Le lendemain matin, Franck se lève très tôt. Sur toutes les chaînes de télé, ce ne sont que des communiqués spéciaux toutes les heures. Aucune créature ne sort pour le moment des engins extraterrestres. Des militaires encerclent chaque vaisseau. On en compte actuellement une vingtaine, dispersés sur chacun des cinq continents. Aucun engin repéré à proximité des océans.
Franck Nussdorfer reste perplexe, son cas serait-il isolé ? Il a voulu contacter Oliver Lewis son ex-collègue. En vain, le numéro n’est plus attribué … Il prépare alors le petit-déjeuner. Gillian dort encore. Ni l’un ni l’autre n’a fermé l’œil durant la nuit. Ils ont discuté, cherché des réponses à une kyrielle de questions. Franck refusera l’hospitalisation proposée par les flics, pas question de subir des examens médicaux, de consulter un psy ou autre gus spécialiste du cerveau. Il se sent très bien. Il n’est pas fou.
L’ex-scientifique appuie sur le bouton on de la machine à café. Il n’y parvient pas. Rien ne se déclenche. Il essaie encore. Le bouton on semble avoir perdu de sa densité. Franck passe les mains sur l’entièreté de la machine. Toute la machine a perdu sa rigidité. Franck ressent alors au niveau de son thorax d’intenses vibrations. La veille, il avait éprouvé les mêmes sensations, mais plus modérées celles-là. Franck veut ouvrir une fenêtre, il se sent oppressé. La poignée de la fenêtre est elle aussi dans le même état de mollesse que la machine à café. Les vibrations de plus en plus soutenues impressionnent Franck Nussdorfer. Il porte à présent les deux mains sur son thorax qui lui aussi a perdu de sa densité. À proximité de son cœur, en zone sous-cutanée, il tâte une partie plus compacte de plus ou moins deux centimètres carrés. Une puce, pense-t-il, ils ont osé m’introduire une puce dans le corps.
Franck Nussdorfer découvre avec stupeur juste à côté de la machine à café un cercle parfait constitué de bulots. Leur coquille est entière, aucun éclat apparent. Les bulots commencent à vibrer. Franck n’en croit pas ses yeux. Ses idées s’éclaircissent. La peur à présent fait place à une immense sérénité. L’ex-scientifique commence à comprendre. Le souvenir des deux jours passés hors du temps terrestre lui revient en mémoire. Il entrevoit tout : l’intérieur immense d’un vaisseau multi-équipé, son corps anesthésié étendu sur une table chirurgicale et autour de la table, sept géants engoncés dans des combinaisons lumineuses d’un gris métallique. Ces êtres venus sans aucun doute d’un lointain ailleurs sont penchés sur lui et, de leur unique œil planté au milieu de leur visage émacié, ils examinent chaque membre du corps de Franck Nussdorfer. Leurs deux mains, prolongées par trois longs doigts seulement, pénètrent son épiderme et triturent ses organes.
Soudain le Terrien entend l’une de ces créatures briser le silence et murmurer, « Celui-ci est le premier, ce sera notre prototype. Il s’appellera Adam.»
Une fois les deux flics partis, Franck et Gillian restent seuls. Franck pousse un soupir et prend Gillian dans ses bras. Il la serre très fort contre lui.
Que me caches-tu, Franck ? s’inquiète Gillian.
Mais rien du tout ma chérie, rien du tout. Il fallait encore bien que ce flic à la con pose une telle question, quel barré celui-là !
Franck, deux jours, tu te rends compte, deux jours ! Et tu reviens dans un tel état… Ta transpiration me donne des hauts le cœur et tu parais n’être plus rasé depuis huit jours. J’écarte l’option de la petite amie, affirme-t-elle confiante, presque souriante. Viens, asseyons-nous sur le divan, nous devons parler toi et moi.
Franck Nussdorfer ressent une intense fatigue. Il étend les jambes et penche la tête vers l’arrière tout en fixant le plafond. Gillian se lève, revient quelques instants plus tard et dépose deux tasses de café sur une des tables gigogne. Franck éteint la télé qu’il avait allumée machinalement, depuis toujours il est très addict aux écrans.
Gillian, je n’ai écouté que deux minutes les actus. C’est quoi cette histoire de vaisseaux extraterrestres ? Une blague ? Dans les mainstream en plus, c’est dingue ça ! Je rêve ?
Oh Franck, parlons de toi ou ne parlons pas si tu préfères. Restons là, comme ça. Tu es là à mes côtés, c’est la chose la plus importante en ce moment.
Toi, une passionnée d’OVNIS et de petits hommes verts, tu me dis ça, tu ne cesseras jamais de m’étonner, Gillian.
En deux mots alors. Des vaisseaux d’origine inconnue atterrissent aux quatre coins de la planète, Franck. Aucune créature n’en sort jusqu’à présent. Les dirigeants de tous les pays appellent au calme … Ils maîtriseraient la situation … J’utilise le conditionnel, bien sûr … Voilà …
Aux quatre coins de la planète ?
Oui, d’après les infos … On cite l’Égypte, à quelques mètres du Sphinx, tout près des montagnes Bucegi en Roumanie, au Pérou à deux pas du mont Machu Picchu, et j’en passe. C’est la panique partout sur la planète, des milliers de suicides, des meurtres à n’en plus finir.
Et ici en Belgique, rien du tout ?
Pour le moment, rien du tout en effet. Il se dit que toutes les régions côtières seraient épargnées et ce jusqu’à plus de cent kilomètres à l’intérieur des terres. Et notre minuscule royaume ne fait que deux cent kilomètres d’ouest en est …
Les régions côtières seraient épargnées, tiens donc.
Oui, ne me demande pas pourquoi. Tiens, voilà ta tasse de café, Franck.
Merci, Gillian. Il m’en faudrait bien dix pour avoir le courage de te raconter ce que je viens de vivre. Mais à côté des actualités, mon aventure, c’est pas grand-chose, lâche-t-il, songeur.
Franck raconte alors ce qu’il a vécu, et tout ce qu’il a vu, ou cru voir. Le silence, le va-et-vient du disque dans la mer et ce sans aucun splash, l’étrange matière organique des coquillages et puis ce gigantesque crop circle formé par toutes ces coquilles vides. Gillian n’en croit pas ses oreilles, elle est consternée. Cependant pas un seul instant elle ne met en doute le récit de Franck. « Ces engins n’atterrissent pas au niveau des zones côtières, la belle affaire, pense-t-elle, ils vont et viennent dans les océans ! » Gillian s’attendait à tout mais « ça », jamais elle n’y aurait songé. Un moment, vu les connaissances scientifiques de Franck, elle avait imaginé un kidnapping. Les autorités, face à l’urgence de la situation concernant l’atterrissement de ces engins extraterrestres ou plus exactement d’origine inconnue, devraient rassembler le plus vite possible tous les «cerveaux » des continents. Gillian a toujours su que Franck lui dissimulait les résultats de ses expériences et que personne après la mise à la pension de celui-ci n’avait continué ses recherches.
Franck, personne ne t’a contacté ? Du labo je veux dire ?
Oh, mon GSM est HS. Mais dans cette situation, nous verrions trois ou quatre sbires sortir d’une grosse bagnole et ils ne me demanderaient pas mon avis, je serais embarqué illico presto et déposé là où tu sais. Mais cela n’arrivera pas.
Ah bon ? Tu en es certain ? Tu n’étais pas un chercheur assez important ? dit-elle sur un ton ironique tout en faisant un clin d’œil à son mari.
Dans l’équipe, il y avait un jeune gars très prometteur. Un vrai cerveau celui-là. Je me demande encore où il allait chercher tout ce qu’il nous pondait. On l’avait surnommé « Le nouveau Tesla », c’est dire.
Tu ne m’en as jamais parlé. Ah oui, toujours ce secret professionnel. Tu as bien fait. Autant de rien savoir de tout ça.
Tu as bien changé, Gillian ! Toi qui dévorais les livres de SF, non ?
Oui mais c’était avant ta disparition ! Et surtout de ce débarquement d’engins bizarres. Doit-on croire les infos mainstream ? Ou c’est du pipeau encore une fois ? À quoi penses-tu, Franck ? Dis-moi …
Je pense à ce jeune Oliver Lewis, notre « nouveau Testa ». Pauvre gars, ses neurones doivent carburer. Le ministère le harcèle certainement. Lui et quelques autres ... Tu sais, nous avions même des contacts avec le Pentagone.
J’ignorais ça ! Ah oui, le secret professionnel …
Je jugeais inutile de te gaver avec ces expériences. Tu aurais pu t’inquiéter, Gillian. Et puis, je te sentais tellement excitée lorsqu’on abordait le sujet des extraterrestres …
… que tu as décidé de me cacher tout ce que tu savais…
Tu comprends tout, ma belle.
Je te sens si cool par rapport à tout ça. Ton comportement me déconcerte. Tu as quand même disparu pendant deux jours, Franck, deux jours !
Oh, Gillian, qu’est-ce donc deux jours par rapport à toute l’histoire de l’humanité ?
Mais Franck, il s’agit de toi ! Et de moi … Ou alors …. Que connais-tu donc que le commun des mortels ne s’imagine même pas ? Ou je me trompe ?
Tu as raison, ma belle. Ah les femmes sont si finaudes !
Dis-moi. Ma main à couper que tu songes aux découvertes de ce « nouveau Tesla » ?
Oui, il a finalisé mes travaux … Ces engins viendraient du futur. Ils maîtrisent les espace-temps et la densité de la matière. Ils sont connus des autorités depuis des dizaines d’années. Ils défient tout, le temps, l’espace, la matière, tout. Leur vitesse est inimaginable, ils font des virages à angles droits. Ils se rendent invisibles. Il y a des milliers de témoignages. Ils prendraient même des formes incroyables, se transformant eux-mêmes en vaisseaux spatiaux. Oui Gillian, ils deviennent leur propre vaisseau !
C’est impensable ça ! Et s’ils peuvent se rendre invisibles, pourquoi veulent –ils être vus aujourd’hui ?
Pour que nous sachions que nous sommes surveillés.
Dans quel but ?
Pour nous empêcher de commettre des conneries, faire exploser la planète par exemple …
Tout cela nous éloigne de ta disparition. Deux jours, Franck, deux jours … Tu n’as donc aucun souvenir de toutes ces heures perdues ?
Aucun souvenir, aucun, Gillian. Aux infos, personne n’a relaté un cas semblable au mien ?
Je n’ai pensé qu’à toi, Franck. J’ai écouté les journaux de loin, de si loin …
Franck marche d’un bon pas, il ne court jamais. Brad lui a déconseillé la course qui provoquerait trop de chocs au niveau des lombaires. De toute façon Franck n’a jamais été un sportif accompli et cette marche tonique et cadencée sur la plage déserte lui convient très bien. À cette heure matinale et surtout sous cette grisaille hivernale qui perdure, Franck ne croise personne. Lorsqu’il jette un regard circulaire vers la digue il ne repère que quelques badauds qui baladent leur clébard.
Franck en mettrait sa main au feu, en frôlant de ses pieds les premiers grains de sable quelques instants auparavant, la mer aux couleurs bleu-vert était houleuse, les vagues se chevauchaient, s’entrechoquaient dans un boucan d’enfer. Et là, à ce moment précis, ce profond et long silence interpelle Franck. Les vagues se montrent violentes et agressives mais n’émettent aucun son, pas même le son d’un modeste clapotis. Franck secoue la tête et tapote sur ses tympans à l’aide de ses index. Un moment, il craint pour sa santé, n’est-il pas en train de se payer à nouveau un accident vasculaire ? Sa vue s’était brouillée lors de sa première atteinte et là justement, sa vue et son ouïe disjonctent, à coup sûr. Il n’en croit pas ses yeux. À une distance qu’il a difficile d’évaluer sans commettre d’erreur, il discerne un immense disque plat de couleur argentée, vierge sur ses parois de tout symbole ou écriture, s’introduire par une subtile glissade dans la mer, et puis en ressortir à une vitesse fulminante. Et ce sans même provoquer un seul « splash ». L’étrange engin métallique répète ce surprenant mouvement de va-et-vient une dizaine de fois, comme s’il prenait un élan pour une autre destination ou encore comme s’il avait l’intention qu’un ou l’autre promeneur le remarque. Franck Nussdorfer, cet ex-scientifique, note que les bancs de mouettes s’éloignent illico de cette zone improbable. Et toujours ce silence, lourd et intense, ce silence inquiétant.
Tout à coup, l’incroyable instant suspendu se rompt. Un avion de la compagnie Lufthansa fend le ciel en direction de l’aéroport d’Ostende. La vie et ses bruits reprennent leur cours habituel.
Franck Nussdorfer se dit qu’il a sans doute rêver, que tout cela n’est que le fruit de son imagination, peut-être même que son premier accident cérébral a court-circuité des neurones, ce qui ne serait pas un cas isolé. Il ne poursuit pas sa marche en direction d’Ostende, il fait demi-tour. Sa montre affiche 11:20.
Fichtre, déjà 11:20 ! Cette montre déconne ! Décidément, tout fout l’camp aujourd’hui !
Il constate également que pendant tout ce temps il a effectué une distance très courte bien qu’ayant marché pendant un peu plus d’une heure. Cela l’intrigue. À son insu, les battements de son cœur s’accélèrent, toujours le stress de vivre un second accident cérébral. Par humour il éjecte d’office le mot deuxième, ce qui impliquerait l’annonce d’un troisième accident.
La vue d’une multitude de coquillages éparpillés autour de lui sur le sable mouillé captive son attention. Il ne se souvient pas, quelques minutes auparavant, les avoir vu dispersés de cette façon entre toutes les méduses. Et la marée est toujours basse, la marée haute n’est pas pour tout de suite. Enfant, il aimait ramasser ces coquillages rejetés par la mer, les compter un par un et puis les offrir à Méryl, sa petite sœur. Avec ses copines, Méryl commerçaient d’allure, dix coquillages contre une fleur en papier. Ces coquillages-ci sont tous entiers, bien plus grands que ceux de son enfance. Franck se penche et ramasse un bulot d’allure parfaite. Sa surface ne présente aucun éclat. Il reste très surpris lorsqu’il touche le coquillage. La coquille est lisse alors que les nervures sont visibles et la matière calcareuse devrait produire un aspect plus solide, moins souple. Or, ce bulot ne présente aucune rigidité. De sa vie Franck n’a tenu entre ses doigts un pareil coquillage. Malgré qu’il soit vidé de son mollusque, la coquille semble vivante. Oui, vivante. Sans hésiter, Franck en ramasse un autre, puis un troisième, et puis encore un autre. Tous révèlent une espèce de souplesse, comme s’ils étaient amputés d’une partie de leur calcaire ou autre matière. Et tous, oui, tous paraissent vivants et même semble avoir la volonté de communiquer. L’ex-scientifique ressent des vibrations au niveau de son thorax à chaque fois qu’il touche un de ces coquillages. Tout cela l’interpelle, il reste perplexe.
Il n’y a eu aucune tempête, c’est vraiment étrange autant de coquillages en ce laps de temps. Des lavagnons, des couteaux, et tous ces bulots intacts, des plombes que je n’en avais vu d’aussi beaux, et intacts de surcroît. Mais ces coquilles sont d’une souplesse, jamais vu ça. Et il ne leur manque que la parole. Ces vibrations ressenties lorsque je touche cette matière organique, ces vibrations pénètrent mon esprit et me soufflent quelque chose comme « Nous débarquons mon pote, nous débarquons. » Je rêve ou quoi ? Franck, te casse pas la tête, laisse-toi vivre, enfin. Et rentre illico auprès de Gillian, le pilier de ton existence depuis, depuis ….. tellement d’années !
Comme chaque matin, depuis l’accident vasculaire dont il a été victime voici un an, Franck Nussdorfer enfile pantalon, veste de sport et chausse ses nouveaux sneakers. Gillian, sa compagne, n’est pas encore éveillée. Franck traverse la cité balnéaire à son rythme et se dirige vers la digue. Face à la mer, pendant une dizaine de minutes et quel que soit le temps, le sexagénaire pratique les exercices physiques conseillés par Brad, son kiné. « Et n’oublie pas les inspirations et les expirations lentes et profondes bien coordonnées lors de chaque mouvement, n’est-ce pas, champion ! », avait lancé Brad. Franck est de plus en plus rassuré et redevient très enthousiaste, chaque jour il progresse. Il retrouve même, d’après Gillian, sa souplesse d’antan. Certaines semaines, il est performant, il se surpasse. « Les prochains jeux olympiques sont dans la poche ! », aime plaisanter Gillian afin de soutenir au mieux son courageux compagnon. La forme revient et pas seulement au niveau de la mobilité de ses membres. La mémoire se montre excellente comme lorsqu’il avait vingt ans et qu’il avalait sans rechigner, lors de ses études universitaires, des centaines de pages rébarbatives noircies de formules barbares liées aux mathématiques ou à la physique, de quoi se perdre dans un espace-temps improbable ou dans les méandres d’un multivers.
Tout en descendant la volée de marches en pierre bleue qui le conduisent vers la plage, Franck respire à pleins poumons des goulées de cet air iodé qui le revigore au maximum et renouvelle chacune de ses cellules. Il bénit presque cet accroc de santé qui lui a permis de décrocher d’une façon prématurée de ce boulot énergivore et qui au fil du temps lui pesait si lourd sur les épaules. Toutes ces expériences scientifiques et ces équations à n’en plus finir commençaient à le fatiguer. D’autant plus que ses travaux bousculaient les esprits trop scientistes et que cet innovateur ne pouvait même pas les diffuser via les revues dites scientifiques. Des bulles quantiques à la téléportation en passant par les forces de l’antigravitation, Franck Nussdorfer avait décidé de replier son espace-temps professionnel. Le spécialiste en charge de lui expliquer tout le protocole de sa maladie ne le lui avait pas caché, « Votre accident cérébral, vous le devez à une surcharge de travail, une espèce de trop plein pour votre corps, ça j’en suis certain mon cher ami ». « La belle affaire » se dit à présent Franck en admirant le spectacle des vagues violentes et si belles, me voici tout jeune retraité et au diable la physique quantique, les vibrations, l’étude du temps et tutti quanti. La seule question de ma journée c’est, Une fois sur la plage, est-ce que je vais à gauche vers Dunkerque ou à droite vers Ostende ? Pure ironie pense-t-il puisque Dunkerque est à une quarantaine de kilomètres. Franck bifurque vers la droite. Il jette un coup d’œil furtif vers sa montre, celle-ci affiche 10:10. Le temps est gris et un petit crachin bien gras salit les verres de ses lunettes. Tout cela ne le dérange en rien, il apprécie à cent pour cent ces riches instants face à lui-même.
C’est marée basse. Les méduses envahissent la plage. Leur apparition en masse ne correspond plus à grand-chose. Encore une constatation inexplicable à mettre sur le dos du réchauffement climatique. Il a bon dos celui-là.
L’esprit de l’ex-scientifique enchaîne malgré lui sur tous les problèmes qui sont restés sans solution aucune, en suspens entre les murs de son laboratoire isolé dans le troisième sous-sol d’une institution bruxelloise. Puis il zappe tout ça, pas évident pour lui de lâcher-prise.
Son miroir lui renvoie l’image d’un visage transparent hyper-fatigué, des cernes lui tombent jusqu’à mi-joues et il lui semble que de jour en jour, les rides se multiplient et creusent de véritables sillons juste là, sur le front. Marjolaine Laviolette est épuisée. Vaisselle, nettoyage de l’appart, lessives, repassage, etc. Et, lorsque son Pino Lapipe sent monter en lui un désir irrésistible, bien souvent trois fois par jour juste au moment où sa belle remplit le barboteur de l'oxyconcentrateur, c'est obligation sine qua non de passer à la casserole. Ce qui se traduit par changer la protection urinaire du Pino, l'aider à s’extirper de sa chaise roulante, allonger sa carcasse décharnée sur le divan du salon et puis pom pom pom pom. Marjolaine en a ras-le-bol de tout ce cirque qui n'en finit pas. Plus de dix ans que le Pino est dans cet état cadavérique. Depuis ce jeudi de l’Ascension où cette garce de Rosarosarosam a sectionné les freins du Solex de son amant. Pino et son engin ont alors traversé la rambarde du pont des Amourettes et se sont écrasés contre la proue d’une péniche de passage. Aujourd’hui, Marjolaine se dit que Rosarosarosam devait elle aussi en avoir marre des folies sexuelles du Pino. Et si sa maîtresse ne le supportait plus, mettez-vous à la place de l’officielle …
On annonce une météo du tonnerre, trente degrés à l’ombre. Idéal pour se payer une journée à la mer et profiter de la douceur d’une brise marine. Marjolaine se met donc sur son trente et un. Maquillage à outrance, parfum à gogo, minijupette, tee-shirt ultra-collant et talons-aiguilles.
Tu me quittes ? demande Pino, l’air inquiet.
Oui Pino, je pars.
Et ma bouffe ?
Tout est prêt mon amour. Tu allumes le micro-ondes, tu attends
dix minutes et tu sors le plat. Ensuite, seul devant ton assiette, tu dégustes. C’est le reste des spaghetti bolo d’hier soir, continue Marjolaine sur un ton dégagé. Elle s’attend à une scène de ménage et est décidée à ne pas céder.
Et ma gnôle ?
La bouteille est là sur la table et le verre est tout à côté.
Et si je pisse et que je …
Tu appelles l’infirmière et tu essaies de ne pas la violer. Les douze précédentes ont capitulé, rappelle-toi mon amour.
Je te préviens, Marjolaine, si tu me quittes, tu ne me reverras jamais !
Alors je te quitte, rétorque Marjolaine en ricanant. Et elle sort en prenant soin de claquer la porte avec tout ce qu’il lui reste de force.
Une heure plus tard, Marjolaine est assise dans le train. En première car après tout, elle le vaut bien. Elle a pris soin de subtiliser la carte bancaire du Pino. Pour tous les services rendus, il lui doit bien ça. Les paysages défilent et Marjolaine ressent une profonde sérénité l’envahir. Il y a bien longtemps qu’elle n’avait plus vécu une telle plénitude.
Arrivée à Ostende la touriste d’un jour se paie un p’tit-dèj de reine à l'hôtel Burlington. Trois fois elle se colore les lèvres d'un rouge éclatant. Un charmant monsieur très BCBG ne cesse de la lorgner. Elle lui plaît. Ah comme c'est beau de se sentir aimée pour ce qu’on est vraiment, une femme belle et désirable.
Cette journée est un cadeau, un gros bonbon en sucre d’orge. Ah quelles heures de réel bonheur ! La promenade sur la digue, la tomate-crevettes au casino, et tutti quanti. Déjà le soir arrive et Marjolaine se résigne à rentrer.
À cent mètres de chez elle, elle aperçoit gyrophares, combi de police, ambulance et tout le toin-toin. Angoissée, elle accélère le pas. Oui, tous ces machins sont garés devant chez elle. Elle devine sur la civière le corps de son Pino. Elle court et hurle, Oh non, pas toi, mon Pino d’amour. Elle s’évanouit et lorsqu’elle ouvre les yeux, elle se retrouve allongée sur le divan « aux souvenirs ». Une infirmière lui explique les circonstances et la réconforte. Un flic s’excuse, il est obligé de lui poser quelques questions d’usage. Mais il en est certain, c’est une mort inopinée. C’est l’infirmière qui a découvert le corps gisant par terre, raide mort. À ces mots ravageurs, Marjolaine feint un second évanouissement en murmurant, Pinoooo, mon Pinoooo.
Madame Marjolaine, madame Marjolaine, souhaitez-vous que je reste avec vous ce soir ? La situation est tellement pénible. Je compatis.
Merci Mirabelle, ça ira, merci, répond Marjolaine, bien certaine d’assumer.
Une fois tout ce petit monde sorti de l’appart, Marjolaine ramassa illico mais néanmoins du bout des doigts assiette, plat et couverts. Elle plongea toute cette vaisselle dans une bassine d’eau et ajouta une belle rasade d’eau de Javel.
En ce qui concerne l’emballage du produit raticide, elle peut dormir tranquille, elle l’a jeté dans une poubelle d’Ostende.
Dès son retour en Grandioserie, mademoiselle Camélia Tuemouche se rendit à l’atelier de monsieur Minet. Assise sur un tonneau, la camerlinguette observa avec intérêt le chat et le rat au travail. Comme les artistes prenaient une pause caoua, le rat lui en proposa une tasse, qu’elle refusa poliment par crainte d’un empoisonnement par liquide inconnu.
Ensuite, elle ne se rendit plus à l’atelier que pour constater l’avancée des travaux. Au terme du troisième jour, monsieur Minet et le rat, revêtus de leurs plus beaux habits, livrèrent enfin la merveille au palais. Elle était tout en cuivre et argent étincelant, avec un petit siège de cuir et un sinueux gouvernail orné à chaque bout de cabochons de cornaline éblouissante, tout comme les pédales. Mademoiselle Camélia Tuemouche l’aurait trouvée charmante s’il n’y n’avait eu cette roue monstrueuse à l’avant, qui faisait la niche à la minuscule occupant l’arrière. Quel singulier engin !
Sitôt prévenue de l’arrivée de son grabi, Sa Sublimissimité apparut, vêtue d’une combinaison bouffante en soie chamarrée où le rose et l’orange dominaient. Un long foulard Jaune complétait sa tenue ainsi que des mitaines en angora et des chaussons d’un violent violet, pendant tapageur à sa toute nouvelle casquette plate. Après avoir salué de la main ses courtisans curieux, le Grand Truc se précipita sur son nouveau jouet, s’extasia d’avoir rêvé si grand, tout en souriant à monsieur Minet qui ne pouvait espérer mieux en matière de remerciement, leva les yeux sur la petite selle… et décida que sa troisième camerlinguette avait gagné le droit d’étrenner le dernier fruit de ses méditations avant que ce dernier rejoigne ses collections. Horrifiée, mademoiselle Camélia Tuemouche sentit tous les regards se tourner vers elle.
Un monsieur Minet un peu trop enthousiaste au goût de la camerlinguette et certainement impertinent alors qu’il faisait remarquer qu’il fut heureux qu’elle portât des pantalons audacieusement moulants sous sa courte jupe à froufrous, lui expliqua comment enfourcher l’engin sans risques. Avec l’aide du mécano-chat elle posa donc le pied sur ce qu’elle avait pris pour une simple arabesque décorative mais s’avérait être un marchepied, poussa le monstrueux engin et sauta sur la selle. Terrorisée, elle se mit à pédaler frénétiquement. Dans la salle, les courtisans détalèrent en poussant des cris affolés, tendis que la terrible machine zigzaguait férocement parmi eux.
‒ Merveilleux ! Merveilleux ! s’écria le Grand Truc, debout sur son trône, en applaudissant à chaque boucle que faisait l’engin. Mademoiselle Camélia Tuemouche, elle, poussait des cris d’orfraie, non par peur d’écraser qui que ce soit mais épouvantée de ne pouvoir arrêter l’infernal engin. Monsieur Minet avait beau lui avoir expliqué que la descente se faisait de la même manière que la montée, elle était tétanisée. Heureusement, dans sa grande bonté, sans parler de son ravissement, Sa Sublimissimité fit ouvrir en grand toutes les portes du palais afin de permettre à cette beauté ‒ le grand bi, pas mademoiselle Camélia Tuemouche ‒ de filer librement. Profitant de ce que la troisième sillonnait l’Intérieur en couinant, la première camerlinguette, opportunément réapparue, congédia le chat et le rat, morts de rire, qui s’en retournèrent vers leur atelier plus convaincus que jamais que ce palais était un repaire de zinzins.
Toute la journée mademoiselle Camélia Tuemouche pédala. Elle pédala jusqu’à ce que la nuit, parée d’une lune qui lui faisait un sourire carnassier, s’invite à la fête et assiste au grand final de cette folle course dans le bassin à poissons du jardin privé de Sa Sublimissimité.
Par bonheur, comme le fit remarquer le Grand Truc bozzo depuis son balcon, son grabi n’avait pas souffert et c’était l’essentiel. Rassuré, il était ensuite retourné vers l’un de ses sommeils artificiels rêver à sa prochaine merveille.
Résignée, mademoiselle Camélia Tuemouche prépara un petit bagage et se rendit à l’aéroport local où elle embarqua à bord d’une nef volante. Heureusement, le confortable aéronef, tout de velours et laiton vêtu, possédait des commodités où laisser libre court à sa terreur et un mal de l’air insurmontable. L’île de Bizarrerie n’étant heureusement pas la plus éloignée, la camerlinguette put bientôt quitter le petit coin qu’elle avait monopolisé pendant pratiquement tout le trajet, au grand dam des autres passagères, pour rejoindre l’esplanade surplombant une cité aussi exotique que grouillante de vie, qui étalait ses atouts sans complexe tel un paon à la saison des amours.
Rajustant son haut de forme orné d’un énorme nœud rose vif, mademoiselle Camélia Tuemouche déploya une ombrelle d’un délicieux vert tendre et quitta résolument l’esplanade en direction de la cité. Peu rassurée, elle pénétra parmi ses ruelles où se pressait une foule bigarrée. Devant elle, une dodue dame, ses cheveux formant un monticule d’un roux flamboyant sous un coquet petit chapeau, le corps magnifiquement emballé dans une robe aux couleurs éclatantes, ses épaules bien rondes enjolivées de nœuds et de breloques, fendait la foule de son rire cristallin. Son compagnon, sobrement vêtu de bleu nuit et parfait contrepoint à l’exubérance de la dame, suivait les mains encombrées de paquets ; ce qui expliquait peut-être pourquoi les commerçants, tout sourires, se courbaient sur leur passage. L’un d’eux, croyant sans doute que la camerlinguette accompagnait ce flamboyant équipage alors qu’elle profitait seulement de son sillage, tenta de lui vendre un minuscule bibi nanti d’une énorme plume. Mademoiselle Camélia Tuemouche le remercia, mais expliqua être en quête de lingots de cornaline éblouissante. Le commerçant fit la moue, puis admit qu’il pourrait peut-être lui indiquer où en trouver avant de présenter à nouveau l’étonnant galurin. L’affaire conclue, il s’avéra que le plus important magasin de pierres se trouvait dans un quartier à trois ponts de celui-ci. Heureusement, le prévoyant commerçant vendait, en sus de ses coiffes, des cartes de la cité pour touristes étourdis. Serviable, il y marqua la boutique recherchée d’une croix luisante d’encre rouge.
Une boîte à chapeau oscillant à son bras, son ombrelle dans une main et la carte dans l’autre, la camerlinguette changea de quartier en empruntant un joli pont qui faisait le gros dos par-dessus les bassins entourant chaque îlot de la cité. Elle quitta ainsi le secteur des modes pour rejoindre celui des parfums, qu’elle abandonna un peu plus tard dans une suspecte euphorie et le cou ceint d’un collier dégageant des arômes herbacés, pour rallier celui des commerces de bouche. Cette allégresse passagère l’obligea à demander son chemin à un souriant marchand de fruits qui proposait des rupes aux formes étranges et aux feuillages envahissants.
Un pont plus tard, un encombrant bonana coincé sous le bras, elle atteignit enfin le secteur des pierres dont le dôme rutilait sous le soleil, tel un diamant à la taille parfaite. Sous ses facettes, bijoutiers et orfèvres exposaient leurs trésors sur de sobres et sombres présentoirs. L’éventaire signalé par la croix écarlate de monsieur Chiptou, offrait un choix inimaginable de pierres qui exhibaient leurs couleurs avec l’ardeur d’un feu d’artifice sur le velours de la nuit. Le gemmologue artificier, propriétaire de ces merveilles, fut ravi de négocier trois lingots de cornaline éblouissante avec la charmante personne qui avait si gentiment visité les boutiques de ses cousins.
Une boutique en particulier avait retenu son attention. Elle proposait des objets qui avaient convaincu mademoiselle Camélia Tuemouche que sa quête du grabi s’avérerait peut-être finalement plus courte que prévu. Le vendeur, monsieur Chiptou, un raton laveur endimanché, au poil et à la truffe luisants, avait observé un bon moment le croquis présenté par la camerlinguette. Il avait ensuite consulté un des nombreux catalogues qui encombraient son arrière-boutique, puis avait ôté ses lorgnons en secouant la tête. Mademoiselle Camélia Tuemouche avait été fort déçue de l’entendre avouer qu’il ne possédait pas ce genre d’article, avant de se sentir revigorée par l’annonce de l’existence d’un certain mécano qui pourrait peut-être l’aider. Monsieur Chiptou lui avait promis une carte indiquant l’atelier de l’intéressé, puis l’avait invitée à acquérir une charmante babiole à épingler sur son corsage. La camerlinguette, sous le regard insistant du vendeur, n’avait pas osé refuser et était ressortie de la boutique en possession de la précieuse carte, le décolleté orné d’un lapin nanti d’une grosse montre au squelette ronronnant.
Le quartier où l’avait envoyée monsieur Chiptou était fort différent de ce qu’elle avait pu voir jusqu’à présent. Ici, les champignons ouvraient sur des fabriques où résonnaient d’inquiétants bruits qui avaient donné envie à mademoiselle Camélia Tuemouche de prendre ses jambes à son cou. Seule l’image de la première carmelinguette persiflant sur son échec lui avait insufflé le courage de continuer.
Arrivée à l’adresse indiquée, elle s’était prudemment aventurée dans l’atelier d’un matou en salopette qui avait salué son arrivée d’un clin d’œil. Il s’était ensuite moqué de ces zinzins qui logeaient au palais, faisant ricaner le rat à grosses lunettes de cuir et métal qui l’assistait. Devant tant d’impolitesse, mademoiselle Camélia Tuemouche avait rangé son croquis et, laissant errer son regard sur l’atelier, avait théâtralement déclaré que le palais allait être fort déçu que monsieur Minet ne soit pas l’artisan de talent qu’on lui avait décrit. Le vilain matou avait aussitôt sorti les griffes. Que pouvait donc bien lui vouloir le palais ? La camerlinguette avait ressorti le croquis de sa petite aumônière, avant de le tendre avec réticence à l’impatient greffier en précisant qu’il s’agissait d’un grabi. Ce dernier avait étudié le dessin un instant, avant de le tendre au rat dans un grand éclat de rire. C’est là que mademoiselle Camélia Tuemouche avait appris que le grabi tant convoité était un véhicule pour amoureux des sports extrêmes et se nommait : grand bi. Monsieur Minet, intéressé par le défi, avait accepté de fabriquer l’engin à condition de connaître la taille du pilote. La camerlinguette avait aussitôt rejoint l’Intérieur en quête du renseignement.
Et c’est là que les choses étaient devenues embarrassantes.
Depuis son retour et à sa grande honte, mademoiselle Camélia Tuemouche se trouvait dans les appartements sublimissimes, devant un Grand Truc dont les pieds baignaient dans une mare de soie colorée et rien d’autre sur le dos. Ayant bien compris que l’enthousiasme de Sa Sublimissimité empêcherait toute tentative d’expliquer qu’une robe de chambre ne pouvait nuire à l’exactitude de l’étude de Sa longueur, elle tenta de refiler la corvée du métrage à un valet de pique. Mais le rusé vilain semblait atteint d’une surdité aveuglante !
Sapristi ! La camerlinguette ferma les yeux. Si au moins les courtisans cessaient de ricaner et venaient plutôt l’aider. Mais nooon ! ils allaient d’abord la laisser mourir d’embarras. Et bien sûr, ses consœurs étaient occupées ailleurs… ce qui, tout compte fait, n’était peut-être pas plus mal.
Enfin, un brave valet de cœur lui proposa son assistance, ce que mademoiselle Camélia Tuemouche accepta avec soulagement. La mesure prise, la camerlinguette s’en fut aussitôt porter l’inestimable renseignement à monsieur Minet, qui se contenta d’en prendre note… et déclara que trois lingots de cornaline éblouissante seraient également nécessaires. Aïe, mademoiselle Camélia Tuemouche allait encore devoir faire les boutiques ! Ce que confirma le mécano-chat en faisant remarquer que cela lui donnerait l’occasion de voir du pays. Mais que pouvait-il bien entendre par là ? À la consternation de la camerlinguette, le chat lui expliqua que les lingots de cornaline éblouissante ne se trouvaient qu’en Bizarrerie, la grande île située à l’ouest de leur chère Grandioserie.
Jamais, au grand jamais, mademoiselle Camélia Tuemouche n’avait imaginé se retrouver un jour dans un tel embarras. Il est vrai que sa condition de troisième camerlinguette, qu’elle n’avait pas recherchée mais qui lui était tombée dessus comme une buse sur un mulot, était encore trop récente pour qu’elle soit déjà habituée à ce douteux privilège de seconde vue, aux effets aussi verts que peu mûrs, inhérent à la fonction. Et bien sûr, ses deux consœurs avaient brillé par leur absence lorsque, ce matin-là, émergeant de sa chambre enroulé dans une de ces choses soyeuses et chamarrées qu’il affectionnait tant, le Grand Truc Bozzo avait exigé un grabi ! Un grabi ? Qu’est-ce que c’est que ça ? s’était inquiétée la camerlinguette avant que le Grand Truc affirme qu’il s’agissait d’une chose tout à fait ravissante et très utile.
Ignorante de ces choses merveilleuses dont raffolait Sa Sublimissimité et qu’il découvrait dans ses sommeils artificiels, mademoiselle Camélia Tuemouche s’était donc renseignée sur cette nouvelle lubie. Malheureusement, l’aridité du terrain des connaissances qui caractérisait les labyrinthiques couloirs du palais s’étant montrée à la hauteur de sa réputation ‒ et bien plus encore ‒ elle n’avait trouvé personne pour éclairer sa pauvre lanterne. Néanmoins, le tortueux fossile possédait une relique des temps passés, que la camerlinguette évitait habituellement de fréquenter mais qui, cette fois, s’était honteusement imposée comme seule source d’éclairage. C’était une vielle chose, un imbroglio de tuyaux, rouages et rivets, qui ronflait et fumait depuis une éternité au fond de son cagibi. Mademoiselle Camélia Tuemouche détestait tout particulièrement sa manie de vous fixer avec son gros œil, qui faisait comme une vilaine protubérance verdâtre sur son ventre vrombissant, mais les désirs du Grand Truc étant des ordres elle s’était résolue à braver le dragon dans son antre. Houlette Placard ‒ c’était son nom ‒ avait longuement bourdonné puis, entre deux chuintements et quelques hoquets, avait craché l’image un peu floue d’un curieux… euh… machin.
Les mains en coupe autour de ses joues, la camerlinguette avait réalisé, horrifiée, qu’elle allait devoir se rendre en Extérieur ! En traînant les pieds, elle avait rejoint sa chambre, avait remplacé ses chaussons de soie par des bottines à talons d’argent, avait mis ses mitaines en dentelle, sorti son haut-de-forme le plus ordinaire et pris l’ombrelle noire assortie à sa robe de taffetas. Elle s’était ensuite traînée jusqu’à la porte du palais, celle donnant sur le parvis et la cité en contre-bas. Née et ayant grandi en Intérieur, l’Extérieur la laissait toujours perplexe. Tous ces visages étranges, tous ces sons, toutes ces odeurs inconnues ! Cependant, aucun autre choix n’ayant eu le bon ton de se présenter à sa porte, elle s’en était courageusement allée dénicher le résultat des cogitations de la vieille Houlette.
Depuis le parvis, surgissant parmi un invraisemblable méli-mélo de tuyaux, la cité ressemblait à une hallucinante forêt de champignons aux chapeaux bleus et verts hérissés de cheminées qui crachaient des volutes de fumée rose. À l’abri de son ombrelle, mademoiselle Camélia Tuemouche avait rejoint les premiers bâtiments tout en réfléchissant au problème qui l’occupait, se demandant qui, parmi les habitants, allait pouvoir la renseigner ? Frissonnante, elle s’était enfoncée dans le dédalle de ruelles qui parcourraient la cité, était passée devant toutes sortes d’étals, où des personnes à la voix puissante l’avait interpellée de manière scandaleusement effrontée, de tavernes d’où s’échappaient des odeurs curieuses en même temps que des éclats de voix et de rires, jusqu’à rejoindre un quartier de petites boutiques aux vitrines prometteuses.
Au début, il n’y avait rien que la soupe primitive. Un peu d’oignons rôtis, un peu de céleri, quelques rondelles de carottes… On ne savait rien de sa recette, si ce n’était qu’elle était faite d’eau, bouillante et frémissante, joyeuse et vivante, se mouvant au gré des courants de chaleur qui traversaient la marmite. On ne savait rien d’elle sinon qu’elle avait un petit gout de sel, agrémenté d’oignons comme les chips qu’on découvrirait longtemps, très longtemps après dans les supermarchés. On ne savait rien d’elle si ce n’était qu’elle était gigantesque, qu’elle s’étendait du début de la terre à la fin de la mer, qu’elle cheminait bien au-delà du regard de l’homme qui n’existait pas encore, bien au-delà de celui du faucon crécerelle qui voit tellement bien qu’il peut fondre sur sa proie à des kilomètres. Mais le faucon n’existait pas encore. On ne savait rien d’elle, et même rien du tout, pas même ce petit goût de viande, imperceptible au départ, qui se mit à s’affirmer, au fur et à mesure des années, des décennies, des siècles échappés qu’on ne mesurait pas. Juste ce que l’on sut, bien plus tard, c’est l’histoire de ce goût, et puis aussi l’histoire de celle qui l’avait mise au feu. Une sorte de grande créature aux cheveux couleur de vent, ce vent qui soufflait sur la soupe et qui l’aidait à se courber, à se faire des bigoudis de vagues, à se regarder dans les yeux de ses sœurs, et à s’aimer. Une sorte de personnage intemporel, avec des yeux couleur de braise, avec un souffle long et lent, avec une voix de sorcière, brisée et douce, comme le temps. Cette personne qu’on appela plus tard Zeephora mettait beaucoup de soin à tourner dans la soupe toute primitive qu’elle fut. On ne savait pas si elle pensait à ces milliards de femmes et d’hommes, qui, un jour, renouvelleraient son geste, avec une cuillère de bois de cèdre, de baobab tout enroulée, de sapin clair ou de bouleau si blanc. Zeephora remuait et goûtait, de temps en temps. Et la soupe tournait, comme un manège lent, comme ces carrousels qui existeraient dans si longtemps, tournant avec douceur et parfois fureur, douleur. Dans les remous vivants de la soupe primitive se calaient les légumes, bien au chaud dans le très brûlant, l’oignon par ci, le céleri par-là, les pommes de terre dans les courbes ineffables et sans nom, puisqu’il n’y avait pas de nom, dans ces temps-là.
Il s’avéra qu’un jour, Zeephora en eut marre. Elle s’assit alors sur le petit rocher qui bordait l’étendue d’eau vigoureuse. Et le gout de la soupe était bon, plein de cette saveur de viande, épicé à souhait. Alors Zeephora s’arrêta de tourner. Et regarda ce que donnait la soupe.
Et puis, il ne se passa rien. Rien que l’apaisement de la houle, le soulagement d’un ressac juste rythmé par la brise, le decrescendo, l’eau qui s’endort, il n’arriva rien du tout et Zeephora avait beau écarquiller les yeux qu’elle avait de braise (mais je l’ai déjà dit), elle ne voyait rien. Mais elle entendit. D’abord, ce fut comme un murmure, un bruissement de vie primitive, l’univers de la soupe se mettait à parler. Et dans le gris noir vibrant de l’aube fondamentale, dans le bouillon des origines se formèrent des petites boules minuscules, on aurait dit de petites balles un peu visqueuses, à la manière de ce que seraient les billes de tapioca trouvées dans les potages, plus tard, bien plus tard.
Soudain, les petites sphères se mirent à rayonner : c’est ainsi que naquirent des lucioles, des centaines de lucioles, des milliards de lucioles. Et le ciel, jaloux de la soupe devenue mer scintillante, s’empara de celles-ci. Elles allèrent habiter chaque endroit, chaque centimètre carré de ce ciel : c’est pour cette raison qu’il fait si clair le jour. Le ciel s’empara aussi d’une seconde espèces de billes, plus résistantes, plus lumineuses aussi : c’est pour cette raison que le soir, s’étoile la nuit : d’autres vers luisants, plus résistants continuent de briller comme toutes les planètes que nous connaissons maintenant. Et Zeephora sourit. Parce qu’il y avait de la lumière le jour et des étoiles de nuit. Celles qui restèrent au fond de la soupe primitive maintenant tiédie par l’absence du feu qui ne la chauffait plus, celles qui restèrent furent appelées étoiles de mer…
Et Zeephora attendit encore : elle en avait de la patience. C’était déjà la femme qui avait fait la plus grande soupe du monde pendant autant de temps, si elle avait vécu plus tard, on l’aurait inscrite au livre des records, mais cette femme ne savait pas lire, et jouissait seulement du jour et de la nuit, de l’étendue d’eau à perdre son regard, et de qui, petit à petit, se passa . La mère-soupe s’était retirée du rivage, il y avait maintenant de grandes plages de sable, dues à l’usure des galets que Zeephora, comme toutes les femmes juste après elle, avait utilisé pour maintenir le bouillon chaud. Les pierres s’étaient usées, polies, avaient perdu de leur substance, tour de cuillère après tour de cuillère, remous chaud après tourbillon bouillant et toutes les particules des pierres s’étendaient maintenant sur un terrain un peu pentu, qui allait vers la mer. Et ce fut le sable originaire, coloré, rougeoyant et bleuissant, fait de milliards de poussières de pyrites étincelantes, de calcite blanche, de coralines rouges et de lapiz lazuli bleu. C’était une plage primitive, là où se mirent à sortir des tas de créatures, d’êtres premiers, qui partaient à l’aventure de la vie.
La première chose que Zeephora vit sortir de la mer, c’étaient de petites pâtes minuscules, comme celles que l’on met maintenant le soir, dans les potages des enfants de cinq ans : on les nomme pâtes alphabet, elles contiennent toutes les lettres du monde et tous les sons. Et ces petites pâtes sortirent de l’eau, encore toutes dégoulinantes d’avoir nagé tant de temps, et elles se donnaient la main. Elles faisaient ensemble des ribambelles de mots, d’abord ce fut le mot « verbe » qui sortit, tout trempé, puis, d’autres mots qui nommaient le ciel et la terre, désormais séparés, d’autres encore qui disaient la chaleur, la moiteur, les mouvements des vagues et leurs secrets cachés. Ce fut bien plus tard qu’on écrivit dans des livres sacrés qu’au commencement était le verbe, ça n’était pas si faux que cela. Mais Zeephora ne savait pas lire. Elle avala tout cru le mot » oiseau » et le trouva bon. Aussitôt un être ailé se mit à voler au-dessus des flots. Il était encore bien pataud et un peu zigzaguant, mais très vite, il acquit de l’assurance et se mit à pêcher des poissons, mot dont Zeephora avait dévoré toutes les pâtes, dans le bon sens, du « p » au gout salé au « n » à la saveur plus subtile.
C’est ainsi que naquit le monde, le ciel séparé de la terre, les animaux, les arbres vainqueurs aux canopées comme des lits moelleux, les fleurs et leurs pétales, les saisons. Zeephora dut manger beaucoup et souvent, mais les pâtes avaient un goût chaque fois différent. Elle en mangea tant et tant que ces pâtes disparurent totalement de la surface de l’univers. (Elles furent en fait sauvées par un groupe d’êtres poilus, marchant debout qui se dirigèrent dès leur sortie de l’eau vers un continent qu’on appela plus tard la Chine).
C’est ainsi que naquit le monde, et Zeephora dut aussi manger des mots plus abstraits comme le mot « douleur » comme le mot « souffrance », comme le mot « guerre », c’était affreux. Mais elle absorba aussi les mots qui signifiaient « enfances », « bonheur », « plaisir », « ciel étincelant », « magnifique. » Ils étaient délicieux, elle en avala beaucoup. Il en resta des étincelles, parsemées de-ci delà aux quatre coins du monde.
Et quand Zeephora eut fini de manger, son ventre gargouillait et était lourd. Mais toutes les créatures vivantes bougeaient, se parlaient, voyageaient, inventaient. Alors L’immense créature aux cheveux de vent sut que son travail était fini. Et elle se coucha sur la plage magnifique. Et se fit une pipe aux herbes odorantes. Et contempla, avec plaisir (comme ce mot était agréable et goûteux) tout son travail.