Insomnie d'hiver, une nouvelle de Patrick Beaucamps
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Une congère glisse le long du toit et me réveille brusquement. Après un rapide coup d’œil au réveil, je constate que ma nuit est loin d’être terminée. Je me réinstalle confortablement et écoute la respiration régulière de ma femme. Je relève la tête et l’approche de son visage. De fines perles de transpiration luisent au-dessus de sa lèvre supérieure. Avec précaution, je tends la main et enlève délicatement quelques cheveux qui lui collent aux joues. Je reprends place ensuite de mon côté du lit, à bonne distance d’elle, et ferme les paupières.
Un train siffle au loin, j’entends le givre des caténaires qui crépite sur son passage. Vaincu par l’insomnie à présent, je sors du lit en prenant garde de faire le moindre bruit. Une demi-lune éclaire mes pas. Je traverse le couloir et pénètre sur la pointe des pieds dans la chambre de ma fille. Enroulée dans sa couette, son ours en peluche coincé sous le bras, elle dort paisiblement. Je m’approche du lit, pose une main sur son front et remarque que la fièvre est finalement tombée. Les mains enfoncées dans les poches de mon peignoir, je l’observe un moment en me disant que nous pouvons enfin souffler, maintenant que le risque de pneumonie est écarté. Une voiture passe en patinant sur la chaussée verglacée. L’éclat de ses phares balaie les murs et me sort de mes pensées.
En bas de l’escalier, je vois que le thermostat est tombé sous les dix-sept degrés. Mon épouse et ma fille se lèveront d’ici quelques heures et même si le niveau de mazout diminue à vue d’œil, j’augmente quelque peu la température. Le doigt sur le poussoir, je repense au feu au bois que nous avons toujours eu l’intention d’installer dans un esprit d’économie et réalise que je dois à présent y songer sérieusement.
En me voyant entrer dans le living, le chat miaule et vient se frotter avec insistance contre mes jambes. Le silence réapparait lorsqu’il reçoit ce qu’il veut et s’y attaque goulument. Je me sers un verre de lait et vais m’asseoir sur le canapé où je parcours quelques magazines féminins sans grande attention. Mes yeux tombent soudain sur la médaille du travail posée sur le buffet. Je l’ai reçue au printemps pour mes vingt ans de bons et loyaux services au sein de l’entreprise. Mon père était également présent ce soir-là. Cette cérémonie avait été pour lui l’occasion de revoir certains de ses anciens collègues et d’évoquer les souvenirs de leurs carrières. Il est décédé quelques mois après, en pleine canicule d’août. Il n’a pas vu la chute vertigineuse de l’usine, ni la mienne. Il valait mieux dans un sens. Une crise cardiaque foudroyante était préférable à un long et douloureux chagrin.
J’actionne la télécommande et passe d’une chaîne à l’autre. Journal télévisé en boucle, voyance en direct et météo semblent être les seuls programmes nocturnes. Je soupire, coupe le poste et passe à la cuisine me resservir un verre. J’en profite pour faire la vaisselle et mettre un peu d’ordre sur le plan de travail. Le bruit que fait le fréon circulant dans le frigo m’inquiète. Il a déjà douze ans et pourrait nous lâcher d’un jour à l’autre. Laissant le chat à sa toilette, j’éteins et quitte la pièce.
Au garage, j’allume une cigarette et me poste devant la fenêtre que j’ouvre en grand pour faire disparaître la fumée. Le froid me pique les joues et la buée qui sort de ma bouche se mêle aux volutes bleues du tabac. Je repousse du dos de la main la neige qui s’est accumulée sur le rebord puis m’assieds sur la vieille malle contenant quelques souvenirs de mon père. Parmi eux, de vieilles photos jaunies, quelques livres et la carabine de chasse qu’il affectionnait tant. Je songe à ma femme qui va devoir faire des heures supplémentaires pour nous permettre de payer les traites de la maison, au joint de culasse fissuré de la voiture et aussi à la facture impayée des pompes funèbres. La chaudière qui se met en route me fait sursauter. Mes réflexions m’avaient mené jusqu’au contrat d’assurance vie que nous avons contracté en début de mariage. Une belle somme pouvant régler nos dettes et les mettre à l’abri du besoin toutes les deux.
Le soleil se lève à l’horizon et la maison baigne déjà dans un demi-jour. Dans la chambre, elle s’est glissée au centre du lit, la tête enfouie sous l’oreiller et la couverture entière ramenée en tas sur elle. La lumière qui pénètre à travers les rideaux vient caresser timidement son corps encore absent de la réalité. Depuis l’embrasure de la porte, je la regarde et prie le ciel de nous venir en aide.
PATRICK BEAUCAMPS