La décision, une nouvelle de Carine-Laure Desguin
La décision.
Les yeux rougis, des sanglots dans la voix, une dame d’une soixantaine d’années est assise sur le bord de la chaise métallique. Elle hoquette tellement qu’on ne perçoit pas la fin de ses phrases. Elle lâche deux mots, renifle, recommence l’exercice et puis plonge son visage bouffi entre ses mains. Elle pivote la tête de gauche à droite et renifle de plus belle. De la poche de son tablier bleu, elle sort un paquet de mouchoirs en papier. Toute tremblotante, elle en extirpe un. Parfois, ses cris stridents font sursauter le canari, un petit oiseau tout déplumé…
- Allons, allons, reprenez-vous…Je comprends votre chagrin…depuis si longtemps que vous travaillez au service de madame Denonceau…Dix ans m’avez-vous dit ? demande le jeune inspecteur de police, assis juste devant la malheureuse.
- Oui, c’est bien ça, plus ou moins dix ans, confirme la dame, en s’essuyant les yeux à chaque mot qu’elle lance…
- Vous n’aviez jamais rien remarqué d’anormal dans le comportement d’Alexis Denonceau ? demande l’inspecteur Gérald Douillet, avec de la compassion dans la voix…
La dame se reprend, relève la tête et s’assied plus fermement sur la chaise. Elle cherche ses mots, donne l’impression de vouloir cracher une vérité mais réfléchit, afin de bien peser ce qu’elle veut spécifier…
- Parlez, je vous en prie, vous ne risquez rien et surtout, vous devez nous dire tout ce que vous savez ...Depuis le début …
Gérald Douillet se lève et, avec des traits de compassion sur le visage, il sert une tasse de café sucré au témoin principal…
La dame tournicote sa cuillère dans la tasse, ses pensées sont lointaines.
Et puis, elle se décide à parler, comme dans une longue expiration de soulagement :
─ Monsieur Alexis, c’est un homme gentil…dit-elle, en se raclant la gorge…Jamais, je n’aurais imaginé…
─ Il avait des amis, des amies qui venaient lui rendre visite ? interroge l’inspecteur, tout en griffonnant sur son bloc-notes à chaque fois que la pauvre dame s’exprime. Essayez de vous souvenir, cela pourrait aider …vous savez…les fameuses circonstances atténuantes !
─ Vous savez, poursuit la dévouée tout en sanglotant encore un peu, je viens chaque jour de 8 heures jusque 13 heures…Monsieur Alexis, c’est un homme ordonné, un professeur voyez-vous, c’est souvent comme ça …
─ Tiens, c’est bizarre, vous m’avez dit tout à l’heure qu’il ne travaillait plus …à 52 ans, c’est un peu jeune…Il restait donc ici, tous les jours …entre ces murs, et face à la mer ? demande l’inspecteur de la voix douce de celui qui est plongé dans une de ses toutes premières enquêtes.
─ Cela fera un an, au carnaval de Dunkerque, que monsieur ne travaille plus. Madame sa mère était très heureuse que son fils reste à la maison !
Il pourra s’occuper de moi toute la journée et je ne serai plus jamais seule, m’avait-elle confié. Je me souviens très bien de la mine réjouie de madame Denonceau ! Quand j’y pense docteur, heu, inspecteur,
- ça me fait mal ! Je ne comprends pas ! s’esclaffe-t-elle, en laissant couler chaudes larmes…
─ Alexis Denonceau ne sortait donc jamais d’ici ? A part ses promenades matinales sur la plage ? demande l’inspecteur, tout éberlué de constater le dévouement sans faille du fils pour sa mère…
─ Sortir ? Oh non ! Madame sa mère n’aurait pas apprécié ! Déjà quand monsieur Alexis allait au lycée, pour donner cours, et bien, madame Denonceau, elle téléphonait au directeur pour être certaine que son fils ne lui cachait rien, au sujet de ses heures de travail, vous comprenez docteur, heu….excusez-moi, inspecteur, continue la dame, plus loquace à présent, toute ragaillardie en sirotant sa tasse de café par petite gorgées.
─ Oh, je comprends, siffle l’inspecteur, en fronçant les sourcils et en tortillant son stylo entre ses lèvres…Et, dites-moi, interroge-t-il tout en focalisant ses questions vers une direction bien précise, il s’occupait beaucoup de sa maman ? Madame Denonceau était handicapée….
Sans aucune hésitation, la femme d’ouvrage étale tout ce qu’elle sait...
─ Mais monsieur Alexis, c’est lui et lui seul qui soignait madame sa mère ! C’est qu’elle ne voulait pas qu’une infirmière vienne se tortiller sous le regard de son fils ! Paix à son âme, intime-t-elle, tout en se signant. Monsieur Alexis, c’était lui qui soignait sa maman et …
─ Vous pourriez me préciser …vous dites bien soigner sa maman…A quels soins pensez-vous ?
─ Le matin, monsieur Alexis soignait madame sa mère…c’est-à-dire qu’il se rendait dans sa chambre, il déposait madame sur sa chaise roulante, il l’emmenait aux toilettes et là, il la laissait seule ...
Quelques minutes plus tard, madame Denonceau agitait sa clochette. Monsieur Alexis accourait, il transportait sa maman des toilettes jusque dans la salle de bains et là, il lavait sa maman…Oh oui, j’oubliais ! Quatre fois par jour, monsieur piquait le doigt de madame, pour le sucre dans le sang, vous comprenez, madame était diabétique…poursuit-elle en se remémorant tous les gestes de son patron. Et puis, il piquait, pour l’insuline …Plusieurs fois par jour, madame agitait sa clochette pour l’une ou l’autre chose : la conduire aux toilettes, lui donner un verre d’eau….Jamais je n’ai entendu monsieur Alexis soupirer quand madame sa mère lui demandait un petit service …
Le jeune inspecteur écoute, note, réfléchit. Il a de grands yeux étonnés…
─ Alors ce matin, quand je suis arrivée et que monsieur Alexis m’a dit : « Bonjour Marianne, madame ma mère est dans son lit, elle ne se lèvera pas aujourd’hui, ni les autres jours d’ailleurs », j’ai demandé si je devais appeler le médecin…Et, avec son calme habituel, tout en ajustant sa perruque, de longs cheveux noirs, il a continué : « Hier soir, j’ai tué ma mère, une surdose d’insuline…appelez les flics, dites-leur… Je suis sur la plage, je prends le chien, mon filet de pêche, mes vêtements de femme. Je veux respirer. Et être moi-même. Enfin ».
Carine-Laure Desguin
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