Alexandra Coenraets nous propose "Gaza" 3e partie

Publié le par christine brunet /aloys

Alexandra Coenraets nous propose "Gaza" 3e partie

Vendredi 11 juillet, voilà quatre jours que l’armée israélienne et le Hamas se font face, personne ne veut perdre la face, une frappe sur Gaza toutes les quatre minutes, martèle d’une voix neutre le présentateur du JT. Gaza, le territoire le plus peuplé au monde, bientôt cent morts - oubliés, écrasés, méprisés derrière les statistiques -, les gens se cachent, désertent les rues. Les tirs de roquettes du Hamas sur Israël se poursuivent et se heurtent au Dôme de Fer, son bouclier antimissiles.

Sur les réseaux sociaux, on se tire dessus à boulets rouges, les points de vue se radicalisent, les émotions vives transparaissent de part et d’autre.

L’Union des Progressistes Juifs de Belgique condamne les attaques d’Israël qu’elle accuse de vouloir perpétrer aux fins de maintenir la domination des territoires occupés, plutôt qu'en réaction à l’assassinat des trois adolescents. Simple prétexte leur semble-t-il, que d’invoquer la nécessité de garantir la « sécurité » des Israéliens.

Nethaly rejoint leur avis. Sait que ce n’est pas le cas de son entourage familial, plus conservateur. Peu importe, elle évitera d’en parler avec eux.

Une tribune publiée dans Libération circule sur le net, une tribune écrite par de jeunes Gazaouis, dans laquelle ils crient leur rage, leur désespoir d’être pris en étau, otages des deux camps.

Comment faire le tri parmi les infos ? Il y a risque et pas seulement risque, il y a bel et bien des espaces de désinformation çà et là, de gauche à droite, officiels et officieux. Reste que le nombre de morts augmente à Gaza et qu’Israël n’a pas l’intention de cesser le feu, annonce un communiqué du dimanche 13 juillet ; quant à la fameuse Communauté internationale, elle s’est mise en mode silencieux, toujours d’une prudence désespérément pusillanime.

Bêtement, Nethaly est pour la paix. Prôner la paix, dans ces cas-là, lui semble presqu'idiot en effet. La complexité d'une situation embourbée, enchevêtrée entre présent et passé confère une impression d'utopie au geste symbolique de la poignée de main. La colombe est usée, lassée, fatiguée. Le fameux processus est miné, saboté, jamais abouti, d’une lenteur infinie.

D’autres sont plus pragmatiques et préconisent le boycott.

Refuser de soutenir économie et culture israéliennes.

Les campagnes organisées par l’association BDS - Boycott, Désinvestissement, Sanctions – pour, entre autre, convaincre les citoyens de ne plus acheter les produits originaires d’Israël ont pris une ampleur internationale et obtiennent un réel succès en cet été 2014, surtout auprès des jeunes.

Flashback.

Lundi 26 mai 2014, huit heures du matin. Zohra dépose ses deux enfants devant la petite école communale, près de la place Bockstael, au nord de Bruxelles. Laeken. Pas dans le haut, fief du domaine royal, non, le bas de Laeken. Beaucoup de ses habitants sont issus de l’immigration, selon la formule consacrée.

C’est un quartier populaire et bigarré, au centre duquel s’étend donc une large place, aérée, dominée par l’ancienne maison communale, imposante bâtisse de style néo-classique où siège à présent la Bibliothèque. Tout autour, ça grouille, ça bouillonne, les voitures filent en trombe sur le boulevard, les piétons se hâtent de grimper dans le tram qui rugit, se traîne à faire trembler le sol de tout son poids, lourd véhicule dont le tintement résonne à plusieurs centaines de mètres à la ronde.

Ensuite, Zohra se rendra juste en face, dans l’une des maisons qui jouxtent la place, là où se donnent des cours d’alphabétisation pour femmes. Zohra parle à peine français. Elle vient du Maroc, a suivi son mari. N’a pas terminé ses études primaires.

Elle fait des efforts, mais son français ne progresse guère.

Guère assez à son goût.

Elle aime cette bulle de liberté partagée, un sas d’aération hors de chez elle, une rencontre avec d’autres femmes. Elle, plutôt discrète et timide, parfois s’étonne de prendre part à d’impromptus fous rires.

Spontanés, authentiques, ces éclats de joie agissent comme des essuie-glaces, auto-nettoyants provisoires des lourdeurs et douleurs quotidiennes. Ils font du bien.

Difficile d’éviter de parler ensemble la langue du pays, la langue du Rif, d’où proviennent la plupart d’entre elles. Cette région du Nord-Maroc, peu urbanisée, économiquement pauvre. Cette région dont la population massivement s’échappa pour trouver du travail en Europe, durant la première vague d’immigration, vers les années mille neuf cent soixante. On en fête le cinquantenaire d’ailleurs, et partout s’affiche le slogan « cinquante ans d’immigration marocaine en Belgique ».

La formatrice - toutes sont bénévoles - les rappelle à l’ordre souvent, on essaie de parler français uniquement, elles le savent. Elle est bien, cette jeune femme qui se donne à fond pour leur apprendre les bases de cette langue étrangère si étrange et complexe.

Zohra n’ancre pas.

Elle tente de faire les devoirs reçus en fin de leçon, après s’être occupée des enfants, de la maison, du repas, du mari, une fois toutes ces tâches rondement menées. Il est rare qu’elle puisse y consacrer un moment.

Zohra aime dessiner. Lors d'un cours, elle a dessiné une grande fleur, remplie de couleurs. Une fleur censée la représenter, une fleur perchée sur une montagne pour symboliser ses progrès en français. Chaque femme se représenterait de cette façon. Le groupe n'a pas compris tout de suite le but de la démarche, trop abstraite. Trop abstraits ces mots dans une langue qu’elles maîtrisent à peine. Et puis le dessin a pris sens.

La fleur, c’était elle.

Alors elle s’y est mise de plus belle, l'a dessinée grande et belle, colorée, s’est appliquée. Elle a oublié la montagne, c’est la fleur qui a retenu son attention.

Zorha.

Peau foncée, cheveux noirs, drus, bouclés par endroits. Yeux noirs, intenses, brillants. Un mètre soixante de corps déformé par trois grossesses. Les hanches généreuses qui l'ancrent au sol, les seins amples, les jambes fatiguées.

Chez eux, souvent, la télé est allumée, ils ont le satellite, les chaînes arabes, Al Jazeera. L’attentat au Musée Juif est commenté de toutes parts, ça y est l’Islam encore fustigé, on va reparler du voile sûrement, faire des amalgames, ce Hijab que Zohra porte, parce que c’est ainsi, parce que c’est écrit. Parce que c’est un espace de liberté dans sa communauté, un signe d’appartenance, et parce que c’est important pour elle. Zohra ne représente pas toutes les femmes voilées et ce bout de vêtement se trouve investi d’une pluralité de sens qui se rejoignent ou diffèrent. Ce dont elle est sûre, c'est qu'elle ne l'enlèvera pas.

De là, le propos dérive sur le conflit à Gaza, et la parole ricoche, traverse l’écran, s’invite dans le salon, au café, où les hommes se réunissent.

Tout le monde fustige Israël, tout le monde voudrait qu’enfin les Palestiniens aient leur terre, c’est légitime. Septante ans de domination insupportable, les plus jeunes s'engagent et militent, pas Zohra, en retrait. Zohra est mère de famille, elle s’occupe de ses enfants. Et apprend le français.

Certains sont plus impliqués que d’autres, certains se saisissent de la cause, la manipule, manipule les jeunes, oui. Durant cet été explosif, meurtrier, certains utilisent la colère des manifestants venus apporter leur soutien au peuple palestinien, l’amplifient au centuple et la transforment en violence aux ambitions destructrices. Zohra sait, Zohra n’a pas étudié beaucoup, mais elle observe, intuitive, et se rend compte des choses.

Zohra.

Nethaly.

Deux femmes, deux destinées.

Deux vies reliées sans qu'elles se rencontrent.

Détail cocasse: c'est à Laeken, là où vit Zohra, que le patron de Filigranes effectua son premier job d’étudiant…dans une petite librairie.

Zohra, elle, est bien loin de ça. Pas le temps de lire, pas de temps pour elle, sauf essentiellement lors des cours de français ou d’une balade accompagnée de quelques amies et leurs enfants, le dimanche, au parc, en bas de l’Atomium.

Alexandra Coenraets

Publié dans Nouvelle

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J
Je réitère mes propos d'hier et d'avant-hier concernant les qualités de ce texte. Merci et bravo Alexandra. A Rolande : j'ai connu ce retour d'Afrique pénible, je suis né à Matadi. Mes parents sont revenus sans RIEN, et l'accueil fut très froid dans notre propre pays.Ils étaient de " braves " gens, courageux, ont travaillé beaucoup. Partis parce que la Belgique proposait de " s'engager " à ceux qui avaient l'esprit humaniste, d'aventures, prêts à " aider l'Afrique " !!! Quand j'avais 12 et 13 ans, d'autres enfants me lançaient : " Sale fils de colonialiste ! ". Il y aurait beaucoup é dire et à écrire, mais j'arrête ici. Et je suis opposé au colonialisme, bien entendu, comme l'étaient mes parents, frères et sœurs.
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Q
Un très beau texte qui donne à réfléchir, à ne pas porter de jugements téméraires comme il est d'usage trop souvent dans nos Sociétés formatées.<br /> D'autant plus que nous avons vécu dans ce quartier pendant des années à notre retour d'Afrique alors que nous, Belges expatriés de réintégrés si difficilement au bercail, nous nous sentions émigrés dans notre propre pays. Peu aimés et jugés.<br /> C'est sans doute ce que ressentent ceux qui rentrent au pays : ni d'ici, ni d'ailleurs.<br /> Mal accueillis et à peine tolérés, tel est le lot des émigrés de tous les temps.<br /> Il ne faut pas se leurrer. Dans mes tiroirs, j'ai un poème écrit sur ce sujet avec du sang et des larmes. Il m'avait été demandé. Il ne m'a pas été difficile d'y répondre.<br /> Etrangement, il n'a pas été accepté. Et je pense qu'il ne le sera jamais. <br /> Merci à vous Alexandra pour votre courage et votre Humanité.
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