Le joueur de flûte de Hameln, la seconde partie du feuilleton de Didier FOND
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Le joueur de flûte de Hameln
Deuxième partie
« L’année s’écoula, reprit le conteur. Vous imaginez bien que ni le bourgmestre, ni l’évêque, ni le conseil, ni les habitants n’avaient l’intention de payer au ménestrel ce qu’ils lui devaient. Ils étaient même certains de ne pas le revoir et si jamais il s’avisait de remettre le pied dans la cité pour réclamer son salaire, l’évêque était prêt à le faire emprisonner pour pratique de sorcellerie et autres bagatelles du même genre et à lui faire achever son existence sur un joli bûcher.
Le procédé utilisé par le jeune homme pour faire fuir les rats n’était peut-être pas très catholique, mais il se révéla efficace. Plus aucun rongeur ne vint troubler, cette année-là, la quiétude des habitants.
Pourtant, pendant le premier mois, le bourgmestre s’était sérieusement demandé comment il allait s’y prendre pour acquitter sa dette sans pour cela puiser dans les fonds de la commune ou dans ses fonds propres. Problème angoissant pour un avare. Il demanda à son adjoint de rédiger un avis aussi bien écrit que le discours aux souris mais un peu plus efficace quant au résultat. L’adjoint n’était-il pas dans un bon jour ? Sa verve légendaire l’avait-elle quittée ? La muse avait-elle déserté l’hôtel de ville ? Toujours est-il qu’il n’arriva à pondre que quelques lignes succinctes dont je vous résumerai simplement le contenu : tous les habitants devaient verser une certaine somme d’argent pour couvrir les frais de la dératisation de la ville et satisfaire le ménestrel. Aucune dérogation ne serait accordée.
C’était le genre d’écrit qui ressemblait fortement à un tison lancé sur un tas de paille. Immédiatement, la ville prit feu. L’avarice foncière des gens de Hameln éclata au grand jour. Pour faire face à ce qui menaçait d’être une révolution, le bourgmestre, enfermé dans son hôtel de ville avec tous ses conseillers décida d’annuler l’édit, de faire pendre son adjoint pour sottise incurable et de déclarer la dette de la cité nulle et non avenue et par conséquent réglée.
La population de Hameln fut si heureuse de ces décisions qu’elle alla même jusqu’à demander la grâce de l’adjoint, grâce qui lui fut aussitôt accordée, le bourgmestre n’étant pas en mesure d’aligner trois lignes à peu près correctes.
Ainsi s’empressa-t-on d’oublier ses promesses et les jours, puis les mois passèrent dans une douce quiétude. On ne parlait plus ni des rats, ni du ménestrel pour la simple et bonne raison que tout cela avait été sincèrement occulté.
Aussi, quelle ne fut pas la surprise des gens de Hameln d’entendre un matin, très tôt, venant de la grande place, le son d’une flûte qui jouait un air à la fois assez entraînant et quelque peu mélancolique. C’était le ménestrel, revenu comme il l’avait promis à la date anniversaire du grand nettoyage de la ville.
Comment était-il entré ? Il y avait là un mystère, car les portes de Hameln n’étaient pas encore ouvertes. On ne se posa pas longtemps la question car un autre problème, beaucoup plus ennuyeux, allait devoir être réglé rapidement. Nul doute que le jeune homme était venu réclamer un salaire que personne n’était disposé à régler.
L’évêque émit l’idée de le faire arrêter sur le champ, de l’emprisonner puis de l’écarteler un petit peu avant de le brûler. Tout ça, bien sûr, après une petite séance de torture. Le conseil refusa l’arrestation publique, ne se prononça pas sur le reste et proposa plutôt une entrevue avec le ménestrel. On pouvait peut-être arriver à un arrangement qui satisferait tout le monde.
Le jeune homme se laissa docilement conduire à la salle du conseil. Ayant salué les graves magistrats, il demanda d’une voix douce s’il pouvait recevoir la somme qui lui était due. Le bourgmestre tergiversa, argua de mauvaises récoltes, une année déplorable sur le plan commercial… Le ménestrel écoutait, la tête légèrement penchée sur l’épaule droite. Il n’avait pas l’air vraiment convaincu par de tels arguments. L’évêque, présent, se leva et prit la parole : étant donné que la façon dont le ménestrel avait débarrassé Hameln de ses rats s’apparentait fortement à de la sorcellerie, la cité ne se voyait nullement obligée de régler sa dette ; on lui conseillait donc de ne plus rien demander et de se retirer s’il ne voulait pas subir le châtiment réservé aux sorciers.
Le ménestrel resta silencieux. Il sortit simplement sa flûte de sa poche et commença à en jouer. Il se passa alors quelque chose d’extraordinaire. Aucun membre du conseil ne pouvait plus bouger ; ils étaient tous conscients de ce qui se passait autour d’eux, mais il leur était impossible de faire un seul geste, même de battre des cils.
Jouant toujours le même air, le jeune homme sortit de l’hôtel de ville et se rendit sur la grande place. Autour de lui, les gens s’immobilisaient aussitôt, dans l’attitude qu’ils avaient au moment de son passage. Certains étaient même figés dans des poses particulièrement ridicules. Seuls les enfants n’étaient pas sensibles au sortilège et regardaient, ébahis, les adultes se transformer en statues.
Arrivé sur la place, le ménestrel changea d’air : aussitôt, tous les enfants de la ville se groupèrent autour de lui. Comme les rats un an auparavant, ils avaient la tête levée vers lui, les yeux agrandis, le regard fixe.
Alors, suivi des enfants, le jeune homme retraversa Hameln sans cesser un instant de jouer. Ils franchirent ainsi les portes de la ville, sous les yeux des parents qui, figés, ne pouvaient rien faire, traversèrent le pont et se dirigèrent vers la montagne. Parvenu devant une paroi rocheuse, le ménestrel agita la main : une porte s’ouvrit dans la roche. Il s’engouffra dans l’ouverture et sans hésiter, les enfants lui emboîtèrent le pas. La porte se referma. Il n’y avait plus qu’une paroi de pierre lisse.
On ne le revit jamais. On ne revit jamais les enfants. Les gens de Hameln n’ayant pas voulu régler leur dette, le ménestrel s’était payé lui-même en leur enlevant ce qui, après l’argent, leur était le plus cher : leurs enfants.
Quand le sortilège cessa, il y eut beaucoup de pleurs et de cris dans la ville. On eut beau sangloter et se repentir, il était trop tard. L’ingratitude des adultes avait entraîné la mort des enfants. »
Didier FOND
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