Carine-Laure Desguin nous propose une nouvelle en épisodes : Deux jours pour l’éternité - 1
Deux jours pour l’éternité
Comme chaque matin, depuis l’accident vasculaire dont il a été victime voici un an, Franck Nussdorfer enfile pantalon, veste de sport et chausse ses nouveaux sneakers. Gillian, sa compagne, n’est pas encore éveillée. Franck traverse la cité balnéaire à son rythme et se dirige vers la digue. Face à la mer, pendant une dizaine de minutes et quel que soit le temps, le sexagénaire pratique les exercices physiques conseillés par Brad, son kiné. « Et n’oublie pas les inspirations et les expirations lentes et profondes bien coordonnées lors de chaque mouvement, n’est-ce pas, champion ! », avait lancé Brad. Franck est de plus en plus rassuré et redevient très enthousiaste, chaque jour il progresse. Il retrouve même, d’après Gillian, sa souplesse d’antan. Certaines semaines, il est performant, il se surpasse. « Les prochains jeux olympiques sont dans la poche ! », aime plaisanter Gillian afin de soutenir au mieux son courageux compagnon. La forme revient et pas seulement au niveau de la mobilité de ses membres. La mémoire se montre excellente comme lorsqu’il avait vingt ans et qu’il avalait sans rechigner, lors de ses études universitaires, des centaines de pages rébarbatives noircies de formules barbares liées aux mathématiques ou à la physique, de quoi se perdre dans un espace-temps improbable ou dans les méandres d’un multivers.
Tout en descendant la volée de marches en pierre bleue qui le conduisent vers la plage, Franck respire à pleins poumons des goulées de cet air iodé qui le revigore au maximum et renouvelle chacune de ses cellules. Il bénit presque cet accroc de santé qui lui a permis de décrocher d’une façon prématurée de ce boulot énergivore et qui au fil du temps lui pesait si lourd sur les épaules. Toutes ces expériences scientifiques et ces équations à n’en plus finir commençaient à le fatiguer. D’autant plus que ses travaux bousculaient les esprits trop scientistes et que cet innovateur ne pouvait même pas les diffuser via les revues dites scientifiques. Des bulles quantiques à la téléportation en passant par les forces de l’antigravitation, Franck Nussdorfer avait décidé de replier son espace-temps professionnel. Le spécialiste en charge de lui expliquer tout le protocole de sa maladie ne le lui avait pas caché, « Votre accident cérébral, vous le devez à une surcharge de travail, une espèce de trop plein pour votre corps, ça j’en suis certain mon cher ami ». « La belle affaire » se dit à présent Franck en admirant le spectacle des vagues violentes et si belles, me voici tout jeune retraité et au diable la physique quantique, les vibrations, l’étude du temps et tutti quanti. La seule question de ma journée c’est, Une fois sur la plage, est-ce que je vais à gauche vers Dunkerque ou à droite vers Ostende ? Pure ironie pense-t-il puisque Dunkerque est à une quarantaine de kilomètres. Franck bifurque vers la droite. Il jette un coup d’œil furtif vers sa montre, celle-ci affiche 10:10. Le temps est gris et un petit crachin bien gras salit les verres de ses lunettes. Tout cela ne le dérange en rien, il apprécie à cent pour cent ces riches instants face à lui-même.
C’est marée basse. Les méduses envahissent la plage. Leur apparition en masse ne correspond plus à grand-chose. Encore une constatation inexplicable à mettre sur le dos du réchauffement climatique. Il a bon dos celui-là.
L’esprit de l’ex-scientifique enchaîne malgré lui sur tous les problèmes qui sont restés sans solution aucune, en suspens entre les murs de son laboratoire isolé dans le troisième sous-sol d’une institution bruxelloise. Puis il zappe tout ça, pas évident pour lui de lâcher-prise.
A suivre
Carine-laure Desguin
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