Michaël Zoïna nous présente son nouvel ouvrage "Je veux une vie"

Publié le par christine brunet /aloys

Notes biographiques

 

Michaël Zoïna est né en 1972 d'une mère flamande et d'un père italien. Enfant, ses deux grandes passions sont le football et la lecture.  À l'adolescence, son goût pour la musique remplace celui pour le ballon rond. À la même époque, il devient animateur de groupes de jeunes.

Actuellement il vit à Tournai et enseigne les mathématiques.
Ses autres ouvrages (« À la lisière des nébuleuses », « Derrière le silence », « Sans détour », « Du feu et de la nuit », « Plus que des mots », « Gaspard et Léa », « Les statuettes » et «Dans mon kiosque ») sont publiés par Chloé des Lys.

 

Résumé

 

Des nouvelles très variées qui possèdent cependant un point commun : chaque personnage est confronté à une réalité qu’il n’a pas choisie.

 

Extrait

La prière à la lune

 

              Dès les premières heures du jour, le soleil a cogné comme une brute sur Sienne. La chaleur s’est faufilée partout. Dans les rues, derrière les murs des maisons. Elle a dépouillé la place du Campo de toute présence et privé les habitants de leur sacro-sainte sieste. Seul l’intérieur des églises était épargné. Jusque tard dans la soirée, la ville a suffoqué. Puis, les premiers nuages noirs sont arrivés, semblables à des cachalots volants, et l’orage a éclaté.

 

              Ce soir, comme tant d’autres, Ricardo est installé dans son fauteuil préféré, celui de la véranda, face à la pelouse.

              Avant de s’asseoir, il a posé l’aiguille de son électrophone au bord de son disque préféré : les Intermezzi de Brahms par Glenn Gould. C’est Antonia, sa femme, qui le lui avait offert pour son soixante-deuxième anniversaire. Antonia qui, à l’instant, malgré les médicaments, peine à trouver le sommeil dans le lit qu’elle ne quitte plus.

    Ricardo a atteint cet âge où on regrette ce qu’on est devenu, où on préfère ne pas penser à l’avenir. D’ailleurs, il occupe la plus grande partie de son temps à penser au passé. Aux bons comme aux mauvais moments. Car dans un cas comme dans l’autre, l’émotion était vive, son corps et son esprit réagissaient avec vigueur. Se souvenir de ces moments, c’est presque retrouver cette vigueur. Presque.

              Le tonnerre gronde. Et le vieil homme pense à Romina.

              Romina : deux rencontres, moins d’une demi-heure en tout et pour tout en sa compagnie et pourtant…

   Il en faut si peu parfois pour qu’une personne se rappelle à nous longtemps.

 

              La première rencontre se déroula à San Gimignano.

              Ricardo et Antonia s’étaient déplacés pour le concert d’une jeune chanteuse, Romina Rossi, dans l’église du petit village toscan. Au programme, des airs d’opéra accompagnés au piano.

              Elle avait incarné ses différents personnages avec une telle maestria ! Amoureuse, accablée, coquine, féroce : elle avait été tout cela en un peu moins d’une heure. Et elle avait si bien chanté La prière à la lune de Dvořák, que l’émotion avait propulsé Ricardo là où personne n’aurait pu le rejoindre.

              Après le concert, Antonia et lui avaient pu discuter un peu avec Romina. Enfin, surtout lui. Il voulait savoir ce qui avait motivé le choix des morceaux : elle lui répondait avec moult précisions, en le regardant dans les yeux. Quand d’autres spectateurs s’immisçaient entre eux pour la féliciter, elle se contentait d’un timide « Merci». Ces spectateurs n’en demandaient pas plus. Sauf une dame qui voulut se faire remarquer.  

              — Vous avez une diction extraordinaire, Mademoiselle !

              La chanteuse prit un air espiègle :

              — C’est parce que je fais des exercices d’articulation à chaque fois que je vais aux toilettes, Madame.

              Antonia et Ricardo pouffèrent et la dame s’éloigna.                   

              — Encore une qui pense que l’emphase rend son propos brillant, dit la chanteuse.

              La jeune femme dégageait une fraîcheur peu commune, qui rehaussait sa beauté. Mais ce fut son regard qui marqua le plus Ricardo. Ses yeux noirs pétillants.

              Durant leur retour en voiture, il demanda à son épouse :

     — Ça ne t’a pas dérangée que je parle comme ça avec la chanteuse ?

              — Non. Ça avait l’air de te faire plaisir. Et j’ai bien vu qu’elle ne te faisait pas du gringue. Donc, ça ne m’a pas dérangée.

              Il avait souri.

           

              L’aiguille de l’électrophone arrive à la fin de la première face et revient à sa position initiale. Même si le piano de Gould a souvent été étouffé par le bruit de la pluie sur le toit de la véranda, Ricardo se lève et retourne le disque.

 

              La deuxième rencontre entre Ricardo et Romina eut lieu dans le train entre Sienne et Florence. C’était cinq mois, jour pour jour, après le concert.

              Pendant ces cinq mois, il avait plusieurs fois pensé à elle. Il avait espéré retrouver son nom dans la rubrique « Spectacles à venir » de son journal. Il s’était repassé la  conversation de San Gimignano en boucle dans la tête pour en oublier le moins possible. Une nuit, après une dispute conjugale, il avait même écrit un poème dans lequel il s’adressait à la jolie chanteuse.

              Ricardo monta dans le train à la gare d’Empoli. Quand il reconnut Romina assise face à une banquette vide, son cœur s’emballa.

              — Bonjour ! lui dit-il.

              — Bonjour…

              Elle avait répondu avec un étonnement qui n’avait pas échappé à Ricardo.

              — On a parlé un peu ensemble après votre concert de San Gimignano. Il y a quelques mois.

              — Ah oui, c’est vrai… Vous allez bien ?

              Son ton était las. Il contenait même une pointe d’irritation.

              — Oui oui, ça va. Je peux…

              Il laissa sa phrase en suspens quand il vit Romina plonger la main dans son sac pour en tirer un gros livre.

              — Bien… Au revoir.

              — Au revoir, Monsieur.

              Il changea de wagon et s’assit près de la vitre, dans le sens de la marche.

              Les paysages toscans lui semblèrent recouverts d’une suie épaisse.

 

              Le disque de Gould est terminé. Au dehors, la pluie a cessé.

              Ricardo enlève ses pantoufles, se lève, fait glisser la porte-fenêtre et sort.

              Ses pieds foulent le gazon mouillé.

              Les derniers nuages se retirent. Ricardo lève les yeux vers le croissant de lune.

              — Qu’elle est belle ! murmure-t-il.

              Puis, toujours à lui-même, sur le souffle :

              — Qu’elle était belle !

Publié dans Présentation

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E
Comme c'est beau, cette réalité différente pour chacun, cette possibilité qui ne fut pas, mais qui reste un instant éternel...
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A
C'est vrai, dans la vie, les moments importants ne sont parfois que des instants fugaces...
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