Texte n°2 du concours "Les petits papiers de Chloé"
SUBSTITUTION
"Marie-Christine, vous ne savez pas vous servir d'une paire de ciseaux ?"
La question perturbe le silence délicieux de notre cours de couture, juste troublé par les petits déplacements. Mon cœur se serre. Une fois de plus, notre institutrice, Mademoiselle Thérèse, s'adresse à ma voisine de banc. Sait-elle que la mère de la fillette passe la moitié du temps à l'hôpital ? Sait-elle que son père se débrouille comme il peut pour que Marie-Christine et son frère ne manquent de rien ? De mon point de vue, mon amie Marie-Christine n'est ni plus bruyante ni plus dissipée que les autres. Et pourtant, combien de réprimandes n'encaisse-t-elle pas à longueur d'année ? Est-il donc si vrai que son écriture n'est que patte de mouche, que ses jeux ne sont que dangereux et que son comportement n'est que désobéissance ? Si elle est si nerveuse, n'est-ce pas que sa vie est loin d'être un jeu de société sans anicroche ?
Sur le banc, à droite, des ciseaux qui ne coupent guère. Propriétaire : Marie-Christine. De l'autre côté de la rangée, les mêmes ciseaux efficaces, fiables et performants, eux ! Ceux de Sonia…Marie-Christine s'évertue à couper un fil qui résiste. Quand elle y arrive enfin, le résultat n'est guère fameux… Elle va sûrement avoir des problèmes pour enfiler son aiguille ! Elle va encore perdre un temps précieux et se faire réprimander.
Je désire que mon amie soit aussi bien considérée que les autres. Elle et moi, nous vivons souvent dans une même bulle, celle où le réel est enjolivé. J'ai raconté que j'avais vu sa poupée à la magnifique robe rose et sa machine à coudre, comme celle de Maman. Elle a décrit ma salle de jeux et mon dernier cadeau de Noël, un petit magasin presque aussi grand que celui de Madame Rita, l'épicière, a-t-elle prétendu ! Pour les autres élèves, nous sommes les témoins mutuels de nos réussites et de nos exploits.
Nous habitons le même quartier et pourtant nos parents se connaissent à peine. Sur le chemin de l'école, nous nous confions nos chagrins et nos projets. Quand nous nous retrouvons en tête-à-tête, pas besoin de tricher !
Pour cette histoire de ciseaux récalcitrants, ma décision est prise. J'éviterai une nouvelle humiliation à Marie-Christine ! Tout le monde est penché sur son napperon. Subrepticement, je vais demander conseil à l'institutrice et en passant, je permute discrètement les ciseaux. Bien malin qui pourrait dire quelle paire appartient à qui ! Le père de Sonia n'aura qu'à aiguiser et à réparer s'il le faut ! Le problème est dans l'autre camp, celui d'une gamine choyée et appréciée de tous ! Le temps passe et plus il passe, plus je me réjouis de mon astuce. L'atmosphère est tranquille. Personne ne saura rien de ma malice…
- Sonia, que faites-vous avec vos ciseaux ?
- Ils ne vont plus, Mademoiselle.
- Essayez encore…
Brève tentative et constat affligé : "Un bon ouvrier a de bons outils, Sonia. Tenez, voici les miens !" Silence dans la classe… Mademoiselle Thérèse fait les cent pas. D'une voix douce, elle recommande : "Faites de plus petits points… Soyez fières de votre ouvrage !"
Quelques minutes plus tard, elle constate : "Tiens, Sonia, vous avez les mêmes ciseaux que ceux de Marie-Christine. Marie-Christine, c'est vous qui avez pris les ciseaux de votre compagne ?"
"Mais non, Mademoiselle."
Ah, cet accent de sincérité, ce cri du cœur !
"C'est bien, je vous crois. C'est peut-être un défaut de fabrication après tout."
Qui a remarqué ma substitution ? Qui a jugé que l'institutrice avait été injuste en dépannant l'une et pas l'autre ? Qui, plus tard, fera comme moi le rapport avec "Les animaux malades de la peste", une fable de La Fontaine ?
Marie-Christine n'a jamais su ce que j'avais fait pour elle. Après l'école primaire, nous nous sommes perdues de vue mais je sais qu'elle a réussi des études universitaires. Ses problèmes familiaux ne s'étaient pas estompés, son père et sa mère sont morts relativement jeunes mais elle avait manifesté ténacité et volonté.