Perrette Firket nous propose un texte "Genèse I"

Publié le par christine brunet /aloys

Genèse I

Au début, il n’y avait rien que la soupe primitive.  Un peu d’oignons rôtis, un peu de céleri, quelques rondelles de carottes… On ne savait rien de sa recette, si ce n’était qu’elle était faite d’eau, bouillante et frémissante, joyeuse et vivante, se mouvant au gré des courants de chaleur qui traversaient la marmite. On ne savait rien d’elle sinon qu’elle avait un petit gout de sel, agrémenté d’oignons comme les chips qu’on découvrirait longtemps, très longtemps après dans les supermarchés. On ne savait rien d’elle si ce n’était qu’elle était gigantesque, qu’elle s’étendait du début de la terre à la fin de la mer, qu’elle cheminait bien au-delà du regard de l’homme qui n’existait pas encore, bien au-delà de celui du faucon crécerelle qui voit tellement bien qu’il peut fondre sur sa proie à des kilomètres. Mais le faucon n’existait pas encore.  On ne savait rien d’elle, et même rien du tout, pas même ce petit goût de viande, imperceptible au départ, qui se mit à s’affirmer, au fur et à mesure des années, des décennies, des siècles échappés qu’on ne mesurait pas. Juste ce que l’on sut, bien plus tard, c’est l’histoire de ce goût, et puis aussi l’histoire de celle qui l’avait mise au feu.  Une sorte de grande créature aux cheveux couleur de vent, ce vent qui soufflait sur la soupe et qui l’aidait à se courber, à se faire des bigoudis de vagues, à se regarder dans les yeux de ses sœurs, et à s’aimer. Une sorte de personnage intemporel, avec des yeux couleur de braise, avec un souffle long et lent, avec une voix  de sorcière, brisée et douce, comme le temps. Cette personne qu’on appela plus tard Zeephora mettait beaucoup de soin à tourner dans la soupe toute primitive qu’elle fut. On ne savait pas si elle pensait à ces milliards de femmes et d’hommes, qui, un jour, renouvelleraient son geste, avec une cuillère de bois de cèdre, de baobab tout enroulée, de sapin clair ou de bouleau si blanc. Zeephora remuait et goûtait, de temps en temps. Et la soupe tournait, comme un manège lent, comme ces carrousels qui existeraient dans si longtemps, tournant avec douceur et parfois fureur, douleur. Dans les remous vivants de la soupe primitive se calaient les légumes, bien au chaud dans le très brûlant, l’oignon par ci, le céleri par-là,  les pommes de terre dans les courbes ineffables et sans nom, puisqu’il n’y avait pas de nom, dans ces temps-là.

Il s’avéra qu’un jour, Zeephora en eut marre. Elle s’assit alors sur le petit rocher qui bordait l’étendue d’eau vigoureuse. Et le gout de la soupe était bon, plein de cette saveur de viande, épicé à souhait. Alors Zeephora s’arrêta de tourner. Et regarda ce que donnait la soupe.

Et puis, il ne se passa rien. Rien que l’apaisement de la houle, le soulagement d’un ressac juste rythmé par la brise, le decrescendo,  l’eau qui s’endort, il n’arriva rien du tout et Zeephora  avait beau écarquiller les yeux qu’elle avait de braise (mais je l’ai déjà dit), elle ne voyait rien. Mais elle entendit. D’abord, ce fut comme un murmure, un bruissement de vie primitive, l’univers de la soupe se mettait à parler. Et dans le gris noir vibrant de l’aube fondamentale, dans le bouillon des origines se formèrent des petites boules minuscules, on aurait dit   de petites balles un peu visqueuses, à la manière de ce que seraient les billes de tapioca trouvées dans les potages, plus tard, bien plus tard.

 Soudain, les petites sphères se mirent à rayonner : c’est ainsi que naquirent des lucioles, des centaines de lucioles, des milliards de lucioles. Et le ciel, jaloux de la soupe devenue mer scintillante, s’empara de celles-ci. Elles allèrent habiter chaque endroit, chaque centimètre carré de ce ciel : c’est pour cette raison  qu’il fait si clair le jour.  Le ciel s’empara aussi d’une seconde espèces de billes, plus résistantes, plus lumineuses aussi : c’est pour cette raison que le soir, s’étoile la nuit : d’autres vers luisants, plus résistants continuent de briller comme toutes les planètes    que nous connaissons maintenant. Et Zeephora sourit. Parce qu’il y avait de la lumière le jour et des étoiles de nuit. Celles qui restèrent au fond de la soupe primitive maintenant tiédie par l’absence du feu qui ne la chauffait plus, celles qui restèrent furent appelées étoiles de mer…

Et Zeephora attendit encore : elle en avait de la patience. C’était déjà la femme qui avait fait la plus grande soupe du monde pendant autant de temps, si elle avait vécu plus tard, on l’aurait inscrite au livre des records, mais cette femme ne savait pas lire, et jouissait seulement du jour et de la nuit, de l’étendue d’eau à perdre son regard, et de qui, petit à petit, se passa . La mère-soupe s’était retirée du rivage, il y avait maintenant de grandes plages de sable, dues à l’usure des galets que Zeephora, comme toutes les femmes juste après elle, avait utilisé pour maintenir le bouillon chaud. Les pierres s’étaient usées, polies, avaient perdu de leur substance, tour de cuillère après tour de cuillère, remous chaud après tourbillon bouillant et toutes les particules des pierres s’étendaient maintenant sur un terrain un peu pentu, qui allait vers la mer. Et ce fut le sable originaire, coloré, rougeoyant et bleuissant, fait de milliards de poussières de pyrites étincelantes, de calcite blanche, de coralines rouges et de lapiz lazuli bleu. C’était une plage primitive, là où se mirent à sortir   des tas de créatures, d’êtres premiers, qui partaient à l’aventure de la vie.

La première chose que Zeephora vit sortir de la mer, c’étaient de petites pâtes minuscules, comme celles que l’on met maintenant le soir, dans les potages des enfants de cinq ans : on les nomme pâtes alphabet, elles contiennent toutes les lettres du monde et  tous les sons. Et ces petites pâtes sortirent de l’eau, encore toutes dégoulinantes d’avoir nagé tant de temps, et elles se donnaient la main. Elles faisaient ensemble des ribambelles de mots, d’abord ce fut le mot « verbe » qui sortit, tout trempé, puis, d’autres mots qui   nommaient le ciel et la terre, désormais séparés, d’autres encore qui disaient la chaleur, la moiteur, les mouvements des vagues et leurs secrets cachés. Ce fut bien plus tard qu’on écrivit dans des livres sacrés qu’au commencement était le verbe, ça n’était pas si faux que cela. Mais Zeephora ne savait pas lire. Elle avala tout cru le mot » oiseau » et le trouva bon. Aussitôt un être ailé se mit à voler au-dessus des flots. Il était encore bien pataud et un peu zigzaguant, mais très vite,  il  acquit  de l’assurance et se mit à pêcher des poissons, mot  dont Zeephora avait dévoré toutes les pâtes, dans le  bon sens, du « p »  au gout  salé au « n » à la saveur plus subtile.

C’est ainsi que naquit le monde, le ciel séparé de la terre, les animaux, les arbres vainqueurs aux canopées comme des lits moelleux, les fleurs et leurs pétales, les saisons. Zeephora dut manger beaucoup et souvent, mais les pâtes avaient un goût chaque fois différent. Elle en mangea tant et tant que ces pâtes disparurent totalement de la surface de l’univers. (Elles furent en fait sauvées par un groupe d’êtres poilus, marchant debout qui se dirigèrent dès leur sortie de l’eau vers un continent qu’on appela plus tard la Chine).

C’est ainsi que naquit le monde, et Zeephora dut aussi manger des mots plus abstraits comme le mot « douleur » comme le mot « souffrance », comme le mot « guerre », c’était affreux.  Mais elle absorba aussi les mots qui signifiaient « enfances », « bonheur », « plaisir », « ciel étincelant »,  « magnifique. » Ils étaient délicieux, elle en avala beaucoup. Il en resta des étincelles, parsemées de-ci delà aux quatre coins du monde.

 Et quand Zeephora eut fini de manger, son ventre gargouillait et était lourd. Mais toutes les créatures vivantes bougeaient, se parlaient, voyageaient, inventaient. Alors L’immense créature aux cheveux de vent sut que son travail était fini. Et elle se coucha sur la plage magnifique. Et se fit une pipe aux herbes odorantes. Et contempla, avec plaisir (comme ce mot était agréable et goûteux) tout son travail.

 

Perrette Firket

Publié dans Nouvelle

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C
Ah je comprends mieux cette version est la véritable version que ns atteindrons lorsque ns serons sortis de cette matrice. Y'a d'l'espoir. Beaucoup aimé ce texte.
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E
Beaucoup de saveurs et d'arômes dans cette génèse originale !
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A
Zeephora a certainement dévoré le mot poétique... Une jolie version de la création !
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M
Très joli conte ! Bravo pour son originalité !
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