Comme des rats, une nouvelle de Carine-Laure Desguin
Comme des rats
Un bruit sec résonna dans cette grande pièce sans fenêtre, une espèce de bac à poussières, au sous-sol d’un hôpital exsangue depuis plusieurs années de toute chair humaine. Cette ancienne morgue était désormais notre quartier général, notre atelier industriel et, à l’occasion quand les heures de boulot s’accumulaient, notre dortoir – cuisine - salle de douche…Le bruit en question, c’était le claquement de la porte. Si violent que les ustensiles accrochés sur les murs et les boîtes en inox bien campées sur les étagères, se mirent à trembler. Des échos dans la nuit…
En deux enjambées, Tom s’accola à la clanche et tourna la poignée dans tous les sens, il s’excita avec sauvagerie et détermination, comme la flicaille, quand elle s’acharne à cogner sur la crapule du coin. Sur l’épaisse porte de ferraille, il donna des coups de pied de plus en plus fort, de plus en plus vite. Tom, c’était un type qu’un rien énervait, toujours sur la touche, prêt à tirer. Moi, je le regardais, je ne comprenais rien. Dès qu’on arrivait dans cet aquarium, on bloquait la porte avec un gros bloc de béton, afin qu’elle ne se referme pas. Y’avait que nous qui connaissions cette planque de tordus, à part des rats affamés et un squatter défoncé à la recherche de ses morpions, quand dehors il gelait. Tom gueulait et crachait. Ses yeux étaient injectés de sang. Il craignait le pire. Un moral de fillette, ce Tom.
Putain de merde ! Et toi tu restes là, bouge-toi nom de dieu, bouge-toi !
J’étais cloué sur place et je réfléchissais. Je me disais que Tom et moi, depuis tout ce temps que nous trafiquions, nos machines étaient rôdées, rien ne pouvait nous arriver. A quinze ans, on montait des coups. On n’était pas armé mais on se débrouillait quand même. D’abord, des petits commerces de villages, des librairies, des coiffeurs, des docteurs …On se faisait du blé, c’était facile. Très facile. Au début, on chiait dans nos frocs. Et puis, ce fut l’habitude, la routine. Un samedi soir, on a eu la peur de notre vie. Cagoulés, chacun une arme factice dans les mains, on s’était attaqué à un mac do du zoning.
Allez les pépères et les mémères, déposez vos diams dans les mains de mon pote, dépêchez-vous ! Pas d’arnaque ou on vous descend !
A la sixième table, mon regard a croisé celui de la nana, c’était ma meuf de ce mois-là, Fanny.
Qu’est-ce que tu fous bordel, avance plus vite…. Herman….
C’était trop tard, Tom venait de lâcher mon prénom. Un voile s’est planté devant mes yeux et j’ai continué comme un automate, je ne sais plus quelles tronches avaient les zozos des tables suivantes. Je n’entendais que le cliquetis de leurs breloques qui claquaient dans le sac de toile. Le doux visage de Fanny m’avait tétanisé. Ce soir-là, j’ai dégueulé jusqu’à la dernière ficelle de mes tripes et j’ai chialé comme un gosse. Fanny m’avait reconnu. Pas de doute là-dessus. Elle n’a jamais rien dit. Je ne l’ai jamais revue. Pendant deux ou trois semaines, j’ai plané raide et puis Tom m’a foutu un coup de pied au cul. Je me suis réveillé et, à partir de ce jour-là, on a multiplié les entourloupes. Nous ne reculions devant rien. Nous étions propulsés dans une spirale.
De son côté, le destin nous avait vachement gâtés : l’aéroport de la ville nous avait engagés, une aubaine….Tom était bagagiste et moi, technicien de surface.
Et depuis des lustres qu’on enfilait des frappes, dans le milieu des tripots et de la coke, des relations, on en avait. A des kilomètres à la ronde. Alors, ce fut un jeu d’enfant. La dope arrivait de Barcelone, dans des sacs que Tom réceptionnait. Je plantais tout ça dans un coin des chiottes de l’aéroport et, vers la fin de mon service, je foutais les grammes de blanche dans les doublures de ma salopette, spécialement aménagées pour ces occases. Une routine.
Putain de merde, bouge-toi nom de dieu, bouge-toi !
Tom était violet, sa bouche écumait, il ne supportait rien qui puisse entraver ses élans, il était né comme ça. Un paquet de nerfs, une pile qui ne s’éteignait jamais.
Il s’excitait sur la porte. En vain.
La sonnerie de mon gsm se déclencha :
……….
Roberto ? Non, c’est pas possible ! Non ! je disais, le visage décati par ce que je venais d’entendre.
Quoi, quoi, hurlait Tom, à deux pas de moi, prêt à m’arracher le gsm de la main.
Oui, pigé, je lui dis, mis ko par cette rafale de venin…
Quoi, quoi, crache ce que tu viens d’entendre !
J’étais scié. Coupé en deux. A peine si je parvenais à parler. La moitié de mon corps s’affala sur la table et je me pris la tête entre les mains, comme pour m’arracher les cheveux…
D’une voix saccadée et chamboulée par un flot de hargne et de rancœur, mes lèvres remuèrent :
C’était Roberto…Le pognon qu’on lui a filé pour son silence ….trop peu…alors il veut nous emmerder…il veut tout….c’est lui qui a refermé la porte….il connaissait notre planque…Il sonnera dans dix minutes et entendra la somme qu’on lui lâchera…Faut qu’on en discute, toi et moi …
Pas question de lui refiler la moindre thune, à ce pourri, pas question ! Je préfère crever asphyxié dans ce bahut ! Et toi, qu’est-ce que tu dis ? Tu t’aplatirais pour cette crapule ? Je l’avais reniflé, je savais que ce salopard ne nous foutrait pas la paix, qu’il nous collerait aux fesses, tu vois, j’avais raison ! Alors ? On fait quoi maintenant ?
Mes yeux se rivaient sur les petits tas de poudre blanche, sur le verre écrasé, les cd, les cartes téléphoniques, et tout le reste de matos qu’on morcelait, Tom et moi. Je me disais que c’était pas possible, que tout notre business ne volerait pas en éclats comme ça, parce qu’un connard avait voulu mettre son nez dans nos affaires.
Alors Einstein, tu te décides bordel ? C’est toi qui connais la réserve de notre pognon ! Faudra bien payer pour qu’il la boucle…et puis …Alors, on peut le payer ce fils de pute ou quoi ? Dix minutes qu’il a dit ce con ! On a bien entamé cinq minutes ! Alors, tu dis quoi ?
Roberto, c’est une pourriture, il veut nous doubler…Il veut plus que du pognon, il veut notre boulot, j’en suis certain, je lui dis, la gueule en vrac.
Putain de merde ! Je l’aurais parié ! On n’a plus assez de fric, c’est ça ? On sait pas payer ce fils de pute, c’est ça, monsieur le banquier ?
Tu crois pas que ce type se contentera de quelques thunes…non…il en voudra plus et encore plus …puis il exigera la liste de nos contacts à Barcelone ….le trafic est fastoche pour lui aussi, tu penses…un pilote ….
Arrête, Einstein, arrête, tu me fais bander de dégoût…
A ce moment-là, le gsm retentit et d’un bond Tom me le siffla …
Alors, on flippe, lance la voix racoleuse de ce pourri, on a décidé…on paie combien ?
Va te faire foutre, enculé, tu n’auras rien du tout et notre île aux trésors, tu la connaîtras jamais ! Jamais !
Tom, enragé, gueulait si fort en frappant du poing sur la table que les petits sachets de plastique dansaient la java entre la balance et les joints qu’on se réservait pour après ; une taffe, ça nous faisait du bien ; entre Tom et moi, tout était si routinier…
Je le savais que vous étiez deux petits cons qui ne savaient rien des affaires des grandes personnes ….Alors, votre compte est bon, à tous les deux….l’enfer commencera bientôt pour vous…l’enfer et sa chaleur…l’enfer et sa douleur ….poussez la porte…elle est ouverte ….au bout du couloir c’est une autre vie qui vous attend …les flics se chargeront du reste …..ce sera votre ultime rendez-vous…Vous sortirez d’une morgue pour rentrer dans une autre…
Et la voix de ce fumier s’éteignit d’un coup, comme si une patrouille de pompiers s’était acharnée sur un seul mégot.
Enragé, Tom piétina le gsm, il était devenu comme fou. Moi, tout mon corps était comme gainé d’une couche de plomb, serré dans un étau. Je n’avais rien vu venir, rien pressenti. Enfoncé dans le quotidien de nos arnaques, jamais je n’ai pensé qu’un jour une pilasse de béton comme ce Roberto nous tomberait dessus.
Tous les deux, nous regardions la porte. Était-ce vrai ? Était-elle ouverte ? Un piège ? Et si ce fumier, nous attendait deux mètres plus loin, et nous explosait nos têtes ?
Un silence s’était glissé entre Tom et moi. Une connivence. Des questions tacites. Et des crampes dans le ventre.
Tom me lança un regard de défi et plongea sur la porte. Il hésita, tira sur la clanche et la lourde ferraille s’entrouvrit. Il se retourna, hagard, d’un air de dire, et maintenant, on fait quoi ?
On se sentait pris au piège, fait comme des rats. On tapait un œil du côté des tiroirs métalliques, ceux dans lesquels des hommes en blanc entassaient les cadavres, autrefois. On pensait la même chose : dans peu de temps, nous serions allongés et refroidis, quelque part…
Des kilos de dope avaient transité par nos mains. Des dizaines de dealers attendaient la blanche. Tous les camés de la ville pouvaient nous remercier, c’est à nous qu’ils devaient leurs yeux de néant, leur peau de crocodile, leurs muscles décharnés.
J’étais assis devant la longue table et je balançais entre mes doigts les petits sachets de plastique, je soupesais…La balance du bien et du mal penchait d’un seul côté.
Tom s’écroula contre le mur, des larmes coulaient sur ses joues. Jamais je n’avais vu mon pote pleurer. Assis par terre, il claquait sa tête contre la paroi qui, sous les chocs, s’effritait.
Entre nous, le silence. Et l’écho des coups que Tom s’infligeait, comme un acompte sur une abyssale punition.
Derrière la porte, un long couloir. Avec des portes et des portes. Et des enfilades de recoins, avec des vieux lits tout rouillés, des chaises roulantes qui puaient l’urine de rat, des poubelles. La camionnette était sur le parking des urgences. A oublier. Certainement prise d’assaut par la flicaille. Et déchiquetée, des fois que les sachets seraient entassés sous les coussins.
Le carrelage était rouge brique. C’était la première fois que je baissais les yeux vers le sol de notre planque. Nous étions là pour bosser. Pas pour rêvasser. La routine nous avait engloutis, tout roulait si bien, comme sur du papier à musique. Fumier de Roberto, on aura ta peau !
Nous savions que d’un moment à l’autre, un commando pouvait surgir. Mais il n’y avait qu’une seule porte dans cette putain de morgue. Crever dans une morgue, le comble du cynisme.
Ou on reste et on attend, ou bien on sort, tout de suite.
Tout de suite !
Je savais que Tom réagirait, qu’il choisirait la solution du kamikaze. Il se releva, balaya d’un regard vide tout notre labo, tâta sa poitrine, oui bordel, son arme était bien là et il me fit signe d’avancer. Tous les deux. La sueur coulait sur son visage, ses lèvres étaient desséchées. Tom, je le connaissais depuis longtemps. Je savais ce qu’il mijotait. J’étais prêt. Comme convenu.
Il sortit le premier et je le suivis. Ses pas étaient saccadés. Les miens étaient calmes, comme résignés. Dans ce couloir que nous connaissions comme notre poche, rien ne paraissait anormal, rien. Aucun bruit suspect.
Tout à coup, Tom hurla. Un cri de bête qu’on abat. Il se retourna, pointa son 38 et tira. Un seul coup.
Mes jambes vacillèrent, je voulus avancer. Encore un pas, un seul. Je m’écroulai. Je sentis le liquide chaud à travers mon tee-shirt. Ma vie se déroulait comme un film sans fin. Tom et moi à l’aéroport. Dans les sous-sols de cet hosto. Tous ces coups tordus, ces rades qu’on dévalisait. Les fuites dans la ville. Ce clodo qu’on a étouffé avec des loques humides. Ce squat qui a cramé grâce à nous. Des enragés, des handicapés de l’amour, voilà ce que nous étions. Avec de la viande avariée dans nos cervelles. Et puis, en arrière plan de tout ce foutoir, le visage de Fanny qui pâlit quand elle entendit ce prénom, Herman. Je suffoquais, mon visage mordait la poussière. Les images de ma vie s’estompaient, une à une, comme un chapelet que les bonnes sœurs égrènent. Je n’avais pas mal. J’étais bien. Je savais que je glissais vers des terres inconnues. Mais je ne serais pas seul. Au loin, comme dans du coton, un cri de bête qu’on égorge. Une déflagration. Et le corps de Tom qui s’écroule sur moi. Un vrai kamikaze, ce Tom.
Juste après, je sentis une odeur de flics. Tom et moi, nous étions déjà de l’autre côté de la passerelle. Pour un très long voyage.
Carine-Laure Desguin
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