Lettre anonyme, une nouvelle signée Alexandra Coenraets
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Lettre anonyme
Le ministre ne quittait pas l’enveloppe du regard.
C’était la dixième.
Il l’observa quelques secondes encore, poussa un soupir énervé, bascula le buste en arrière et s’enfonça profondément dans les replis moelleux de son large fauteuil.
C’était la dixième qui lui parvenait. Vraiment, ça commençait à bien faire.
Tous les matins, il recevait son courrier soigneusement trié; il avait donné l’ordre à qui de droit de faire plus attention, et pourtant, jour après jour, la même missive lui arrivait en main. Quand ce n’était pas dans la pile que lui apportait son assistante, c’était à la suite d’une visite qu’il apercevait l’enveloppe d’une blancheur immaculée négligemment posée sur une chaise, ou qu’au moment d'enfiler son veston, il découvrait un coin de papier en dépasser de la poche.
Bingo !
La situation devenait intenable et surnaturelle. Le ministre était agacé au point de convoquer les membres de son cabinet en réunion improvisée. Il fallait que l'énigme se résolve au plus vite, dans l'intérêt de sa bonne santé mentale. Dès que les choses lui échappaient, ses tics nerveux revenaient à la charge. Il n’était pas loin de la crise d’angoisse et sur le point d’avaler un ou deux comprimés de Xanax.
Chacune de ces lettres exerçait sur lui une fascination qu’il avait bien du mal à comprendre. Ses yeux semblaient littéralement happés par les quelques mots inscrits en capitales juste au milieu de l’enveloppe, à l'endroit de l'adresse: « NON A LA PRESCRIPTION ».
A l’intérieur, une feuille blanche, qui, une fois dépliée, laissait apparaître un message toujours identique, dactylographié et non signé.
« Je suis une femme. De quarante ans.
Je suis une femme de quarante ans qui fait face au tabou.
Au tabou des tabous.
Je suis une victime de l’inceste.
L’inceste, ce terrorisme intrafamilial, cette violence si destructrice qu’elle tue de l'intérieur, ne laisse qu’une enveloppe morte.
Je suis cette petite fille tuée.
Je suis cet ex-enfant assassinée.
Je suis pour un instant tous les enfants tués par l'inceste.
Je suis pour un instant tous les enfants assassinés par un membre de leur famille ou plusieurs.
Je ne suis pas complice.
Je ne suis pas lâche.
Je ne suis pas morte.
Je suis vivante.
Je suis là, présente.
Je suis un territoire humain en construction.
Je suis humaine.
Parce qu'on me l’avait volée, mon humanité. Je l'ai récupérée. A force d’efforts, constants, patients, forcés, tous les jours. Un pas après l’autre.
Je suis en colère.
Je suis une femme en colère contre cette société dans le déni. Déni des crimes d’inceste, de leurs conséquences à l’âge adulte. Gravissimes.
Non-reconnaissance.
Délai de prescription totalement absurde. Absurde, oui. Renseignez-vous, la littérature est là pour le prouver. Ce délai n'a pas de sens, aucun sens. Comme bien d'autres, j'ai souffert d'amnésie traumatique, j'ai refoulé dans mon inconscient ces agressions, dont je ne me suis souvenue qu'après le délai de prescription. Car il est de quinze ans après la majorité, en Belgique, et c'est totalement insuffisant, injustifié. Il faut l'imprescriptibilité pour que les coupables soient punis.
Je ne suis pas juriste, mais je suis une femme de quarante ans qui a subi l'inceste, une victime, une survivante, et je vous parle depuis la rage qui sort du fin fond de mes entrailles massacrées. Alors, s'il vous plaît, aidez les victimes d'inceste : changez la loi. »
Changer la loi, changer la loi...Elle en avait de bonnes, elle ! Comme si c'était facile ! Il n'était pas magicien !
La première lettre avait valsé dans la poubelle sans qu'il l'ait lue. La deuxième fois, intrigué, il avait poursuivi sa lecture. Avec une certaine émotion. Ensuite, l'agacement était né, puis l'écœurement. Assez ! Toujours la même rengaine, ç'en était trop. Mais bon sang, il ne pouvait rien faire, ce dossier était trop complexe ! Le ministre réajusta ses lunettes, s'agita, fébrile, se racla confusément la gorge, et consentit à l'admettre, dans une moue de perplexité : il était tout de même le Ministre de la Justice.
Oui, mais...
Toujours des mais pour ne pas prendre ses responsabilités d'homme d'Etat.
Trouver des excuses, une parade pour ne pas ouvrir la boîte de pandore. Il y a trop d'enjeux. Trop de gens sont en jeu.
La vérité, c'est qu'il ne voulait pas prendre le risque.
De perdre sa place. Ou pire...Etre l'objet de menaces.
Dans l’air, planait un silence pesant. Et comme en écho à cette absence de sons, il sentit au creux de son oreille, un souffle puissant lui murmurer ces mots :
Les victimes n’ont pas été objets de menaces, elles ont été beaucoup plus que cela, elles ont été objets tout court, objets des pulsions destructrices de leur(s) agresseur(s). Elles n’ont pas seulement été menacées dans leur intégrité, celle-ci leur a été enlevée ! Elles ont été anéanties.
Un peu de courage, que diable !
Le ministre releva la tête, s'immobilisa, les traits figés, le teint blême. Quelques secondes de lucidité. Puis, la sonnerie du téléphone retentit et le cours de sa journée reprit.
Dix jours plus tard. Un lundi.
Plus aucun courrier similaire ne lui était parvenu ; soulagé, l’homme d’Etat pensait l'affaire classée. Définitivement enterrée. C'était aller un peu trop vite en besogne. Mauvais calcul.
En franchissant la porte de son luxueux cabinet, il la reconnut directement. Transfigurée par un rayon de soleil, elle trônait fièrement au centre de sa table de travail. Elle étincelait. Il frissonna. Et lâcha d'un coup le porte-documents de cuir noir auquel il s’accrochait. D'un pas décidé, les yeux dans le vide, l'air absent, totalement aimanté par ce bout de papier, il se dirigea vers son grand bureau style Empire, en acajou flammé de Cuba. D'un geste machinal, il décacheta l'enveloppe, en sortit la lettre et lut à haute voix :
« Le crime d’inceste.
Les conséquences d’une telle destruction de l’individu restent méconnues du grand public. Ces méconnaissances peuvent engendrer des réactions négatives qui sont tout aussi destructrices: c’est ce qu’on appelle la victimisation secondaire. Rejets, remises en question de la parole des victimes, jugements, incompréhensions diverses, etc. Il est courant pour énormément de personnes ayant subi ce traumatisme majeur, de vivre des expériences qui leur renvoient de la honte et de la culpabilité, renforçant ces mêmes sentiments déjà décuplés par les agressions. Et cela, dans tous les domaines de leur vie. Il est très difficile de surmonter le tabou et d'être capable d'en parler ; ensuite, quand on y arrive, le processus pour retrouver sa dignité d'être humain, se construire en tant que personne à part entière – et en tant que femme en particulier - est immensément long et lent. Cet apprentissage constant, ce défi de tous les jours qui demande un énorme travail, pas à pas, se voit sans cesse freiné par la non-reconnaissance de la société (dont l'entourage professionnel, familial, médical, thérapeutique, amical parfois...) qui nous met des bâtons dans les roues trop souvent.
La honte doit changer de camp.
Il est temps que les victimes d'inceste soient pleinement reconnues dans leurs souffrances et que les coupables soient punis à la hauteur du crime. Le grand public doit être informé correctement, ainsi que les professionnels de la santé et de la justice, pour éviter d'enfoncer les survivants qui tentent de s'en sortir comme ils le peuvent. C'est un changement sociétal fondamental et nécessaire, au vu du nombre de victimes, d'ailleurs largement sous-estimé. Aidez-nous, prenez les mesures qui s'imposent !».
Il y eut ensuite à nouveau ce même silence dans la pièce. Plus lourd encore. Un silence de mort. Chargé, il remplissait l’espace de son intensité. Le ministre restait là, inerte, vidé de l’intérieur.
Debout derrière la porte, son assistante personnelle avait observé, par l’entrebâillement, cet homme pour lequel elle travaillait depuis plus de dix ans, prononcer d’une voix claire ce qu’elle gardait en elle depuis trop longtemps, et n’aurait jamais pu lui dire en face.
Le même soir, de retour dans son modeste appartement, elle ôta, comme chaque jour, son imper et ses escarpins, s’alluma une cigarette, puis ouvrit la fenêtre. Entre deux bouffées, elle murmura :
J’ai l’impression de me battre contre des moulins.
De parler à des murs.
Elle se retourna, saisit une feuille de papier blanc et son stylo, les posa sur la table basse. Assise dans le canapé, cheveux dénoués, elle se mit à écrire :
Je suis une femme.
Je suis incarnée.
Je suis un corps.
Je suis des yeux, des cheveux, un nez, une bouche, des lèvres.
Je suis ma gorge nouée, je suis mon ventre gonflé par tous les non-dits, émotions refoulées. Je suis ces épaules tendues, qui me tirent vers le bas, lourdes, épuisées.
Je suis ma nuque, mon front, mon dos, je suis mes bras, mes mains, mes doigts.
Mes doigts qui écrivent sur le clavier que je suis…Je suis moi.
Je suis la détente qui s’installe.
Je suis mes seins, je suis un nombril, le mien, pas celui du monde.
Je suis ce nombril par lequel j'existe, car je suis née un jour.
Avant de mourir, très vite. Petite. D’être tuée. Papa m'a tuée.
Je suis mon sexe abîmé, qui revit, mon sexe mouillé, qui jouit.
Je suis mes hanches, mes cuisses, mes genoux. Je suis deux mollets, chevilles, pieds.
Je suis des sensations. Je vis.
Je suis des émotions.
Je suis tristesse, colère, joie, peur, dégoût.
Je vis.
Parfois, je ne suis qu'honte et culpabilité. Parfois ou souvent, je ne sais plus. J'oublie qui je suis, parfois, puisque contaminée : les violences m’ont colonisée, dépossédée de moi-même. Ensevelie sous leur poids, je suffoque.
Certains jours, je crois que je ne suis rien. D'autres jours, je me sens comme un bloc de béton.
Mais non.
Je suis vivante. Et fière de me relever de la sorte. Oui, c’est moi, je suis cette femme-là.
Elle releva la tête, respira profondément, plia la feuille et la glissa dans une enveloppe blanche.