Sélim et le papillon, une nouvelle de Jean-Jacques Manicourt

Publié le par christine brunet /aloys

Sélim et le papillon, une nouvelle de Jean-Jacques Manicourt

"Sélim et le papillon"


Personne ne vit arriver le papillon ; mais Sélim ne cessait de le regarder s’approcher. Personne n’entendit le papillon demander qu’on lui ouvrît la fenêtre. Sélim, lui, avait entendu ; il se leva et ouvrit un des deux battants du châssis.
- Que fais-tu Sélim ? Demanda l’instituteur.
- J’ouvre la fenêtre pour le papillon, répondit Sélim.

La classe éclata de rire. M. Michel, l’instituteur, réclama le silence. Tant mieux, pensa Sélim, qui n’avait pas pu entendre ce que le papillon cherchait à lui dire.


Le papillon faisait du sur place à quelques battements d’ailes de la fenêtre ; on eut dit un colibri.
- Salam alékum, dit le papillon
Quoi, le papillon parle la langue de ma mère !
- Alékum Salam, répondit Sélim.
Nouvel éclat de rire de toute la classe. Même Amandine, la
première de classe, d’habitude si soucieuse de ne pas fâcher M. Michel, riait de bon cœur.

L’instituteur se fâcha.
- Sélim, retourne t’asseoir, tonna-t-il.

Mais Sélim n’obéit pas ; il était captivé par le papillon, un flambé (Iphiclide Podalirius) de couleurs vives comme il n’en avait jamais vu.

M. Michel se leva avec la ferme intention de ramener Sélim à la raison, de régler cette histoire saugrenue de papillon que nul autre que Sélim ne pouvait voir. Ce fut le moment que choisit le papillon pour se volatiliser.
- Qu’est-ce que cette histoire de papillon, et à qui parlais-tu ainsi ? Demanda l’instituteur à Sélim.
- Tu te crois sans doute intéressant (j’hésite sur la ponctuation car quand un instituteur dit cela, pose-t-il une question ? Auquel cas je n’hésiterais pas à ponctuer la phrase de M. Michel par un point d’interrogation, ou bien assène-t-il une vérité qui ne supporte pas d’être contredite ?)

C’était assez légitime et prévisible, Sélim opta pour la question.
- Non, monsieur, répondit-il.

Certains des élèves de la classe pouffèrent, d’autres réprimèrent leurs rires entre ventre et bouche, à hauteur de glotte.
La naïveté et la soumission qui s’inscrivaient sur le visage de Sélim, décontenança M. Michel.
- Retourne à ta place, Sélim, et n’en bouge plus.
Et cette fois, Sélim s’exécuta. M. Michel rejoignit l’estrade (il enseignait dans une école un peu désuète, vieillotte qui, contre vents et marées, nouvelles pédagogies, modes et injonction du rectorat, avait conservé l’estrade et le cache-poussière.)

L’instituteur avait à peine regagné sa chaise – une chaise de bureau avec assise et dossier en cuir, réglable en hauteur, seule concession de l’école au confort et au modernisme -, que le papillon vint se poser sur l’épaule de Sélim.
- Comment es-tu entré ?
- Chut, moins fort, tu vas te faire remarquer, conseilla le papillon.

M. Michel avait fait les gros yeux.
- QUOI ENCORE, SELIM ?

Au ton qu’avait employé M. Michel, la classe comprit que l’agacement de leur instituteur avait fait place au ras-le-bol. Nul n’était censé ignorer que M. Michel ne supportait pas le moindre écart de concentration durant ses cours. « Pour papoter et vous détendre, il y a la récréation. », avait-il coutume de dire.
- Le papillon est revenu, dit Sélim.

Pour la plupart, les élèves se firent petits. Profil bas car l’orage allait gronder sans aucun doute. Déjà, M. Michel frisait l’apoplexie ; son visage virait tomate, et ses narines frémissaient comme celles d’un taureau de corrida. Max, « la menace », ainsi que le surnommait gentiment son papa qui, à l’âge de son fils, regardait un feuilleton télévisé dont le héros s’appelait ainsi (Tiens, mon papa regardait aussi la télé ! Pourquoi m’en empêche-t-il maintenant, s’était déjà dit Max), Max, disais-je, était un habitué des remontrances que ne manquait jamais de lui adresser M. Michel, le cancre de la classe essuyant quotidiennement les quolibets de ses pairs (qui le craignaient toutefois sur le terrain où Max excellait, à savoir la cour de récré, parfois théâtre de bagarres), Max (Dieu que cette phrase est longue ! On dirait du Joseph Connolly !), Max donc souffla à Sélim : « Tais-toi ou t’es bon pour le derlo. »

Bien vu. Faut dire que Max connaissait par cœur le bureau du directeur où M. Michel l’avait souvent envoyé se faire morigéner.
- Bon ça suffit maintenant. Prends ton cartable et file chez M. le directeur et donne-lui ceci.
M. Michel avait rapidement griffonné un petit mot pour le directeur et l’avait glissé dans une enveloppe qu’il tendit à Sélim.

Sélim prit son cartable, se saisit de l’enveloppe et quitta la classe.
Dans le couloir horrible que Sélim devait emprunter pour se rendre chez le directeur (les murs étaient peints avec une couleur immonde, probablement un vert inspiré par l’idée que le décorateur de l’école se faisait des petits martiens), le papillon réapparut.
- Que dit le petit mot ?
- Hein ! Quoi ? Bafouilla Sélim.
- Que dit le petit mot ? Insista le papillon.

Sélim hésitait.
- Si tu ne sais pas, ouvre l’enveloppe et lis-le.
- Je ne peux pas faire ça.
- Pourquoi pas ?
- Parce que …
- Parce que quoi ?
- Parce que c’est interdit
- N’est-ce pas interdit de parler en classe lorsque le maître donne cours ? Dit encore le papillon.

Sélim s’apprêtait à répondre quand il croisa Mlle Pageste, la secrétaire ; elle avait en main un de ces formulaires compliqués, remplis de colonnes et de chiffres que personne ne comprenait. Mlle Pageste, vieille fille, célibataire de circonstance (elle aurait bien aimé se marier mais elle n’avait pu, dans sa jeunesse, faire la conquête d’un homme – Dieu et les hommes qui l’ont croisée savent pourquoi) aimait bien Sélim bien qu’elle détestât les Arabes, les noirs (un peu moins) et ses voisins (parce qu’ils avaient fait poser une nouvelle porte d’entrée bien plus jolie que la sienne.)

Perdue dans ses pensées, elle ne s’était pas aperçue que Sélim soliloquait.
- Que fais-tu dans ce couloir, mon p’tit Sélim ?
- Qu’est-ce que ça peut bien te faire, vieille chouette ?

C’était le papillon qui avait répondu en imitant la voix de Sélim.
Mlle Pageste dessina un accent circonflexe avec son sourcil gauche. Avait-elle bien entendu Sélim l’appeler vieille chouette ?
- Qu’as-tu dis, mon p’tit Sélim ?
Sélim imita le battement d’aile du flambé, et poursuivit son chemin laissant Mlle Pageste, prostrée, interdite ; elle était à quia.
- Bon, tu l’ouvres cette bafouille, s’impatienta le papillon, satisfait de s’être débarrassé de la secrétaire à si bon compte.

Sélim agissait maintenant comme un automate ou plutôt comme la marionnette d’un ventriloque ; il se surprit à répondre sans que ses lèvres ne remuassent : « Puisque tu y tiens, je la décachette cette enveloppe. » Il aurait pu être surpris également par l’emploi du verbe décacheter qu’il n’utilisait jamais ! Quoi qu’il en soit, Sélim ouvrit l’enveloppe.
- Alors, tu la lis, stridula le papillon.

Sur le petit mot, M. Michel avait écrit : « Sélim fait un cauchemar. »

- Ce n’est rien, mon amour, tu as fait un mauvais rêve.

En entendant la voix si douce de sa maman (ne le sont-elles pas toutes, douces, les voix des mamans ?), Sélim se calma ; petit à petit, il prit conscience de son environnement : sa chambre que son papa avait récemment retapissée – il avait pu choisir le papier peint, et, privilège auquel il ne s’était pas attendu, le tissu des tentures (au grand dam de sa maman qui, depuis, faisait contre mauvaise fortune bon cœur), le poster de sa star préférée, et surtout le visage de sa maman – le plus beau visage du monde naturellement, à se demander pourquoi ce visage ne figurait pas sur le poster ! –

La maman de Sélim déposa un bisou sur le front de son chérubin.
- Il faut te lever maintenant sinon tu vas être en retard à l’école.
- Maman, j’ai fait un drôle de rêve.
- Tu me le racontes dans la salle de bain, d’ac.

Tandis que sa maman se brossait les dents (incroyable ce qu’elle met comme temps pour se les brosser ! Et vas-y que je te les passe au révélateur, que je te les triture avec un fil dentaire, que je te les rince au moins cinq fois ; mais le résultat – Sélim en convenait – était à la hauteur du temps consacré : une véritable dentition d’actrice Hollywoodienne ! Donc, tandis que sa maman prenait soin de sa denture, Sélim lui raconta son rêve ; il n’omit aucun des détails qui lui avaient tant fait peur. Il parvint même à décrire avec la précision d’un entomologiste le papillon de son cauchemar.
Il s’agit sûrement d’un papillon carotte, dit la maman.

Toute la famille (papa, maman et Sélim, mais le ventre rond de la maman laissait présager une sensible (elle attendait des jumeaux) augmentation du cardinal de cet ensemble) prenait le petit-déjeuner. Sélim raconta une nouvelle fois son rêve, pour son papa, qui lui dit : « Ce n’est pas un papillon carotte, mais un carottier. »
- Qu’est-ce que c’est un carottier, papa ?
- Quelqu’un qui soutire quelque chose à quelqu’un par le mensonge, par la ruse.

Sélim fit mine d’avoir compris ; mais l’explication de son père, empruntée au dictionnaire, ne le satisfit pas. Trop, genre, père-Larousse ! Les pères ne comprennent-ils donc rien à rien ? A croire qu’ils sont en pleine mutation génétique, et que leurs cervelles embrumées par on ne sait quel voile mystérieux les vouent désormais à être constamment largués.

Après le petit-déjeuner, tout s’accéléra. Sélim choisit son dix heures (en général, une barre chocolatée avec du lait, un casse-croûte vanté par une pub mensongère, mais toutes les pubs ne le sont-elles pas, mensongères ?), puis, il retourna à la salle de bain pour se brosser les dents. Il accorda au brossage de ses canines beaucoup moins d'application que ne le fit sa mère.

Le rituel matinal se poursuivit, immuable, à ceci près que Sélim pensait constamment à son rêve. Ainsi, oublia-t-il son dix-heures sur le plan de travail de la cuisine.

Sélim fréquentait l’école communale du village, distante que de quelques centaines de mètres de là où il habitait. Trois cent huit mètres pour être précis (Sélim avait mesuré lui-même cette distance avec le podomètre de son papa.(), aussi s’y rendait-il à pied non sans que sa maman l’eût embrassé une dernière fois (Sélim pouvait oublier son dix-heures, mais au grand jamais le bisou de sa maman.)

Sur le chemin, un papillon virevolta autour de lui.

S’agit-il du papillon de mon rêve ? S’interrogea Sélim. La réponse n’allait pas tarder ; après quelques révolutions acrobatiques du plus bel effet et une ultime pirouette pour s’immobiliser, le flambé, imitant la voix de la maman de Sélim, dit : « Tu diras à ton père que je ne suis pas un carottier. »

Sélim et le papillon, une nouvelle de Jean-Jacques ManicourtSélim et le papillon, une nouvelle de Jean-Jacques ManicourtSélim et le papillon, une nouvelle de Jean-Jacques Manicourt

Publié dans Nouvelle

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article
M
A mon tour de vous remercier pour vos commentaires ! JJM
Répondre
P
Très charmante histoire !
Répondre
M
Belle ambiance qui mêle si bien l'imaginaire au réel et vice-versa !
Répondre
R
Adorable tout simplement: un retour vers l'enfance où le surnaturel fait la nique au naturel.<br /> Une classe admirablement bien décrite.... on s'y croirait, rien qu'en fermant les yeux. Miam pour l'instit et les réactions de tout ce petit monde.<br /> Bravo l'artiste. On en redemande. Ah oui .... n'oublions pas le merci, comme dans les leçons de &quot;politesse&quot; d'antan.
Répondre
E
Il y a plus que de l'enfance dans le vol de ce papillon... un peu de Psyché aussi, et tant de belle imagination!
Répondre
M
Une bien belle histoire, joliment racontée, qui nous fait retrouver le monde magique de l'enfance.
Répondre