"Secteur DBE 205", un texte signé Carine-Laure Desguin paru dans la revue AURA 121

Publié le par christine brunet /aloys

"Secteur DBE 205

 

   Le soleil brûlant ma peau, les étoiles scintillant dans le ciel, la pluie, la neige, je ne connais rien de tout cela. Jamais je n’éprouverai la joie de plonger dans la mer et de sautiller par-dessus les vagues. Jamais je ne vivrai ces instants de farniente allongé sur le sable chaud d’une plage hawaïenne. Je connais si peu de choses. Presque rien, en fait. Mon âge lui-même est incertain. Sur mon matricule se superposent des chiffres, l’histoire de ma naissance, et puis d’autres chiffres encore, des chiffres romains paraît-il. Du blabla qui m’importe peu. L'adolescence pointe son nez, mon corps se transforme. Je parierais pour douze ou treize ans. Deux seins poussent sur mon torse, je deviens une fille. Avant ça, j’ignorais si j’étais une fille ou un garçon. J’étais peut-être les deux à la fois. Dans mon secteur, le secteur DBE 205, nous avons tous plus ou moins le même âge, nous grandissons ensemble depuis toujours. Et ce n’est qu’aux premiers signes de l’adolescence que nous prenons connaissance de notre sexe. C’est le Programme qui décide de tout cela. Autant de filles, autant de garçons et autant de transgenres car « tout le monde doit avoir sa place ». Une société idéale. Ce n’est que mensonge, tout cela est programmé. Notre sexe lui-même est déterminé par ce Programme. Je pressens ces balivernes. Je joue le jeu.

   Chaque « matin », nous suivons des cours. Une espèce de pantin robotisé psalmodie des leçons. Le cours le plus important est celui de l’Histoire de l’Humanité, et principalement la période de l’an 2000 jusqu’à ce jour car c’est dans ces années-là, surnommées les « années de l’Éveil », que tout a commencé à foirer. Les Terriens se tapaient dessus pour une question de tunes, de territoires, ou d’un quelconque autre prétexte. Certains revendiquaient des territoires qui leurs auraient appartenu deux mille ans auparavant. Il y a eu des génocides gratuits partout sur la planète. Déjà, c’était le Programme. Des malins, des « spirituels » ont décrété que tout cela était écrit dans un grand livre poussiéreux qui avait traversé les deux mille ans précédant et que cette période noirissime s’appelait l’Apocalypse. Une fois cette période passée, tout rentrerait dans l’ordre. Le bonheur et la paix reviendraient sur la Terre. Programme, encore lui. Si j’en crois ce cours d’Humanité, nous en sommes là, nous vivons mes camarades et moi ce bonheur et cette paix sur cette « Terre ». Pour préserver cette sérénité, nous vivons ici dans le secteur DBE 285. Des autres secteurs et de leurs habitants, nous ne connaissons rien du tout. Nous ne les avons jamais croisés, ces gens-là. Existent-ils vraiment ? Il faut attendre que nous soyons «prêts », dixit le Programme.

   Dans ces années dites de « l’Éveil », tout s’est donc déglingué. La Terre s’est réchauffée de plus en plus. Les catastrophes climatiques étaient tellement « tsunamiques » que les pôles se sont inversés. L’Antarctique a fondu et sont apparues des centaines de pyramides, preuves que déjà, les Terriens de l’époque ignoraient tout de leur passé. Les scientifiques et les archéologues furent dépassés et ont tenté de berner les Terriens en racontant du grand n’importe quoi. Programme. Au final, l-la véritable Histoire de l’Humanité d’avant l’an 2000, nous ne la connaîtront jamais. On nous raconte des bobards pour nous endormir. Ou plutôt pour nous empêcher de nous réveiller.

   Pour en revenir à cette période de « l’Éveil », le réchauffement climatique s’est intensifié à une cadence folle. Les Terriens pouvaient pourtant provoquer des pluies torrentielles en ensemençant les nuages de produits spécifiques. Cela n’a pas suffi à vaincre la sécheresse. Des famines ont décimé des populations entières de l’hémisphère sud. Les scientifiques se réunissaient pour trouver des solutions. Mais nous le savons, c’est eux-mêmes qui avaient créés les problèmes. Programme. À qui a profité le crime ? voilà la question. Mes camarades et moi n’avons pas de réponse. Pas encore.

   Tous les jours, nous avons des séances dites « d’immersion ». Des hologrammes sont projetés autour de nous. Nous admirons les paysages de la Terre d’avant l’an 2000. Les océans, les montagnes, les lacs, et tout ça. Nous sommes émerveillés en regardant des humains qui se baignent dans des piscines, nous les entendons rire avec des petits humains, leurs enfants, nous explique la voix métallique de notre prof robotisé. Ces séances sont éphémères. Car certains de mes camarades pleurent parfois quand ils voient ces petits humains. Ce seraient des réminiscences transgéniques. Néfastes pour notre santé. Trop d’émotions en trop peu de temps.

   Des réminiscences, j’en ressens. La vérité martèle mes cellules avec un peu plus d’intensité chaque jour. Dans ce vaisseau inter-spatial premier du nom qui nous transporte et traverse l’univers depuis des centaines d’années, depuis en fait que le Programme a décidé de sauver l’Humanité, la vérité au sujet de nos origines est occultée par le Programme lui-même. Il n’y a aucun doute à ce sujet, j’en suis certain.

   La Vie pourtant se ravive en moi. L’autre jour, par inadvertance, j’ai cogné mon genou contre l’ordinateur de base, celui qui conçoit les hologrammes. Un hématome est apparu. Alors je me suis entaillé le bras gauche. Du sang a giclé. L’an dernier encore, c’était des filaments de fils électriques qui sortaient de mon corps par une espèce de petite fenêtre qui se situait au milieu de mon thorax. Lorsque l’hologramme du soleil est projeté dans une salle de cours, je ressens la chaleur de ses rayons sur ma peau. Et les étoiles, je les devine. Les gazouillis des oiseaux dans les arbres, je les entends. Toutes ces troublantes découvertes, je les tais. Et pourtant, lorsque j’observe certains de mes camarades, il me semble lire sur leur visage les prémices d’un sourire car au plus profond d’eux-mêmes, une joie survit.  

   Je stoppe là. Ces mots doivent restés secrets. Le Programme ne peut avoir connaissance de tout ce principe de Vie qui renaît en moi. Et, de toute façon, j’atteins les mille mots. Programme.

 

Carine-Laure Desguin

 

Publié dans l'invité d'Aloys

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P
Une note d'espoir? On en a bien besoin !
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C
Ah mais l'espoir est toujours là et ne demande qu'à s'exprimer.
M
Très beau texte. Comme est bienvenue la note positive de la fin !
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C
Merci Micheline, bises!
C
Mille mots pour faire naître un tout petit espoir, tout n'est peut-etre pas perdu? Vivent donc les mots et les textes plein d'esprit de Carine-Laure Desguin !
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C
Merci beaucoup Christina, je fais c'qu'j'peux.
L
Très chouette texte, avec une belle note positive à la fin qui ne peut toutefois faire oublier à quel point la situation est critique. Merci pour ce beau partage;
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C
Merci pour votre commentaire, Luc.
A
Même s'il sent la SF, ce beau texte de Carine-Laure parle à tout le monde, j'en suis sûre ! Et il a une très belle fin, pleine d'espoir, malgré tout.
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C
Merci Ani, on ne sait pas toujours ce que l'on écrit, ni pour qui, ni pour quoi, on laisse courir ses petits doigts.
C
Alors là, comme on peut le lire en légende de certains dessins humoristiques : " quand est-ce que ça a merdé ? " :))
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C
Très bonne question, un prochain thème pour les concours de Christine. Chritiiiine (tout fait farine au moulin)?