Le jeu d'ALOYS : Journal d'un cachalot II...LA SUITE !
( ...) Jonas Helmd vint le rejoindre.
- Tu voudrais me dire quelque chose ?
Les doigts de Dikhe effleurèrent longuement les reliefs de la toile.
- Pas pour l’instant. Continue ton histoire, s’il te plaît, Jonas.
L’autre respira un grand coup avant d’obtempérer.
- Ce que je voulais dire, c’était que les œuvres de Bernaerdt étaient similaires à celles de Wagner, si ce n’est que les siennes dégageaient quelque chose de plus… violent si tu veux mon sentiment, une certaine agressivité sous-jacente… J’ai eu, pour ma part, l’impression qu’on arrachait mes émotions au lieu de les stimuler. C’est un processus assez inhabituel en peinture.
Il attendit la réponse de son compagnon, lequel resta silencieux.
- J’étais face à des variantes de l’art d’un autre, des variantes bien meilleures que les originales mais l’œil de l’expert ne pouvait faire autrement que d’y voir une même pensée. Le public n’y a vu que du feu et je suis prêt à parier que mes confrères et les professeurs de l’académie eux-mêmes s’y sont laissés prendre.
- Seuls les trois compères de Mark Wagner ont soulevé le coin du voile.
- Non, Tom, pas du tout. Enfin, je veux dire qu’ils l’ont peut-être découvert –sans doute même – mais ils se sont tus. Que pouvaient-ils dire ? Le ‘cachalot’ a piqué les toiles de notre ami Wagner dont personne n’a de nouvelles et s’en est inspiré pour produire des œuvres plus puissantes, peut-être les plus époustouflantes de ces dernières années ? Soyons sérieux.
Il happa deux coupes de champagne qu’un serveur présentait et en une tendit à Tom Dikhe.
- Bois, ça te fera du bien.
Il vida sa coupe en deux gorgées sous le regard bienveillant de Jonas qui, à son tour, en avala une lampée. L’alcool fit revenir les couleurs sur les joues de Tom qui osa enfin poser une question :
- Penses-tu que la disparition de Wagner et la subite maîtrise de ce tâcheron a été le sujet de la conversation entre le ‘cachalot’ et le trio lors du vernissage ?
L’homme se contenta d’acquiescer. Une réponse verbale aurait été inutile. De toute manière, ils n’auraient jamais la réponse : Borms et Müller étaient décédés. Quant à Ulrich Ärmstad, il suffisait de le voir, bavant dans la chaise roulante, pour comprendre qu’il n’avait plus le moindre pied dans cette réalité.
- Nous ne saurons donc jamais, soupira Jonas Helmd en vidant le reste de sa boisson pétillante.
Ils restèrent muets quelques instants, observant le ballet des admirateurs aux pieds de la déesse froide.
- Ulrich ne se souvient même plus de son prénom, railla une voix de vieille fumeuse dans leur dos, provoquant un hoquet de surprise des deux hommes.
La personne qui intervenait avait entendu leur conversation. Revenu de sa surprise, Jonas cligna des yeux comme si sa mémoire tentait de faire le point pour reconnaître ces traits fanés.
La vieille dame – plus âgée que les deux critiques d’art en tous cas – avait été belle autrefois et tenait de garder les vestiges de son succès en s’habillant très élégamment. Du reste, ses cheveux encore longs, étaient teints pour la rajeunir mais les nombreuses rides de son visage et l’état de ses mains la trahissaient cruellement.
Elle leur sourit.
- Je suis Ana Ostermann. L’ex-épouse d’August Müller.
Jonas Helmd lui tendit la main en s’excusant de ne pas l’avoir reconnue plus tôt mais elle le fit taire d’un geste de la main.
Elle était coquette mais elle ne semblait pas avoir de temps à perdre.
- Ulrich a un Alzheimer très avancé. Je suis sûre qu’il ne sait même pas pourquoi il est là… C’est son fils qui l’a amené ici. Il a dû penser que Brenaerdt était un vieil ami et que cela raviverait ses souvenirs !
Elle ricana de manière sinistre et tendit son verre au serveur qui passait par là. Il le lui remplit de champagne qu’elle avala d’un trait avant de le tendre à nouveau. Elle n’aurait pas procédé autrement si elle n’avait pas décidé de se saouler. D’ailleurs, en y regardant de plus près, Tom se rendit compte qu’elle avait déjà du mal à se tenir sur ses hauts talons.
Elle alluma une cigarette et souffla un rond de fumée.
- J’étais aux côtés de mon mari quand le ‘cachalot’ nous a parlés. Ca a été une surprise, je vous prie de le croire ! Hans-Erik Brenaerdt, puisque c’est ainsi qu’on l’appelle aujourd’hui, n’était pas un homme prolixe, August m’avait prévenue. Il était certain de ne l’avoir jamais entendu ouvrir ses grosses lèvres. Quand j’ai vu leur tête lorsque le ‘cachalot’ a parlé, j’ai compris que c’était vraiment un choc pour eux.
Elle tira sur sa cigarette si fort qu’elle en loucha un instant.
- Pouvez-vous nous dire quel a été le sujet de cette conversation, Frau Ostermann ? questionna Jonas d’un ton quelque peu hésitant.
L’ex-femme d’August Müller aspira la fumée et la recracha avec un long soupir.
- Tout ça est si loin à présent...
Le critique coula un regard plein de sous-entendus vers elle et Frau Ostermann finit par céder.
- Et puis non, je ne pourrais jamais oublier ça… Mais je…
Sa tête pivota dans tous les sens. Sans doute cherchait-elle à déterminer les risques d’être entendue par les personnes présentes au vernissage. Elle dut estimer que le danger était quasi nul car elle se pencha vers les deux hommes et leur souffla :
- Je ne suis pas folle, quoi qu’on en dise. Si Ulrich Ärmstad avait encore toute sa tête, il aurait pu confirmer mes propos...
- Est-ce que le ‘cachalot’ a fait du mal à votre ami Mark Wagner ? demanda Jonas d’un ton fébrile.
Il avait envie de secouer la vieille dame pour qu’elle leur livre enfin la vérité et cesse de tourner autour du pot mais il savait parfaitement qu’il obtiendrait l’effet contraire s’il s’abandonnait à ses pulsions. D’un autre côté, il comprenait les réticences de Frau Ostermann. Comme elle leur avait signalé, il n’y aurait personne pour confirmer ses dires. Mais il semblait à Jonas que cette dame avait besoin de se confier. Elle gardait ce secret depuis tant d’années et l’homme était prêt à parier qu’il était à l’origine de sa séparation avec August Müller.
Elle chercha à prendre appui contre un mur à défaut de trouver une chaise mais son état rendait ses gestes gauches et si Tom Dikhe n’avait été là pour la rattraper, elle aurait fini en bas des escaliers, dans la jarre garnie de fleurs. Elle le remercia puis leur proposa de prendre un peu l’air.
La vue du ‘cachalot’ la rendait mal à l’aise.
Dehors, il faisait un temps superbe et ils se promenèrent longuement dans le parc qui jouxtait la salle.
C’est lors de leur troisième tour qu’Ana Ostermann leur livra ce qu’elle avait sur la conscience depuis trente-cinq ans.
***
Il avait disparu quatre mois avant l’exposition d’Hans-Erik Brenaerdt.
Son ex-femme pensait que, suite à son échec, Wilhem De Jaeger était rentré en dépression et avait quitté le pays.
Ses amis (ou du moins le peu de gens qui prétendaient le connaître) étaient certains qu’il avait trouvé une maîtresse et qu’il coulait des jours heureux en sa compagnie alors qu’une minorité d’entre eux craignait qu’il n’ait pas supporté l’échec et qu’il ait mis fin à ses jours.
Seule la police qu’il avait été interroger n’avait pas d’avis sur la question. De Jaeger était un adulte responsable de ses actes et, sans demande explicite d’un membre de sa famille, aucune recherche ne serait effectuée pour le trouver.
On n’avait mis la main sur aucune lettre expliquant son départ et aucun de ses proches (ou l’ayant été) ne le décrivait comme quelqu’un de suicidaire. Il n’y avait donc pas matière à enquête.
Mais Tom Dikhe et Jonas Helmd, savaient, grâce à Ana Ostermann, ce qui s’était passé, bien qu’ils aient préféré l’ignorer.
C’est Tom qui avait le courage de sonner.
Son compagnon avait eu le corps paralysé au moment même où il avait vu le nom de l’artiste sur la plaque. C’était comme s’il avait soudain pris conscience de la raison de leur présence ici alors que c’était lui qui avait organisé la rencontre.
C’était lui qui avait tendu le piège au ‘cachalot’ mais, à présent que la confrontation allait avoir lieu, il était terrorisé.
Il savait ce que l’homme avait fait à Mark Wagner, puis à Wilhem De Jaeger.
- Je… je crois que je ne peux pas, avait-il déclaré.
Son compagnon s’était tourné vers lui, le sourcil interrogateur.
- Alors j’irai seul, avait-il décidé puis il avait sonné.
Cela faisait une heure que Tom Dikhe était monté dans l’appartement et que Jonas exhortait ses muscles atrophiés à sortir de leur léthargie. Brenaerdt lui avait ouvert la porte. Peut-être les avait-il repérés au vernissage et les attendait-il.
Ils avaient réussi à faire sortir de loup de sa tanière mais il redoutait d’en connaître le prix. Il savait qu’il devait appeler la police, que le ‘cachalot’ ne pouvait pas faire disparaître le corps de son ami si vite et si facilement.
Il réussit à bouger une jambe. Puis une autre.
Quand son esprit réussit à sortir de son état cotonneux et qu’il commença à se demander où était le poste de police le plus proche, la porte de l’immeuble habité par Hans-Erik Brenaerdt s’ouvrit lentement et il ne put réprimer un cri.
Mais au lieu de se retrouver face au ‘cachalot’, c’était la tête de Tom Dikhe que le critique d’art avait face à lui.
Il lui fallut un temps insensé avant de retrouver sa salive et ce qui jaillit de sa bouche fut d’abord une sorte de borborygme.
- Qu’est-ce que… qu’est-ce que tu as fichu là-haut ! Ca fait presque deux heures que je t’attends !
Tom rectifia le port de sa cravate, acte passablement inutile puisque son état général aurait eu besoin d’un coup de peigne. Ses mains tremblaient légèrement mais, dans un premier temps, Jonas ne le remarqua pas.
- J’ai… discuté avec Brenaerdt, dit-il très sobrement.
- Discuté avec le ‘cachalot’ ??? s’étrangla l’autre qui n’aurait pas réagi avec plus d’étonnement si on lui avait signalé une vie extraterrestre dans le siphon de sa baignoire.
- Enfin, se reprit Tom Dikhe, c’est moi qui ait parlé et Brenaerdt m’a prêté une oreille attentive…
- Comment a-t-il réagi à nos accusations ?
Dikhe le gratifia d’un regard plein de sous-entendus.
- J’aurais aimé que tu sois présent, Jonas. J’ai vécu dans cet appartement la pire honte de ma vie ! Franchement, j’aurais dû rester en bas avec toi.
- Mais que…
- Ana Ostermann est folle à lier ! Nous avons marché dans son jeu comme deux gamins !
Alors que Helmd ouvrait la bouche pour protester, son compagnon tendit sa main pour l’arrêter.
- Je sais ce que tu vas dire, Jonas mais, conseillé par Hans-Erik Brenaerdt, j’ai téléphoné au Docteur Wiseman qui suit l’ex Frau Müller depuis des années. Il n’a pas pu rentrer dans les détails mais Ana Ostermann est pensionnaire d’un hôpital psychiatrique depuis dix ans. Comprends-tu que j’ai accusé Brenaerdt de je ne sais quelles horreurs sur base d’allégations d’une malade mentale ?!?
Son corps paru se dégonfler et son visage prendre dix ans.
- S’il porte plainte, je peux dire adieu à ma carrière, Jonas. Voilà où ton imagination débridée m’a mené !
Il s’avança de quelques pas et contourna son ami. Comme Helmd ne réagissait pas, il ne s’arrêta guère.
L’homme resta un moment interdit. Il ne savait pas à quoi il s’était attendu mais certainement pas à se faire remonter les bretelles par ce brave Tom Dikhe qui était une crème d’homme.
Il le regarda s’éloigner, les épaules voûtées, jusqu’à ce qu’il ait disparu dans une rue perpendiculaire.
Jonas jura intérieurement.
Il avait pris le ‘cachalot’ pour une sorte d’ogre qui se nourrissait de la chair et du talent des jeunes auteurs en devenir. Ses soupçons avaient été confirmés par une folle mais Tom n’avait-il pas lui aussi reconnu dans la dernière production de l’artiste la patte d’un certain Wilhem De Jaegere aujourd’hui porté disparu ?
Il avait été victime des circonstances mais se félicitait de ne pas avoir vécu la cuisante honte de celui qui était monté. Il essaierait de se faire pardonner. Après tout, cela n’était pas si grave.
Tom était un vieux briscard et Brenaerdt n’était pas du genre à appeler la police pour des queues de cerises. Il essaya d’en rire. Mais il n’y arriva pas.
***
Il regarda l’homme s’éloigner, le pas plein de fureur.
Il attendit que l’autre le rejoigne car il savait qu’ils étaient venus à deux. Il avait hâte qu’il s’en aille, il avait besoin de calme pour réfléchir.
Il attendait un homme, une sorte de marginal dont le talent s’exprimait sur les murs de la ville. Il l’avait invité prendre un repas chez lui, ce soir.
Et, en prévision du repas, Hans-Erik Brenaerdt se pourlécha les babines.
Alors, alors... Qui est l'auteur, en fin de compte ?
GAUTHIER HIERNAUX
grandeuretdecadence.wordpress.com