L'homme du tramway, une nouvelle de Christine Brunet
L'homme du tramway...
Il fait une chaleur torride en ce mois d’août à Moscou. Le centre ville est loin, à plusieurs kilomètres à l’Est. C’est la banlieue faite de barres grises et jaunes surpeuplées et parfaitement alignées, de rues tirées au cordeau surlignées de véhicules increvables.
Un arrêt de tram au bord d’une voie ferrée sur Baumanskaya. Pas de quai. Un abri en ferraille, des herbes sèches entre les traverses et entre les deux voies. C’est midi et une foule besogneuse s’agglutine contre le rail brûlant qui s’étire tout droit de part et d’autre de la station. Personne ne parle.
Tout au bout, en limite de vision, la silhouette rouge et blanche montre le bout de son nez. Un murmure se répand comme une traînée de poudre. Les gens s’agitent, se préparent à escalader la marche un peu haute pour s’entasser dans la boîte de sardine surchauffée.
Le bruit métallique augmente. Le mouvement de foule s’intensifie. Parmi eux, un homme aux cheveux bruns un peu longs joue des coudes et s’attire les foudres des babouchkas bousculées. Il serre contre son tee-shirt noir aux couleurs des Rolling Stones un cabas en plastique bleu et blanc. Il pousse et s’active pour atteindre le premier rang. Derrière, un autre profite de l’opportunité dans son sillage.
Là-bas, à trois cents mètres à peine, la machine s’est arrêtée à Aptekarski… Une petite minute et les portes se referment. C’est leur tour.
Cent mètres, soixante, cinquante… Les freins serrent dans le vacarme crissant habituel. Un hurlement puis un second. La foule s’écarte soudain, rejetée en arrière par une force terrifiée. Le conducteur passe la tête hors de sa cabine, fronce les sourcils, se penche puis fait sonner deux fois la cloche de son avertisseur et met en panne. Il débloque sa porte, hurle pour se frayer un passage parmi les passagers apathiques, saute à terre et suit des yeux les doigts qui lui désignent l’impensable : sous les roues de son tram, un bras ensanglanté. Du sang sur la carrosserie. Il s’agenouille et distingue, dessous, un corps ou plutôt, ce qu’il en reste.
Un juron bien senti et il se tourne vers les visages anonymes soudain moins nombreux, sort son portable et appelle la police. Que faire d’autre ? Il repousse les trop curieux et cherche à comprendre :
- C’était qui, ce mec ? Quelqu’un le connaît ?
Un brouhaha mais aucune réponse distincte.
- Quelqu’un a vu ce qui s’est passé ? reprend-il en évitant de penser au carnage.
- Moi ! J’ai tout vu ! hurle un bonhomme maigre au visage mangé par une barbe grise de plusieurs jours. On l’a poussé !
- Vous êtes sûr ? C’est pas un suicide ?
- C’est vrai, il a raison ! s’exclame une vieille. J’ai bien vu la main ! Il voulait passer devant… Un pressé, comme qui dirait ! Quelqu’un l’a poussé juste devant la machine !
Déjà les sirènes de la police du district. Ils ont fait vite, cette fois. Deux voitures bleues et blanches siglées de blanc se garent derrière l’attroupement. Les portières claquent. On s’écarte sur le passage agacé de deux policiers en civil et deux autres en uniforme gris. Les commentaires se taisent. On retient son souffle en cherchant à en savoir plus.
- Alors ? demande un grand gaillard blond en jeans et baskets. C’est toi, le conducteur ?
Il tutoie toujours… Une manie prise au contact de son instructeur, souvent payante.
- Oui… Mais j’ai rien vu, rien entendu… Vous pensez, au freinage, on n’entend que dalle !
- Tu le connais ?
- Jamais vu… mais je m’occupe pas des passagers, juste de la conduite ! Mais eux ont tout vu ! affirme-t-il en désignant la vieille et le grand maigre.
- On vous écoute ! lâche le policier en s’approchant des deux témoins tandis que sa collègue, une brune aux cheveux tressés, passe des gants de latex en se penchant sur le bras arraché.
- Il voulait passer devant tout le monde. Il poussait… Il était devant moi quand la machine a freiné. Une main est sortie de la foule et l’a poussé sous les roues !
- Tu es sûr ?
- Certain ! Je suis prêt à le jurer !
- Et tu t’appelles ?
- Iouri Ourlakov… A la retraite… J’habite dans la barre G 103…
- Moi aussi, j’ai vu la main ! s’exclame la vieille en jouant des coudes pour se montrer. Moi, je suis Elena Maliekovska… J’habite avec ma fille Block B 98.
- Et cette main ? Elle était à qui, vous le savez ?
- Une femme, oui ! Une petite grosse avec une blouse.
- Elle a raison ! confirme l’autre témoin d’une voix excitée.
Un coup d’œil à la foule puis un ordre muet aux deux policiers en uniforme pour retrouver la suspecte et il reprend pour la cantonade:
- Est-ce que l’un de vous connaît la victime ?
Des signes négatifs, des regards fuyants… Du coup, il se tourne vers sa collègue déjà à plat ventre sous le wagon tracteur.
- Eh, Macha ! Tu as quelque chose ?
- Il est dans un sale état ! Il a dû tomber de travers sur les rails… Une jambe est coupée au niveau du genou, l’autre de la cuisse… Le rebord tranchant de la carrosserie a coupé la tête… C’est con, je ne la retrouve pas ! Va voir de l’autre côté !
Il se relève, contourne la cabine et jette un œil sur l’intervalle mal entretenu entre les deux voies. Rien. Il s’accroupit à nouveau, repère son équipière et grimace :
- Non, j’ai rien de ce côté !
Une autre sirène, celle d’une ambulance. Et dire qu’il a demandé l’aide du service de recherche de l’université déjà sollicité sur deux affaires similaires…
- Capitaine ! On a la meurtrière ! lance la voix de l’un des policiers en uniforme.
Bonne nouvelle… Il s’empresse de le rejoindre et dévisage une femme sans signe distinctif à part son opulente poitrine sur laquelle elle serre un vieux sac noir comme s’il s’agissait de sa dernière bouée de sauvetage. Une blouse de nylon, des jambes couvertes de varices, des mains de femme de ménage… Il fait ces observations en un clin d’œil, habitué à jauger très vite témoins et suspects.
- Tu es qui ? lui demande-t-il d’une voix brusque qui mène bien souvent aux aveux.
Pas de réponse. Le visage figé, les yeux rivés sur ses chaussures, les doigts crispés sur le vieux cuir, elle ne bronche pas. Un simple signe du menton et l’officier, qui la tient au collet, lui arrache son sac, le fouille et tend la carte d’identité à son supérieur.
- Tatiana Mulchikova… Block B 95… Tu fais quoi comme métier ?
Pas de réponse. Elle se mure dans le silence. Du coup, il s’accroupit et s’adresse à sa collègue toujours en quête d’indices sous la carcasse.
- Eh, Macha ! Tu as les papiers d’identité du gus !
- Un moment, tu veux ! Là-dessous, c’est la Bérézina ! Y a des morceaux partout ! Attends voir ! Je regarde dans la poche de derrière… Ça va, j’ai ton info ! Ivan Mulchikov… Dis aux ambulanciers de rappliquer avec des sacs !
Un simple regard à l’un des hommes en blouse blanche sert d’ordre et il se rapproche, menaçant, de la femme plus roide encore.
- Alors ? Ivan Mulchikov, c’était ton mari, hein ! Qu’est-ce qui s’est passé ? Vous vous êtes disputés ? Il a peut-être bu… Il t’a frappée… Et puis il est parti. Tu l’as suivi et tu l’as poussé sous les roues pour t’en débarrasser… Avec la foule, tu t’es dit que tu passerais inaperçue… Pas de chance, hein ?
Elle secoue la tête sans parvenir à sortir un son cohérent. Il s’apprête à s’énerver lorsque la vieille intervient, accusatrice :
- Je la reconnais, la Mulchikov ! Elle habitait, y a quelques années, dans le Block 98 ! Ça hurlait tout le temps, chez eux ! Et pas aimables, avec ça ! Ivan, c’est pas son mari, c’est son fils ! Il a porté plainte une fois contre ma fille… Il l’a accusée d’avoir renversé exprès sa mobylette ! Mais c’était pas ça ! Il n’avait pas le droit de la garer dans le couloir ! Le couloir, c’est à tout le monde !
Le flot de paroles agaçant, débité d’une voix aiguë, a de quoi énerver sous ce soleil implacable et l’odeur plus présente du cadavre. Le capitaine l’interrompt d’un geste brusque qui coupe le sifflet à la commère. Il s’adresse au grand maigre qui hoche la tête d’assentiment.
- Toi aussi, tu la connais, Tatiana Mulchikova ?
- Pas du tout !
- Et tu es certain que la main, c’était la sienne ?
- Puisque je vous le dis !
Les curieux contemplent la coupable d’un œil dur et mauvais. Les esprits s’échauffent. Les commentaires fusent.
- Et toi, Mulchikova, t’as rien à ajouter ? Pourquoi t’as poussé ton fils ?
Toujours cette apathie muette. Pas la peine de s’exciter… Son cas est entendu : elle est coupable. Il a deux témoins, peut-être pas si fiables que ça mais qui peuvent pousser la suspecte aux aveux.
- C’est bon, emmenez-la ! ordonne-t-il à ses deux subordonnés en croisant les bras sur sa poitrine avec satisfaction.
- C’est faux ! Je l’ai pas poussé ! couine une petite voix qu’il a soudain du mal à situer.
Elle craque… mais pas dans le bon sens… Elle reprend ses esprits… Peut-être instructif… Il choisit l’ironie et la toise d’un œil froid qu’il espère convaincant.
- Tiens, tu te réveilles ? Un peu tardif, tu ne trouves pas ?
- Ivan… Je l’ai pas poussé ! C’était mon fils, commissaire ! s’indigne la femme en tentant de reprendre son sac.
- Capitaine, la corrige-t-il d’une voix fraîche. Pourtant, j’ai deux témoins !
- Ils mentent, commissaire ! s’obstine-t-elle. Il avait trop bu ! C’est vrai qu’il était violent quand il avait bu mais je l’ai pas poussé ! Au contraire ! J’ai essayé de le rattraper mais il est tombé sur la voie… J’ai rien pu faire avec cette foule !
- Alors, c’est ça, ta version ! Vas-y, je t’écoute !
- Je travaille au dépôt Rusakov… Je nettoie les rames… J’ai terminé comme tous les jours à 11heures et je suis rentrée. Ivan était déjà parti… Il y avait deux bouteilles de vodka vides sur la table. J’ai eu peur… J’ai couru jusqu’à l’arrêt : il prend toujours le tram de midi. Je l’ai aperçu de loin. J’ai essayé de passer pour le rejoindre. J’étais presque derrière lui quand le tramway est arrivé. Il vacillait. J’ai tendu la main pour le retenir, pour pas qu’il tombe…
- Et il est tombé… C’est pas de chance !
Le capitaine ne veut pas tomber dans l’apitoiement ni montrer qu’il croit l’histoire plausible. Il se tourne vers les deux témoins puis dévisage les badauds. La réponse est là, il le sent, il le sait.
- Quelqu’un confirme l’état d’ébriété de la victime ? lance-t-il d’une voix forte.
- Moi ! s’exclame une fille d’une petite vingtaine d’année en mini jupe et cheveux rouges hirsutes. Il m’a cherchée, toute à l’heure ! Il chlinguait la vodka ! Le mec était défoncé, bourré comme un coing ! Je l’ai poussé pour qu’il me lâche les miches. Tout juste s’il s’est pas cassé la gueule !
Sans lâcher la fille, il surveille la vieille mégère qui s’énerve dans son coin en tentant de trouver des appuis autour d’elle.
- D’accord… Quelqu’un d’autre ? marmonne-t-il en montrant une impatience compréhensible.
Personne… On n’ose pas l’affronter, prendre partie… qu’on ait vu quelque chose ou pas, d’ailleurs. Du coup, il se tourne vers le vieux maigrichon.
- Tu maintiens ta déposition, Ourlakov ?
- J’ai vu la main, c’est clair ! Maintenant, si elle dit qu’elle voulait le rattraper et pas le pousser, moi, j’en sais rien ! C’est possible, finalement, ce qu’elle dit…
- Et toi, Maliekovska ?
- Moi ? On dirait que c’est moi que tu accuses, capitaine !
Maligne, elle renverse les rôles, utilise les armes du policier pour se défendre… Il apprécie mais commence à y voir plus clair.
- Réponds ! grince-t-il en tournant franchement vers elle son buste puissant.
Il sait jouer avec sa stature… La vieille lui arrive à la poitrine… Toujours impressionnant.
- J’ai dit ce que je savais ! Les Mulchikov, c’est de la graine de bons à rien ! Des menteurs et des voleurs ! Moi je dis que c’est elle qui l’a poussé sous le train pour s’en débarrasser et toucher la pension !
Un murmure d’indignation parcourt la foule. On juge même si on ne connaît aucun des protagonistes. Ce meurtre, c’est le grain de sable qui met du piment dans la vie grise de tous les jours. On veut participer pour dire : j’ai tout vu, j’y étais…
- Ça ne me dit pas si vous avez vraiment vu cette femme pousser son fils sous les roues ! remarque-t-il en la toisant sans vergogne.
Un bruit de vêtements froissés et de cailloux déplacés derrière lui. Il se retourne et toutes les attentions se fixent sur cette femme aux vêtements froissés et sales qui porte une arme à la ceinture.
- Passez-moi le sac ! ordonne-t-elle en restant à genoux.
Une silhouette vêtue de blanc sort à son tour de dessous le tram et lui tend un grand plastique rebondi et transparent, aux parois intérieures couvertes de sang frais qui se dépose lentement dans le fond.
- L’autre aussi…
L’ambulancier repasse patiemment sous les roues et en ramène un second renfermant deux bouteilles cassées.
- Vodka ! lance-t-elle d’une voix satisfaite en soulevant la seconde preuve.
- L’autre, c’est quoi ?
Pour toute réponse, elle lui tend la poche zippée qu’il examine, un sourcil levé.
- La tête… murmure-t-il, peu étonné, avec un sang froid professionnel.
Les cous se tendent pour voir.
- Qu’est-ce que tu en penses ? continue-t-il en lui rendant la chose.
- D’abord, il n’a pas souffert. La mort a été instantanée… Et puis… mais je te laisse la surprise… Vas-y, ouvre…
Une grimace et il reprend le sac, fait coulisser la fermeture nylon et jette un œil à l’intérieur.
- Quoi ?
- Sens…
Il renifle, cherche l’élément déterminant puis referme.
- De l’alcool !
- Exact… Ce mec devait être dans un drôle d’état… Sens l’autre sac…
Nouvelle épreuve. Cette fois, il fronce les sourcils. La foule est en apnée. Que se passe-t-il ? Qui est coupable ?
- Même saloperie que dans les deux premiers cas… Vodka frelatée…
Il se tourne vers la vieille qui n’en mène soudain pas large et la domine de toute sa hauteur :
- Alors ? Toujours aussi catégorique ?
- Moi, j’ai dit ce que j’avais à dire ! J’ai dit qu’elle l’a poussé parce que c’est ce que j’ai vu ! C’est tout. C’est vous, le policier !
- Ça suffit, s’énerve-t-il, finalement pas mécontent d’avoir réglé cette affaire aussi rapidement. Tu as de la chance que je ne t’inculpe pas de faux témoignage ! La prochaine fois, tourne ta langue sept fois dans ta bouche avant de parler !
La vieille lève le menton en signe de défi, le regarde droit dans les yeux puis bouscule les badauds autour pour s’éloigner d’un pas rapide : on ne sait jamais… s’il décidait de mettre ses menaces à exécution…
Le capitaine la suit des yeux puis reporte son attention sur le maigrichon qui s’en sort pas si mal et la mère à qui on a rendu son sac et ses papiers.
- Il faudra venir au commissariat, lui annonce-t-il d’une voix maintenant neutre.
- Bien sûr, capitaine…
Elle ne pleure pas, n’a même pas les yeux rouges ou la pâleur inhérente au choc. Elle est digne. Il apprécie. Il s’avance vers la foule qui, à nouveau, s’écarte sur son passage. Derrière lui, son équipière et l’ambulancier qui fait là son dernier trajet avec les différents morceaux retrouvés.
- Capitaine ? Qu’est-ce que je fais ?
C’est le chauffeur du tram. Il réfléchit et donne son accord pour la reprise du trafic : pourquoi attendre ?
On remonte dans les wagons avec quelque chose à dire, à présent. Tatiana s’éloigne, son sac serré contre sa poitrine, le sourire aux lèvres : elle n’est pas coupable…
CHRISTINE BRUNET ©2010
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