La mémoire des pierres, une nouvelle de Christel Marchal, 2e partie
Une histoire accrochée dans la pénombre me raconte.
Séquence 1. Extérieur. Jour. La rue.
Un homme sort d’une maison rouge. La porte claque. L’homme dans son manteau gris se retourne. Hésite. La main sur la poignée de la porte, il hésite.
Il lève la tête et regarde vers une fenêtre. Le rideau ne bouge pas. L’homme hésite. Il regarde la rue. L’entrée d’un parc est devant lui.
Il avance.
Il a neigé cette nuit. Il hésite. L’homme avance vers le parc dans un manteau gris. Trop grand.
Séquence 2. Extérieur. Jour. Le parc Josaphat.
Il marche. 20 pas devant lui. Demi-tour. 15 pas devant lui. Demi-tour. 20 pas devant lui.
L’homme, long échalas aux cheveux enchevêtrés, marche. Il marche. 20 pas devant lui. Demi-tour. 15 pas devant lui. Demi-tour. 20 pas devant lui. Il marche.
Un nuage s’échappe de ses lèvres rosées. Pas de cigarettes. Le froid. Il parle. Il est seul. Il se parle.
Ses traits se crispent. Il avance. Hésite. 20 pas devant lui. Demi-tour. 15 pas devant lui. Demi-tour. 20 pas devant lui.
L’homme hésite. Oublie un demi-tour. 35 pas. 35 pas dans la même direction. Celle de la maison rouge.
L’homme se parle. Demi-tour. 20 pas devant lui. Demi-tour. 15 pas devant lui. Il avance. Il hésite.
En traversant le petit pont, il ne salue pas Borée. La statue lui tend la main.
Il avance. 20 pas. 30 pas. 40 pas devant lui.
Séquence 3. Extérieur. Jour. Les rues.
L’homme avance. Les trottoirs sont maculés de neige. Les voitures, lente procession, piétinent à ses côtés.
Un pas. Deux pas. Trois pas. L’homme glisse.
Il se rattrape au lampadaire. Ses traits se figent. Ses yeux s’hérissent.
La colère envahit son visage. Rouge.
Des enfants sourient au milieu d’une bataille de boules blanches. Une boule s’échoue aux pieds de l’homme.
L’homme jure.
L’homme glisse et tombe.
Sa colère explose. Les enfants rient.
L’homme se relève. Il marche en tremblant dans son manteau de laine grise.
L’homme déambule dans la neige. Un pas à gauche. Deux pas à droite. Un pas devant. Deux pas derrière.
Son visage est pétrifié. L’homme marche.
Petite rue à droite. L’homme s’y perd. Il avance. Un pas. Deux pas. Seule, son ombre est dans son sillage.
L’homme tombe.
Séquence 4. Intérieur. Jour. Le moulin.
Le sourire d’une jeune fille. Sa main se tend. L’homme l’évite.
Une table. L’homme hésite. S’assoit. Un café partagé.
Une table et des photos. Des photos jaunies aux couleurs sépia. Une femme, grande et belle, et des rubans.
Des feuilles blanches et noircies, et des arbres généalogiques.
L’homme hésite. Sa colère fulmine. L’homme se lève. Sa colère explose. Ses yeux pétillent. Sa main balaie les photos et les feuilles.
La jeune fille sourit. Ramasse les photos, les feuilles. Elle regarde l’homme et sourit.
D’un geste élégant, elle replace les photos sous les noms dans l’arbre généalogique. L’homme la regarde. Etonné.
Son regard se pose sur une photo. Une femme, belle et grande. Et des rubans.
Pierre : - Elle te ressemble.
Rose : - Tu crois ?
Pierre : - Regarde.
Son doigt glisse le long de la courbe du visage, le nez et le menton.
Son doigt caresse les joues et les lèvres.
Pierre : - Tu vois. Les mêmes traits que les tiens. Qui est cette femme sur la photo ?
Rose : - Cette femme est ma grand-mère, Pierre. Cette femme est ta…
L’homme se lève. D’un geste brusque, il attrape son manteau de laine grise. Trop grand.
La jeune fille le regarde sortir.
La photo, la femme et ses rubans, n’est plus sur la table.
La porte du moulin claque. L’homme est parti.
Séquence 5. Extérieur. Nuit. Les rues.
La neige tombe. Le vent souffle.
L’homme dans son manteau gris marche d’un pas alerte. Un pas. 10 pas. 20 pas. 30 pas. 40 pas. 50 pas. 100 pas. L’homme marche.
Une rue. Une deuxième. Une troisième. Une quatrième. L’homme marche.
Le parc. Les statues. Un nuage s’échappe de ses lèvres rosées. Pas de cigarettes. Il se parle.
Borée lui tend la main. La main de l’homme se tord dans sa poche. Elle sort une photo jaunie aux couleurs sépia.
Pierre : - C’est ma mère !
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Un jeu de piste ! Voilà ce que me propose cet inconnu ! Un jour, une photo. Un après-midi, une poésie se reposant sur l’aile du vent. Un soir, un scénario. Et ce matin, une lettre. Une lettre glissée à la hâte sous la porte, dans l’empreinte de mes peines gonflées de neige.
L’alcool du matin coule à flot. Pierre y noie sa haine en hurlant des mots imbuvables.
Fais chier ! J’lui collerais bien deux claques si je le tenais entre quatre yeux celui-là ! Ou un coup d’boule. Ca lui r’mettrait les idées en place.
Non mais ! Pour qui il se prend c’te guignol ! Peut-être même que c’est une femme. Pfff ! Toutes les mêmes celles-là ! Pas une pour relever l’autre !
Merde quoi ! J’ai vraiment pas que ça à faire…
Qu’est-ce que dois déjà faire ?
J’vais lui exploser la tête à c’te petit malin !
Et la voix de la solitude lui rappelle :
Oui Pierre ! Il y a de la vie dans l’eau de vie !
La lettre lui offre sa paix.
Un feuillet plié avec soin.
Par la fenêtre, le ciel est bien gris. Les rues sont sombres. Pierrot, Victor et toute la compagnie se lamentent. Inquiets, ils pleurent.
Dans les sentiers d’hiver se balade un être aux messages distillés par le vent.
C’est un jour pénible. Il souffle le vent. Pierre se tracasse. L’enveloppe le nargue. Maudit vent nuisible.
Les mots semblent suspendus sur le fil du temps.
Cher Pierre,
La réalité est plus sordide que les histoires.
Ta réalité est plus sordide que ton histoire.
Pierre, tu peux enserrer ta souffrance d’un silence de barbelés. Elle valsera toujours dans la ronde du vent.
Qui es-tu Pierre ?
Qui suis-je pour toi ?
Pierre, tu peux continuer de respirer l’angoisse. Te fondre dans les murs. T’abreuver de l’obscurité et du silence.
Répondras-tu à cette question ? Cette question imprimée dans tes pensées : Qui suis-je ?
Cette question. Tes mots. Tes échos. Ces mots : Qui suis-je ?
Pierre, n’essaye pas d’être un autre. Cet autre est ton ennemi intime. Etre un autre, c’est être toi-même. N’oublie pas. Si ce matin, tu désires être un autre, c’est que tu n’es pas toi-même.
Sois toi-même Pierre. Toi et ton histoire.
Je vais te laisser. T’abandonner dans ta colère et dans tes rêves. C’est un voyage à l’intérieur de toi. Il t’appartient.
Bonne route Pierre.
P’tain ! C’est qui c’crétin !
J’vais lui faire bouffer moi, son baratin !
Un carton s’échappe de l’enveloppe à la hâte chiffonnée.
Pierre, ne cherche pas à me retrouver.
Retrouve-toi.
Voyage. Là dans ce décor, la vérité va-t-elle jaillir ?
Tu m’casses les c…
Et la colère s’apaise. Petite brise légère.
De mes yeux hagards, je cherche avec une éternelle impatience et un ardent désir, une épaule, un sourire, une main, un souvenir qui puisse me consoler. Et me murmurer au creux de l’oreille : Ne pleures plus, je suis là !
Maman. Depuis cette photo jaunie par le temps des regrets, je te cherche.
Mes pas me conduisent ci et là. Là-bas. A l’ombre du moulin et j’ai peur.
J’ai peur des pages écrites sur ton visage. Des blessures. Ta vie de labeur.
Je me bats pour ne pas couler, courageux, révolté. J’essaye vraiment de récolter ces souvenirs que l’on m’a volés.
Maman. Je pleure avec toi ces tristes souvenirs. Les malheurs du passé. Les nuits d’insomnie. Maman.
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Une sonnerie. Un cri strident déchire le silence des pensées.
Allô ?
…
C’est moi !
…
B’jour Rose. Quand ça ?
…
Où ça me dis-tu ?
…
D’ccord. J’y serai. Rose, je voudrais te dire : J’te crois pas. J’y crois pas. Comment as-tu pu retrouver sa trace ? L’empreinte de sa vie ?
…
Ok Rose. Pas de panique. Je viendrai. 13 heures, place de la Paix.
Et oui, tu m’expliqueras.
Bye !
Rose et les mots des silences abattus.
Rose. Ma petite guide. Elle me montre le chemin avec sa main fine et ses jolis yeux rieurs. Elle glisse du baume sur mon cœur avec une simplicité et une pureté que seul l’enfant possède.
Elle me montre la lumière. Les couleurs.
Je cherche une histoire dans les combles de ma mémoire. Qui découverte me comble ou me vide. Je la cherche comme un trésor. Là, en plein décor de ce pays aux chicons. Saveur douce amère. La vérité jaillira.
L’horloge annonce le départ.
La porte claque sur le noir. Un mémo dans un clin d’œil palpite au vent. Là, sur le coin de la porte des souvenirs.
Toutes les traces dans la mémoire sont à jamais gravées.
Pas à pas, je te suis et je te contemple avancer dans la vie.
Dans ta vie.
Pfff ! Encore ce crétin ! Il me fait vraiment chier !
Pierre avance sur son sentier de racines. Sur le chemin qu’il va traverser. Il salue Victor, Pierrot et toute la compagnie ! Le cœur léger. Les idées au vent !
Pierre ! Attention !
Le cri silencieux d’un pavé muet.
Un hurlement de pneus. Les pleurs de la tôle fracassée.
Le tour est joué.
Le rideau est baissé.
Le passage. Un corps brisé sur ce passage où traverse la vie. Les rires des enfants. Le sourire d’une maman.
Le passage et le corps de Pierre.
La mort se répand comme une trainée de poudre, une trainée de sang sous la foudre des cris de Victor, Pierrot et toute la compagnie.
Une lumière.
Les voix de Victor, Pierrot et de toute la compagnie se sont tamisées.
Je suis ébloui par l’éclat de cette beauté. Je glisse vers elle. Elle m’attend et me tend son cœur.
Maman !
Un pas, deux pas, trois pas, j’avance.
Heureux ? Malheureux ? Je ne sais pas ! J’avance.
Je marche vers une autre existence.
Je quitte ma vie. Je meurs. Je renais.
Qu’est-ce qui m’attend là-bas, derrière ce mur de lumière ? Qui pourrait m’aider à forcer le pas ?
Maman !
Maman et Jules. Le Jules de la photo. Son Jules à elle, l’amour de sa vie et Jules me souffle l’haleine de son tabac froid. L’odeur de mon enfance.
Fiston, meurt aujourd’hui, cela ira mieux demain !
Maman et Jules, morts, qui miment la vie.
Autour de moi, Victor, Pierrot et toute la compagnie crient leur mélodie.
Pierre ! Pierre… Allez Pierre, revient ! Ouvre tes yeux ! Pierre !
Une sirène bleue. Des fantômes blancs qui jouent la vie. C’est la mort qui marque leur visage.
La lumière.
Viens mon fils. Viens. N’aie pas peur.
J’attends. Je t’attends depuis si longtemps mon Pierre. Viens.
Maman !
Victor, Pierrot et toute la compagnie m’appellent.
Pierre ! Allez… Accroche-toi !
Ces pierres sont ma mémoire. La mémoire noire de ma vie.
Des pinceaux de lumière découpent l’obscurité, là-bas, de l’autre côté du miroir sans tain.
Mon teint pâlit. Blanchit.
Mon cœur ne pleure plus. Ses sanglots sont taris.
Mes yeux sont vides. Un vide où les éclats bleus se perdent.
Le silence. Le vent.
Ce vent qui recouvre mon corps des pétales roses des cerisiers. Les larmes de Victor, Pierrot et toute la compagnie.
Ma vie s’accroche à un rayon de soleil. Des éclats de flashes en noir et blanc. Ma vie, mes images privées de couleurs.
J’ai peur.
Maman m’appelle.
Mon fils.
Enfin, je vais le connaître cet arbre généalogique que j’ai tant cherché dans la forêt de secrets.
Maman ! J’arrive !
Le silence. Le vent.
Les souvenirs s’effacent. Les visages changent et moi, je meurs.
Rose à qui je tenais tant. Son visage devient flou.
Il disparaît.
Je meurs.
Pierre ! Non ! hurlent Victor, Pierrot et toute la compagnie.
Pierre, toi à qui on tenait tant, tu es mort ! Depuis combien de temps ? On ne sait pas ! On ne sait plus !
Je meurs.
Ne plus rien dire. Ne plus rien trahir et construire sa vie.
Je ne suis plus en vie. Je suis plein d’envies.
Maman !
Les cerisiers, ces sentinelles guident mes pas. Leur parfum m’habille d’un linceul.
Maman !
Tes mains et tes yeux pour me dire. Et tes mots. Tes échos. Ces mots…
Maman !
Papa !
Une voix s’élève dans le vent. Dure comme de la pierre à peine fêlée.
25 avril 2009. 12h20. Pierre est décédé.
Là-haut, une trainée blanche dans des carrés de ciel bleu ponctue les nuages. Le clin d’œil d’un avion à la place de la Paix.
Christel Marchal