Carine-Laure Desguin nous propose une nouvelle " Ils se sont tant aimés"

Publié le par christine brunet /aloys

 

 

Ils se sont tant aimés

 

   Son miroir lui renvoie l’image d’un visage transparent hyper-fatigué, des cernes lui tombent jusqu’à mi-joues et il lui semble que de jour en jour, les rides se multiplient et creusent de véritables sillons juste là, sur le front. Marjolaine Laviolette est épuisée. Vaisselle, nettoyage de l’appart, lessives, repassage, etc. Et, lorsque son Pino Lapipe sent monter en lui un désir irrésistible, bien souvent trois fois par jour juste au moment où sa belle remplit le barboteur de l'oxyconcentrateur, c'est obligation sine qua non de passer à la casserole. Ce qui se traduit par changer la protection urinaire du Pino, l'aider à s’extirper de sa chaise roulante, allonger sa carcasse décharnée sur le divan du salon et puis pom pom pom pom. Marjolaine en a ras-le-bol de tout ce cirque qui n'en finit pas. Plus de dix ans que le Pino est dans cet état cadavérique. Depuis ce jeudi de l’Ascension où cette garce de Rosarosarosam a sectionné les freins du Solex de son amant. Pino et son engin ont alors traversé la rambarde du pont des Amourettes et se sont écrasés contre la proue d’une péniche de passage. Aujourd’hui, Marjolaine se dit que Rosarosarosam devait elle aussi en avoir marre des folies sexuelles du Pino. Et si sa maîtresse ne le supportait plus, mettez-vous à la place de l’officielle …

  On annonce une météo du tonnerre, trente degrés à l’ombre. Idéal pour se payer une journée à la mer et profiter de la douceur d’une brise marine. Marjolaine se met donc sur son trente et un. Maquillage à outrance, parfum à gogo, minijupette, tee-shirt ultra-collant et talons-aiguilles.

  • Tu me quittes ? demande Pino, l’air inquiet.
  •  Oui Pino, je pars.
  •  Et ma bouffe ?
  •  Tout est prêt mon amour. Tu allumes le micro-ondes, tu attends

dix minutes et tu sors le plat. Ensuite, seul devant ton assiette, tu         dégustes. C’est le reste des spaghetti bolo d’hier soir, continue Marjolaine sur un ton dégagé. Elle s’attend à une scène de ménage et est décidée à ne pas céder.

  • Et ma gnôle ?
  • La bouteille est là sur la table et le verre est tout à côté.
  • Et si je pisse et que je …
  • Tu appelles l’infirmière et tu essaies de ne pas la violer. Les douze précédentes ont capitulé, rappelle-toi mon amour.
  •  Je te préviens, Marjolaine, si tu me quittes, tu ne me reverras jamais !
  •  Alors je te quitte, rétorque Marjolaine en ricanant. Et elle sort en prenant soin de claquer la porte avec tout ce qu’il lui reste de force.

 

   Une heure plus tard, Marjolaine est assise dans le train. En première car après tout, elle le vaut bien. Elle a pris soin de subtiliser la carte bancaire du Pino. Pour tous les services rendus, il lui doit bien ça. Les paysages défilent et Marjolaine ressent une profonde sérénité l’envahir. Il y a bien longtemps qu’elle n’avait plus vécu une telle plénitude.

 

  

Arrivée à Ostende la touriste d’un jour se paie un p’tit-dèj de reine à l'hôtel Burlington. Trois fois elle se colore les lèvres d'un rouge éclatant. Un charmant monsieur très BCBG ne cesse de la lorgner. Elle lui plaît. Ah comme c'est beau de se sentir aimée pour ce qu’on est vraiment, une femme belle et désirable.

   Cette journée est un cadeau, un gros bonbon en sucre d’orge. Ah quelles heures de réel bonheur ! La promenade sur la digue, la tomate-crevettes au casino, et tutti quanti. Déjà le soir arrive et Marjolaine se résigne à rentrer.

   À cent mètres de chez elle, elle aperçoit gyrophares, combi de police, ambulance et tout le toin-toin. Angoissée, elle accélère le pas. Oui, tous ces machins sont garés devant chez elle. Elle devine sur la civière le corps de son Pino. Elle court et hurle, Oh non, pas toi, mon Pino d’amour. Elle s’évanouit et lorsqu’elle ouvre les yeux, elle se retrouve allongée sur le divan « aux souvenirs ». Une infirmière lui explique les circonstances et la réconforte. Un flic s’excuse, il est obligé de lui poser quelques questions d’usage. Mais il en est certain, c’est une mort inopinée. C’est l’infirmière qui a découvert le corps gisant par terre, raide mort. À ces mots ravageurs, Marjolaine feint un second évanouissement en murmurant, Pinoooo, mon Pinoooo.

  • Madame Marjolaine, madame Marjolaine, souhaitez-vous que je reste avec vous ce soir ? La situation est tellement pénible. Je compatis.
  • Merci Mirabelle, ça ira, merci, répond Marjolaine, bien certaine d’assumer.

 

   Une fois tout ce petit monde sorti de l’appart, Marjolaine ramassa illico mais néanmoins du bout des doigts assiette, plat et couverts. Elle plongea toute cette vaisselle dans une bassine d’eau et ajouta une belle rasade d’eau de Javel.

   En ce qui concerne l’emballage du produit raticide, elle peut dormir tranquille, elle l’a jeté dans une poubelle d’Ostende.

 

CARINE-LAURE DESGUIN

http://carineldesguin.canalblog.com

Publié dans Nouvelle

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P
Impossible de ne pas reconnaitre notre Carine-Laure dans cette nouvelle...machiavélique dont la fin nous surprend à peine.
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C
Oh, tu me crois donc capable de tout. Merci pour ta lecture, Philippe.
C
Rosarum rosis rosis, Carine-Laure continue à décliner avec maestria toutes les noirceurs de l'âme humaine et les aléas du destin ! :))
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C
Merci Christian. Et ici une pointe d'humour enjolive tout ce bazar.
E
Oh que j'adore ce texte, quelle saveur (mortifère, mais bon, une saveur !). Merci et plus rien ne t'arrête, je dois mettre des freins à mes semelles pour ne pas être emportée :)
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C
Merci Edmée, as-tu remarqué le petit clin d'oeil ... ? A?
M
Super nouvelle noire à souhait.
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C
Merci Micheline, je me déchaîne de temps en temps.
A
Un texte mortellement drôle décapé à la Javel ! Merci Carine Laure, j'ai bien ri... même mon café en clapote encore !
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C
Sans humour la vie ne vaut pas la peine et renverser sa tasse de café matinale, yes.