peu défavorable de cette époque.
Wilhem se promit de se renseigner. Tom Dikhe lui avait mis l’eau à la bouche et il brûlait d’envie de parler au maître. Il s’apprêtait à s’esquiver quand il sentit qu’on le retenait par la manche.
- Après cette exposition, Brenaerdt a disparu de la circulation malgré les commandes qui pleuvaient et les postes prestigieux qu’on lui proposait. Personne n’a plus vu la moindre œuvre du bonhomme. C’était comme si la source s’était tarie au moment où on y trouvait du pétrole !
- Peut-être a-t-il été malade… ou alors, il a redouté que ce succès soudain lui monte à la tête !
Un sourire narquois naquit sur les lèvres du critique. Il connaissait bien les artistes. Bien peu se retiraient du monde parce qu’ils craignaient d’y perdre quelque chose. Au lieu de cela, il répondit :
- C’est une éventualité…
- Je vais aller lui demander.
- Je ne saurais trop vous le déconseiller, Herr De Jaeger.
- Et pourquoi donc ?
- Brenaerdt est un homme… extrêmement taciturne qui ne vous parlera que s’il en a envie. C’est en tous cas ce que l’on m’en a dit et je crains que les années n’aient adouci son caractère. D’ailleurs… d’ailleurs, je crains qu’il soit parti…
Le jeune homme fit volte-face et constata que le critique lui livrait bien la vérité. Hans-Erik Brenardt s’était évaporé dans la nature.
Ce jour là, non seulement Wilhem de Jaeger ne vendit aucun tableau mais un incendie se déclara dans la salle et gâta l’une des œuvres qu’il considérait comme majeure.
Trois jours plus tard, dans le journal local, Tom Dikhe parlait de son exposition. Il mentionna ce qu’il avait vu, sans aucune ardeur et consacra la plus grande partie de sa colonne à parler de l’apparition d’Hans-Erik Brenaerdt.
***
Wilhem De Jaeger n’avait pas eu de mal à trouver l’adresse de Brenaerdt car, en quarante ans, il n’avait pas changé de domicile.
C’était un immeuble massif et dénué de grâce, à l’image de celui qui l’habitait.
Il avait longuement hésité avant d’oser le déranger mais il était trop obnubilé par l’homme pour réussir à oublier le mystère qui l’entourait.
Il avait d’abord passé quelques longues journées à la bibliothèque à rechercher et compiler les articles sur l’homme. Ceux-ci étaient plus élogieux les uns que les autres et il ne put s’empêcher de ressentir une certaine jalousie.
Si les textes étaient bien présents, les portraits de l’artiste lui-même n’étaient guère nombreux, comme si l’homme avait passé son temps à fuir l’objectif. En outre, les représentations des œuvres étaient de très mauvaise qualité et en noir en blanc, ce qui gâtait tout l’effet.
En somme, malgré une somme assez conséquente de papiers concernant Hans-Erik Brenaerdt et sa production, il n’en n’avait guère appris davantage sur le sujet.
A l’Académie des Beaux-arts, les professeurs qui avaient pu côtoyer Brenaerdt étaient tous décédés et le seul qu’il avait rencontré (un enseignant qui avait été son condisciple) lui avait dépeint un être dénué de talent qui ne pouvait correspondre à ce que les journalistes d’après-guerre dépeignaient. D’après lui, Brenaerdt était tout juste bon à copier les œuvres des grands maîtres et il était incapable de créer par lui-même.
Il s’était passé quelque chose entre le moment où Hans-Erik était sorti par la petite porte de l’Académie des Beaux-arts et le moment où il avait commencé à travailler à son compte.
Un déclic. Une inspiration quasi divine.
Même l’ancien condisciple du ‘cachalot’ ne pouvait le nier.
Malheureusement, toutes les toiles avaient été vendues et il lui serait difficile de les retrouver si elles étaient chez des particuliers.
Il espérait que l’artiste en aurait gardé au moins une chez lui. Il voulait comprendre le génie de l’homme et, si possible, de reproduire pour son propre compte.
C’est en posant la pulpe de son index sur la sonnette que Wilhem prit seulement conscience de sa démarche et du peu de succès qu’il risquait de rencontrer.
Si Brenaerdt n’avait pas pris la peine de répondre à ceux qui le louaient des décennies plus tôt, quelles chances avait ce tout petit Wilhem ? Aucune, en vérité.
Pourtant, il sonna.
***
Depuis la dernière fois qu’il l’avait vu, Tom Dikhe trouvait que le ‘cachalot’ avait encore pris de l’ampleur.
Son ventre, déjà fort important, retombait mollement vers ses genoux et Dikhe se demandait comment ceux-ci pouvaient supporter une telle masse sans plier.
Il avait déjà vu des obèses mais, en règle générale, ils ne quittaient pas leur lit ou se déplaçaient en chaise roulante.
Hans-Erik Brenaerdt paraissait quant à lui ne rencontrer aucun problème de ce type. S’il ne se mouvait guère avec aisance, le critique d’art l’avait vu de ses propres yeux traverser le hall au milieu de la foule et gravir les quatre marches qui menaient à la salle principale.
Tom Dikhe heurta quelqu’un du coude et s’excusa distraitement, sans parvenir à quitter l’artiste du regard.
- Tu as le coude toujours aussi pointu, ricana l’individu dont il reconnut la voix.
Il se tourna, un sourire sur les lèvres.
- Jonas Helmd ! Si je m’attendais !!!
Helmd était un critique d’un journal concurrent avec qui il s’entendait plutôt bien, ce qui était plutôt rare dans son milieu. Il avait été très malade cette dernière année et s’était fait très discret. C’était une joie et un soulagement de le voir enfin.
Jonas était fort amaigri et ses cheveux avaient grisonné. Mais il avait le sourire et cela réchauffa le cœur de son confrère.
- Je ne pouvais pas rater cela, répondit Helmd en accompagnant sa réplique d’un clin d’œil complice. C’est un peu comme si un astronome ratait le passage de la comète de Halley sous prétexte qu’il a un gros rhume.
Stressé jusqu’à cet instant, Tom se surprit à éclater de rire avant de se rappeler pourquoi il était là.
Ils braquèrent tous deux leur regard vers le peintre qui prenait place dans un fauteuil à l’autre bout de la salle où les visiteurs, experts ou non, vinrent lui rendre hommage.
Il les acceptait, immuable, comme un roi face à ses vassaux.
- Le ‘cachalot’ est resté fidèle à lui-même… commenta Helmd.
Dikhe ne répondit pas mais acquiesça.
L’homme correspondait parfaitement à l’image qu’on lui en avait faite. Il n’avait pas eu l’occasion d’être présent au vernissage de Brenaerdt mais Jonas Helmd, de sept ans son aîné, l’avait vécu. C’était d’ailleurs sa première couverture. C’était lui qui lui avait raconté l’engouement des gens pour les toiles d’Hans-Erik Brenaerdt.
- Je n’en reviens pas. C’est… ses toiles sont… totalement indescriptibles…
Tom Dikhe les avait examinées avant l’arrivée de l’artiste et il comprenait enfin quel effet elles pouvaient produire sur les gens. Néophytes, amateurs éclairés ou professionnels de l’art, les toiles avaient le don de parler à tout le monde.
Dikhe n’avait jamais réellement senti cela auparavant et cette sensation l’avait surexcité. Ses sentiments avaient été quelque peu anesthésiés quand Hans-Erik Brenaerdt avait fait son entrée.
Il y avait toutes sortes d’artistes mais celui-là était unique.
Il ne lui inspirait aucune sympathie et il pensait que nul ne pouvait en ressentir face à un tel être. Pourtant, le public se pressait devant lui comme s’il était pu être le messie. Tom Dikhe pensait que cet homme-là n’avait que du mépris pour ses contemporains. Pour le critique, on devait faire la part des choses, distinguer l’œuvre de son créateur au risque d’aller au devant de cruelles déceptions.
- Cela ne sert à rien d’aller quémander une entrevue, fit Helmd à ses côtés. Il n’a guère l’air plus disposé à discourir sur ses œuvres qu’il y a quarante ans.
- Tu exagères…
- Comment j’exagère ?
- Il y a trente-cinq ans, pas quarante.
Jonas sourit, Tom également. En ce moment, ils prenaient l’humour où il venait. Ils observaient un des nababs de la ville en train de faire des courbettes devant Hans-Erik Brenaerdt comme s’il s’agissait d’un égal.
- Ne serait-ce pas Ulrich Ärmstad que j’aperçois là-bas ?
Tom braqua son regard dans la direction indiquée par le menton de son voisin de gauche. Ce nom évoquait une vague réminiscence en lui, sans plus, mais son ami vient la combler.
- Ärmstad fait partie des seules personnes à qui Brenaerdt ait parlé. Je suppose que cela le rend un peu « spécial » et surtout unique…
- Pourquoi un tel traitement de faveur ?
Helm haussa les épaules.
- Va savoir… Du reste, personne n’a jamais réussi à savoir ce qui s’était dit le soir du vernissage.
Les pièces commençaient à s’emboîter à nouveau dans l’esprit de Dikhe. Il se rappelait avec plus de netteté leur conversation qui avait eu lieu plusieurs années auparavant sur le sujet.
- Ärmstad, Borms et… Müller. Des condisciples des Beaux-arts. Aucun n’a vraiment fait carrière après ce vernissage, n’est-ce pas ?
- Non. L’un s’est suicidé, l’autre a hérité puis a perdu sa fortune et le dernier est parti en Autriche se faire un nom. Ils n’ont jamais exercé ce pour quoi ils ont sué sang et eau pendant quatre ans. Enfin, façon de parler, évidemment… Il n’y a que le dernier, Mark Wagner, dont le sort est un peu… étrange.
- Je ne me rappelle pas que nous en ayons discuté.
Helmd haussa les épaules pour la seconde fois.
- Il est possible que je l’ai omis car il n’a pas participé au vernissage du ‘cachalot’. D’après ce que j’en sais, il avait disparu une année auparavant…
- De manière « étrange », dis-tu ?
L’autre opina du bonnet.
- Wagner était un jeune homme extrêmement talentueux, peut-être le plus doué de sa promotion. Il aurait été promis à un grand avenir, même desservi par sa paresse. Mais nous ne le saurons jamais car il a quitté Berlin peu après la proclamation des résultats et, comme je le disais, douze mois avant le vernissage de Hans-Erik Brenaerdt. C’est ce qu’en a conclu la police en tous cas car l’unique armoire de son appartement a été retrouvée vidée de son contenu.
- Il est peut-être parti pour l’étranger. Rien de bien mystérieux à cette disparition, Jonas.
Ils échangèrent un long regard et celui de Helmd laissait planer des centaines de points d’interrogation. Au bout d’une longue minute, l’homme revint au sujet principal de sa venue en ces lieux.
- Mark Wagner menait une vie de bâton de chaise et voyait plus souvent le patron de la taverne que sa logeuse mais, comme je l’ai dit, il était doué. J’ai eu l’occasion d’admirer une demi-douzaine de ses tableaux qui avait exécutés à la fin de son cursus. Des toiles de toute beauté, mon ami. Des œuvres magnifiques, de celles qu’on a acclamées lors du vernissage d’Hans-Erik Brenaerdt …
- Tu veux dire que le ‘cachalot’ aurait fait disparaître Wagner pour s’emparer de sa production ?!?
L’autre laissa fuser un petit rire.
- Non, Brenaerdt n’était pas idiot. Tout le monde se serait rendu compte de la supercherie…
Tom Dikhe s’avança vers une œuvre de l’artiste, une toile de trois mètres sur deux qui attirait fort le regard en raison de ses jeux de contrastes et sa perspective quelque peu singulière. Il ne l’avait pas aimée car il la trouvait choquante, au contraire du public qui l’avait plus que plébiscitée.
Au début, il n’avait pas compris pourquoi il était il était mal à l’aise mais, à la lumière de ce qu’il venait d’entendre, son imagination lui présentait des scénarios qui le glaçaient.
Alors.... Quel est l'auteur de ce début de nouvelle ? Qui ?
Que s'est-il passé ? Comment voyez-vous la suite ?
D'ailleurs, la suite et fin c'est... demain !!!!