Jean Destrée nous propose un nouveau "Compte de fées" !
Le long du ru qui gazouille, ils s’assirent et déballèrent leurs repas. Une petite voix vint les distraire. Une petite voix qui chantait. « Ah ! Ça ira, ça ira, ça ira, Les aristocrates à la lanterne », chantait la petite voix. Hestor manqua s’étouffer. Il jura un coup ce qui fit taire la petite voix. La lanterne s’éteignit et les aristocrates attendirent avant d’être pendus. Une petite fille se planta devant eux.
- Bonjour.
- Bonjour.
- Je ne vous connais pas.
- Et toi, qui es-tu, pour oser chanter de telles chansons ?
- Moi, c’est Charlotte. Et vous?
- Que fais-tu ici?
- Je vends des briquets. Vous savez ces machins qu’on bat pour faire de la lumière ?
- Oui, comme dans la chanson?
- Quelle chanson, je ne la connais pas, elle n’est pas dans mon répertoire.
- Ce n’est pas grave. Et que fais-tu en dehors de ton commerce de briquets ?
- Rien. Je me promène, je cause avec les gens ou je joue au jeu de paume avec mon tonton.
- Ah ! Tu as un tonton ? Et que fait-il ?
- Il est pirate.
- Quoi ?
- Il est pirate. C’est un écumeur des mers.
- C’est un méchant.
- Non, il est gentil. Chaque fois qu’il revient de ses voyages aux îles, il me rapporte des tas de machins qui ne servent à rien et qu’il a piqués chez les gens qu’il a piratés.
- Eh bien, c’est du propre.
- Ma chanson, c’est mon tonton qui me l’a apprise. J’en connais d’autres. Vous voulez que je vous les chante ?
- Non. j’en sais assez.
- Dommage, elles sont rigolotes et pas piquées des vers. Mais vous deux, que faites-vous par ici ?
- Nous voyageons à travers mon royaume.
- Ah ! Vous avez un royaume ? Donc vous êtes le roi? Comme dans la chanson : « Le roi Renaud de guerre revint ».
- Veux-tu bien te taire.
- Vous ne me dites pas de quel royaume vous êtes. C’est celui dont le prince Amaury cherche une petite nénette ?
- Oui, c’est moi. Qui t’a dit cela ?
- C’est Mélusine.
- Décidément, celle-là n’en rate jamais une.
- Vous voulez vous marier ?
- Oui, c’est pourquoi je voyage.
- Ben moi aussi je veux me marier.
- Mais tu es bien trop jeune.
- Aux âmes bien nées...
- Oui, je sais, la valeur n’attend pas le nombre des années.
- On dit aussi « la valeur n’attend pas le nombre des tournées ».
- Vous connaissez vos classiques.
- Quel âge as-tu ?
- J’ai onze ans, si j’en crois ma mère. Mais elle ne sait pas bien compter.
- Elle a perdu son boulier ?
- Et la boule aussi.
- Tu vois que tu es trop jeune.
- Mais je sais faire la soupe, raccommoder les chausses et les hauts de chausse, laver les bas. Et puis dans dix ans, je serai bonne à marier.
- Tu es une petite comique.
- Mon tonton aussi. Vous voulez trouver une femme ? Je peux vous en trouver une. Elle vit là-bas dans la forêt dans une petite cabane que son valet lui a construite.
- Comment s’appelle-t-elle ?
- Pot danne.
- Quoi ?
- Pot danne. Elle s’est sauvée parce que son paternel voulait l’épouser. C’est fou, ça ! Du jamais vu.
- En voilà une affaire ! On trouve de tout dans mon royaume et je n’en savais rien.
- Mais on ne vous dit pas tout, osa Hestor.
- Tu es sûre que Pot danne c’est son nom ?
- C’est comme ça qu’on l’appelle mais je ne sais pas son
vrai nom. Il paraît que c’est une grande dame.
- Charlotte, ne raconte pas des bêtises.
- Mais c’est vrai. D’ailleurs mon tonton l’a vue près de sa cabane, un jour qu’il s’était perdu. Elle chantait. Quand elle est rentrée, il est allé voir de plus près et il a vu qu’elle préparait des gâteaux. Il n’a pas osé frapper mais en regardant par le fenêtre il a vu qu’elle était habillée avec des peaux de lapin cousues de fils d’or.
- Tu me racontes des blagues.
- Allez voir vous même si vous ne me croyez pas. C’est à
une paire d’heures de marche. Je peux vous guider parce
que la cabane est bien cachée.
- Ne te fâche pas. Je te crois. Hestor, nous allons faire une halte chez cette Pot danne.
- Est-ce que cela en vaut la peine, susurra Hestor.
- Oui. On ne sait jamais. Avec toutes celles que nous avons rencontrées, ce serait bien de diable si l’une d’entre elles ne me convienne.
- Vous prenez le risque ?
- Qui ne risque rien n’a rien. Vous trouverez peut-être vous aussi une chaussure à mettre à votre pied.
- Mais j’en ai déjà deux qui me donnent trop chaud sous le soleil et des cloques aussi.
- Allez, Charlotte la chanteuse de rues, en route pour la cabane de Pot danne. Mais avant, un coup de cervoise fera du bien.
- Allez, on, chante.
Buvons un coup, buvons en deux
À la santé des amoureux
À la santé du roi de France
- Ça va, ça va, Charlotte. On connaît la suite.
- Elle est belle cette chanson.
- Non, elle est grossière.
- On voit que vous n’avez jamais fait la guerre.
- Toi non plus.
- Mon tonton, il l’a faite contre les Anglais, ceux qu’on appelle les Bretons du nord qui ne parlent pas comme nous. Il ne font jamais rien comme tout le monde. Leurs diligences roulent du mauvais côté et ils boivent de l’eau
chaude avec un nuage de lait.
Pressé de boire un coup, Hestor s’étrangla. Il jura si fort qu’un merle se lança dans une violente diatribe contre les gens sans scrupules qui troublent la tranquillité des forêts. Et les voyageurs se remirent en route. Après deux heures d’une marche pénible à travers la forêt pleine de ronces et de fange, car il avait bien plu la semaine précédente, nos pèlerins de l’amour arrivèrent devant une cabane de branchages et de pisé dont une porte en bois de vieux hêtre barrait l’entrée. Au-dessus, une planchette avec ces mots :
« Ici, c’est chez moi. Essuyez vos pieds sales sinon vous devrez récurer, je n’ai pas que ça à faire ».
- Voilà qui est encourageant. Elle n’a pas l’air commode ta Pot danne, ma chère Charlotte.
- Ben oui, elle rumine sans arrêt. Elle est malheureuse de
se vêtir de peaux de lapin et pour noyer son chagrin, elle
se bourre de gâteaux.On dirait qu’elle a toujours faim. Donc elle a grossi et ça l’ennuie parce qu’elle pense qu’elle ne pourra pas trouver un mari.
- Les hommes aiment les femmes maigres, mais chez les
autres, dit Hestor. C’est Alexie, la vieille cuisinière du château qui me l’a dit. Et elle s’y connaît. Elle pèse cent- quatre-vingts livres et elle est heureuse en ménage avec son mari qui en pèse la moitié.
- Arrêtons ces balivernes. Allons plutôt frapper à l’huis de
cette Pot danne.