Joe Valeska nous propose un nouvel extrait d’"Ainsi, je devins un vampire"
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Les heurts entre père et moi étaient fréquents. Plus il me reprochait mon attitude de je-m’en-foutiste, plus je m’acharnais à le contrer, avec un aplomb détestable. Je le singeais, systématiquement, faisant, ainsi, la joie coupable de mère dont je me voulais, quelque part, le vengeur pour ces années dissoutes dans l’ennui mortel qui la condamnait.
Pareille au phare d’Alexandrie, maman Justine était ma lumière au milieu des ténèbres. J’admirais son courage sans faille, inébranlable. Elle, elle admirait la soif inextinguible de liberté qui m’animait. Plus encore, elle admirait mon effronterie. Non pas qu’elle l’encourageait, loin de là, mais elle ne la réfrénait pas non plus, beaucoup trop heureuse de me voir sortir vainqueur de ces affrontements virils, débordant de testostérones, qui l’arrachaient à ses labeurs répétitifs. Pour pouvoir travailler la laine, il fallait bien sûr tondre les moutons, mais son travail ne s’arrêtait pas là… Il fallait entretenir la maison, le jardin, préparer la soupe, vider le gibier, battre le linge au lavoir et, surtout, supporter son rustre de mari désespérément insensible.
Tout ce qui comptait, pour père, c’était la terre. Il avait toujours le visage grave. Jamais un seul sourire n’éclaira ses traits. C’était un homme de granit, sans aucune éducation. Je ne me souviens pas qu’il ait versé une larme un jour. Pas même pour la naissance de Camille. Comment aurais-je pu éprouver de l’amour, du respect, pour un tel homme ? Il épousa mère par devoir, parce qu’il l’avait mise enceinte, et non parce qu’il en était amoureux. Il était incapable d’aimer. Incapable ! Jamais il n’eut la moindre petite attention à son égard, jamais le moindre geste tendre, jamais une parole gentille, même quand elle revenait du lavoir, épuisée, les mains meurtries par la morsure impitoyable de l’eau glacée de l’hiver, rapportant nos vêtements. Je le lui fis payer, jour après jour, n’espérant point qu’il réalisât qu’il avait une famille. Sa terre ! Sa sacro-sainte terre chérie ! Comme il dut être heureux quand on l’y mit, six pieds sous terre !
« Virgile, est-ce vous qui l’avez… »
« …tué ? terminai-je la question qu’allait me poser Lela. Non. J’étais très loin du Gévaudan quand il mourut. J’ignore même quand et comment il mourut. Certainement pas de rire, ce pisse-froid… »
« Et… votre maman ? »
« Ma mère ? » soupirai-je.
Incontestablement, mère était l’une des plus belles femmes du pays. Nul mot ne saurait rendre hommage à sa beauté naturelle. Plus important, elle possédait la vraie beauté : celle du cœur. Elle avait le sens du sacrifice, comme peu de gens l’ont. Son bonheur passait toujours après celui des autres. Elle souriait, sereine, envers et contre tous, le regard perdu vers l’horizon, guettant la venue d’un monde meilleur, sans jamais se plaindre. Père ne s’en rendit jamais compte. Je le hais, encore aujourd’hui, et je souhaite de tout mon cœur qu’il brûle dans le Phlégéthon !
Maman Justine était de petite taille, mince et très gracieuse dans ses chemises de lin, justaucorps et jupons blancs. Contrairement à la plupart des paysannes, elle ne portait jamais le traditionnel tablier et jamais, au grand jamais, le mouchoir noué autour du cou. Elle se voulait féminine. Assurément, elle était avant-gardiste. Ses cheveux auburn tombaient en cascade sur ses frêles épaules et encadraient un visage ovale et chaleureux. Ses grands yeux noisette l’éclairaient généreusement. Comme la mienne, sa bouche était fine, et son nez, lui, était joliment retroussé. Elle me faisait parfois penser à un petit écureuil. Maman Justine… Ma mère et mon amie. Comme j’envie les anges de l’avoir auprès d’eux. Car, jamais plus, nous ne serons ensemble. Jamais plus nous ne danserons, en chantant à tue-tête, au milieu des papillons multicolores, sur la route du midi. Jamais plus nous ne rirons pour de simples bêtises. A-t-on déjà vu un vampire gagner le paradis ? Pourquoi Dieu accepterait une créature telle que moi au sein de son royaume ? Courageuse maman Justine, bien plus forte que je ne le serai jamais.
Assise sur votre nuage, que pouvez-vous bien penser de votre fils, aujourd’hui ? Tu me manques tellement, maman… Ma maman Justine, mon cœur pleurera éternellement cette déchirure. Je me sens si seul, par moments ! Si misérable. Si démuni. Je voudrais parfois être mort pour de bon pour pouvoir être près de toi et de Camille.
Répondez-moi, Seigneur. Pourquoi avoir permis de telles choses ? La mort horrible de mon frère… M’avoir empêché, moi, de mourir… Je savais que je risquais d’infliger à mère la perte de ses deux fils, mais je devais venger Camille. Pourquoi m’avoir puni la seule fois de ma vie où je me conduisis en homme ? Pourquoi l’avoir punie, elle ? Je Vous hais, Seigneur… Je suis tellement en colère…
Je levai la tête et croisai le regard de Lela, troublée. Je ne suis pas un mort-vivant, non. Je suis toujours un homme, avec ses failles, sa mélancolie, sa colère, son amour. Benjamin me l’avait dit, je m’en souviens, mais j’avais obstinément refusé de le croire.
« Tu es toujours un homme, mon frère. Je puis te l’assurer. »
« Non, Benjamin… Je vais te le dire, ce que nous sommes : des démons échappés de l’Enfer ! D’horribles prédateurs ! Voilà ce que nous sommes… Des monstres assoiffés de sang ! Des dévoreurs de vies ! »
« Oh ! Tu as tort, mon pauvre Virgile ! C’est Dieu qui nous a abandonnés ici-bas à notre sort. Des démons ? Des monstres ? Peux-tu me regarder dans les yeux et me dire combien d’innocents le vil démon que je suis a tué ? Les humains, sois franc, ne chassent-ils pas, eux, pour le seul plaisir de donner la mort ? Tu acquiesces, je vois… Alors, ne m’ennuie plus avec ta morale surfaite ! Je n’ai pas demandé à être un vampire. Ni toi. Ne dis jamais plus des choses pareilles, s’il te plaît… »
À l’époque, Benjamin voulait me protéger de la vérité : qu’il y avait bien plus de vampires sans foi ni loi que de vampires gentilshommes. Nous ne nous disputions que très rarement, tous les deux. J’avoue que c’était toujours à cause de moi, car Benjamin n’était pas belliqueux. Toutefois, il savait se montrer brutal, si sa vie ou la mienne étaient menacées. Surtout la mienne. En fait, il était plutôt raffiné. C’était un gentleman fort bien éduqué, et fort drôle.
Nouvelles larmes.
« Vous me trouvez pathétique, n’est-ce pas, Lela ? Reconnaissez-le. »
« Pathétique ? Pas du tout. Je dirais… intéressant. »
« Vraiment ? trouvai-je étrange. Vous me trouvez intéressant ? Intéressant en quoi ? »
« Virgile, j’aimerais beaucoup… »
« Quoi donc ? Parlez… »
« Pénétrer les secrets de votre âme. Vous toucher. Effleurer votre peau, mais surtout toucher votre âme. Oui, je voudrais pouvoir toucher votre âme. Cette belle âme. »
« Ne me faites pas ça, Mademoiselle Jeannette. Je ne suis pas si fort… Je suis un château de cartes ! »
« Voilà pourquoi votre âme est belle, Virgile. »