Des odeurs dans ma vie, une nouvelle de Micheline Boland
DES ODEURS DANS MA VIE
5 ans : Ah l'odeur de "cuir de Russie". Tante Nelly avait reçu le joli flacon d'une patiente hospitalisée dans son service. Elle l'avait donné à Maman. Il est vrai que ce parfum à la senteur entêtante ne devait guère convenir à une jeune fille de vingt-deux ans ! Maman l'avait rangé dans sa chambre, plus précisément dans sa garde-robe. Ce qui m'attirait, c'était l'odeur si particulière (style patchouli) mais surtout la beauté du flacon en verre orné de dorures et, plus encore, le bouchon d'émeri que Maman promenait derrière ses oreilles et sur ses poignets les jours de fête. Quelle fragrance capiteuse restait dans son sillage ! C'était autre chose que l'eau de Cologne utilisée quand j'étais un peu souffrante ou employée tellement volontiers par bonne-maman. Parfois, j'avais la tentation d'aller ouvrir le flacon. Une tentation à laquelle je ne résistais pas, bien sûr mais qui ne passait pas inaperçue. Maman me grondait gentiment parce qu'elle savait avec quel soin je manipulais l'objet.
23 ans : L'odeur de gaufre qui me happe dès que j'ouvre la porte d'entrée de la maison un dimanche de printemps. Je suis allée au cinéma à Namur, il est peut-être 17 heures quand je reviens chez moi. Il y a l'odeur mais aussi les bruits de voix, les rires. Mon cousin Jean-Marie vient de se marier plus tôt que prévu vu le stade avancé du cancer du poumon de son beau-père. La maison qui doit les abriter est encore en travaux et mes parents ont proposé au jeune couple d'occuper un deux-pièces cuisine aménagé au premier étage de la grosse villa que nous occupons. Ce dimanche-là, mon cousin et sa femme reçoivent un couple d'amis. Maman a invité tout le monde dans sa grande cuisine, elle a préparé des gaufres de Bruxelles accompagnées de crème fraîche et de café. J'ai d'abord l'impression de tomber un peu comme un cheveu dans la soupe. Mais bien vite, je me mêle à la conversation et aide au service. Un beau dimanche, d'excellentes gaufres suivies d'une soirée amusante. Seul Papa reste un peu hors jeu, il continue de lire dans le salon jusqu'à ce qu'on l'appelle pour passer à table, puis le repas terminé, il regagne son fauteuil.
24 ans : Mademoiselle de Nina Ricci. Pour le mariage de mes amis Marie-Ange et Jean-Pierre, je me suis parfumée avec un échantillon de Mademoiselle de Nina Ricci. Ce sera une fameuse découverte. Quelle bonne compagnie, fraîche, florale, mais aussi assez verte, m'offre cette eau de toilette ! Combien de flacons achèterais-je de ce jus ? Nul ne le sait mais ils ne se comptent sûrement pas sur les doigts des deux mains ! Louis adore aussi cette fragrance. Nous achèterons le dernier stock disponible à l'Inno de Liège, il y a plus de trente ans.
36 ans : Juin, l'odeur de lys dans notre jardin. Une découverte si inattendue pour ce premier été passé dans la maison que nous avons acheté. Ils ont peut-être survécu vingt ans les bulbes des lys. À présent l'été, des œillets embaument au jardin. Louis en avait ramené une toute petite touffe offerte par une collègue.
45 ans : J'avais acheté une eau de toilette "Bic" Elle me plaisait bien. La première fois que je l'ai portée, nous sommes allés visiter quelqu'un à l'hôpital. Mauvais ancrage pour ce parfum que je n'ai plus guère utilisé. À peu près à la même époque découverte de Diorissimo (oh cette senteur de muguet), puis de Poême de Lancôme (un parfum floral - un flacon gagné lors d'un concours de poésie d'amour) : À ces deux parfums je suis encore fidèle !
Petite enfance : Odeur d'éther chez mon grand-père qui est infirmier et secouriste dans un charbonnage. Des ouvriers de la cité voisine viennent se faire soigner chez lui. À ces occasions la salle à manger devient cabinet de soins. Je ne souviens pas d'avoir entendu un cri, d'avoir vu une seule blessure mais cette odeur est restée associée pour moi aux piqûres, aux hôpitaux, à la douleur physique, à la maladie, à la mort. Uniquement des associations négatives.
Tant d'odeurs habitent mon univers : Odeur de potage au cerfeuil flottant dans la maison des frères à Jumet, odeur de volaille rôtie chez bonne-maman, odeur obsédante de foie gras chaud ou de choux cuisinés chez nous, odeur de cuisine à me couper l'appétit dans un bel hôtel au Grand-Duché de Luxembourg, odeur de barbecue provenant du restaurant grec près de la maison communale de Mont-sur-Marchienne, odeur de Déclaration de Cartier ou de Signoricci (des eaux de toilette pour homme qui ont une tenue parfaite), odeur de craie des classes de mon enfance, odeur de poudre de riz de Maman, odeur de lessive chez Tante Maria…
Micheline Boland
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