Vardo Brak nous propose un second extrait de son ouvrage "Ne pas perdre la tête"
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Extrait de « P’tit Louis »
On a d’abord assis P’tit Louis sur une chaise paillée en bois.
Vinatier m’a dit de tenir le corps pour ne pas qu’il bascule. Puis, il a fixé P’tit Louis sur la chaise avec trois ceintures : une au niveau de la poitrine, une à la taille et une dernière qui lui maintenait les jambes contre les pieds avant de la chaise.
Et on a commencé à descendre l’escalier.
Vinatier tenait le dossier de la chaise, moi je me suis retrouvé à tenir la chaise par devant et j’étais censé aller à reculons.
Du coup, c’est moi qui portais tout, Vinatier avec ses hanches malades tentait simplement de retenir la chaise et la tête de P’tit Louis qui dodelinait.
P’tit Louis, comme son nom l’indiquait, n’était ni grand ni gros et le cancer s’étant sérieusement nourri sur la bête, il ne restait plus grand chose, mais j’ai trouvé qu’il était malgré tout très lourd.
La phrase « ça pèse un âne mort » m’a traversé l’esprit.
C’était une des premières expressions marrantes que j’ai apprises en français.
Je m’imaginais des campagnes françaises arpentées par des paysans qui trimbalaient des ânes morts.
Heureusement, mon esprit m’a suggéré d’élever un peu le niveau : si le corps d’un mort est si lourd, c’est que c’est la vie qui lui donne sa légèreté, quand la vie s’en va, le corps s’alourdit.
Pendant que je philosophais intérieurement, mon corps à moi bataillait dans ce putain d’escalier pour essayer de garder son équilibre sur les marches irrégulières aux tomettes fêlées ou décollées.
Si jamais j’avais glissé, si j’avais lâché la chaise, avec Vinatier qui ne pourrait rien retenir seul, je partirais en boule dans l’escalier, j’arriverais en vrac sur le carrelage de la cuisine du rez de chaussée, suivi dans un craquement de bois et d’os par le corps du P’tit Louis dont la tête enrubannée ferait un splash dégueulasse aux pieds de sa Dolo éplorée !
Ça, ça n’était absolument pas une option.
D’abord, je risquais de finir paraplégique et puis, je me couvrirais de honte pour le restant de ma vie à Torganet que je devrais d’ailleurs quitter sans délai.
Finalement, tout se passa bien.
En bas, on a libéré le P’tit Louis et on l’a allongé sur une banquette, les jambes bien tendues, les mains de nouveau jointes sur la poitrine et la mâchoire toujours tenue par la serviette blanche nouée. Dolo tira devant le corps un paravent défraichi sur lequel on pouvait deviner un paysage espagnol peint en couleurs qui avaient été vives.
J’eus droit à un regard presque bienveillant de Léonie Radio Torganet, toujours présente, évidemment.
Mission accomplie.
Je suis sorti et je suis allé au jardin désherber un peu.
Au-dessus du Pech qui dominait Torganet, deux vautours tournoyaient dans un ciel d’un bleu brillant et dur comme une lame acérée.