Le chien et son homme, une nouvelle d'Alain Magerotte
Le chien et son homme marchent depuis des heures sur des sentiers escarpés qui échauffent leurs pas lents mais réguliers. De temps à autre, un arbre, ou un arbuste, apporte un peu de fraîcheur en offrant une parcelle d’ombre. Pas une bestiole ailée ne vient bourdonner à leurs oreilles. Les insectes ont disparu d’une région livrée à une chaleur écrasante où le chien et son homme ne foulent qu’herbe sèche, poussière virevoltante et rocaille chauffée à blanc.
Ils marchent ainsi depuis des heures, sans but, avant de chercher, en fin de journée, vaincus par la fatigue, la soif et la faim, un endroit pour se reposer, boire et manger. Le soir tombant n’apporte pas la fraîcheur escomptée. C’est comme si tout s’était détraqué. Le monde ne tourne plus rond, ni même à l’envers… il ne tourne plus du tout.
Soudain, le miracle se produit… une baraque en bois se dresse à l’embranchement de deux chemins semblant ne mener nulle part. De la lumière filtre de dessous la porte.
Le chien et son homme s’approchent. Ils perçoivent des éclats de voix. Le chien aboie, signifiant ainsi son arrivée. Les voix, venant de l’intérieur, se taisent. Le chien lève la tête vers son homme comme pour lui intimer l’ordre d’entrer. L’homme obtempère.
Dans la baraque, un comptoir occupe la moitié de la largeur de la pièce. Derrière, un gros bonhomme y est accoudé. Il fait face à deux clients, un grand costaud et un petit maigre. Quatre tables, entourées chacune de quatre chaises, composent le reste du décor. Des odeurs de bière, de cigarettes et de transpiration se mêlent à l’air chaud, saturé.
Une seule chaise est prise par un type qui semble avoir son compte. La visière d’une casquette cache ses yeux, des gouttes de sueur perlent sur ses joues et coulent dans sa nuque, des auréoles souillent sa chemise. Les mains croisées sur le ventre, la tête dodelinant, il cuve.
Le chien et son homme prennent place à la table voisine. Le chien tire la langue, son homme s’éponge le front au moyen de sa liquette, laissant découvrir un corps plus sec qu’une branche morte. Il fait un signe au gros bonhomme d’apporter à boire. Ce dernier s’ébroue de derrière son comptoir et se dirige vers eux, la démarche lourde, avec une écuelle remplie d’eau et une bouteille de bière.
Le chien se précipite sur l’écuelle que lui tend le gros bonhomme et se met à laper avec vigueur. Son homme boit la bière au goulot. Il sait, le chien le lui a appris, qu’il faut cesser de boire une fois la soif étanchée. Une leçon simple, facile à retenir… visiblement le type de la table voisine n’a pas une bonne mémoire ou alors… il n’a jamais eu de chien.
Maintenant qu’il a assez bu, le chien s’étire; son homme l’imite. L’animal se met ensuite en chien de fusil pour prendre quelque repos. Son homme veille à ses côtés.
Du comptoir, le grand costaud et le petit maigre observent la scène du coin de l’œil, sans dire un mot. Ce n’est pas tant la canicule que la peur qui les rend muets. Ils devaient se douter pourtant… se douter que c’était par une forte chaleur que viendrait le seul rescapé du massacre, l’ultime survivant de l’holocauste animalière, pour éponger sa soif… parce qu’il y en a toujours un qui passe à travers les mailles du filet, qui échappe au couperet. Or, cela faisait plusieurs jours qu’il faisait chaud, trop chaud, cela faisait plusieurs jours qu’ils espéraient qu’il ne viendrait plus, espérant qu’il n’avait pas survécu. Et voilà que soudain, l’animal se trouve là, bien vivant, à quelques mètres d’eux. Ils sont frappés de surprise… ils n’étaient plus préparés à cette visite.
Le grand costaud et le petit maigre se meuvent sur leur tabouret de façon à tourner le dos au comptoir. Ils regardent le chien avec des yeux d’hommes battus. Des regards qui en disent long sur la détresse d’une humanité en déliquescence. Ils savent que le temps leur est désormais compté. Et ce chien qui les nargue par le fait qu’il est toujours en vie. Cette bête qui sommeille, sous surveillance, qu’en penser ?… Animal sacré ou témoin gênant de la folie destructrice des hommes ?
Le gros bonhomme tranche. Il faut en finir. Le plus vite sera le mieux. Oui, mais si le chien dort lourdement, son homme veille sur lui. Bah, après tout, ce n’est qu’un homme, il suffit de le débaucher… l’attirer en lui promettant qu’il pourra boire sans fin, comme l’autre à la table d’à côté. Que vaut la vie d’un chien contre le plaisir de boire jusqu’à plus soif ?
La partie est loin d’être gagnée cependant. Tout à l’heure, quand le chien a estimé qu’il avait bu assez, son homme avait fait de même… il est bien dressé !
De dessous le comptoir, le gros bonhomme sort des battes de base-ball. Les trois types, armés, s’avancent en direction du chien et de son homme. Malgré la détermination qui les anime, leur progression est lente, car la peur les tenaille. La peur de s’attaquer à quelque chose qui les dépasse… à quelque chose de plus fort qu’eux. Car, jusqu’à présent, pourquoi ce chien a-t-il réussi à échapper à toutes les chasses, à toutes les battues, à toutes les exterminations ? Pourquoi ne bouge-t-il pas alors que le danger s’avance, se précise ? L’animal détient-il une assurance si forte qu’elle lui permet d’attendre le dernier moment pour se jeter à la gorge de l’un d’eux ? Dans ce cas, qui sera la victime ? Personne n’ose prendre les paris. Dès lors, ils s’en retournent près du comptoir où ils se défient l’un l’autre du regard, se reprochant leur couardise réciproque. Ils ne se rendent même plus compte que la vraie lâcheté aurait été de se ruer à trois sur un animal pour le battre à mort. Ces pitoyables humains ont perdu tout repaire, tout sens des valeurs. Existent-ils encore vraiment ? Qui sont-ils dans cette vie qui ne rime plus à rien, dans ce monde paumé… ou plutôt ce monde de paumés où ils errent, triste espèce en voie, elle aussi, de disparition ?
Le chien et son homme semblent soudés l’un à l’autre. Une communion dont ils tirent une force inébranlable. Pour preuve, quand tout à l’heure, les trois types armés se sont avancés, menaçants, l’homme n’a pas bougé et pourtant, il ne dormait pas. C’est assez dire s’ils ont confiance en cette force qui les anime…
Les séparer !… Les séparer équivaudrait à les affaiblir… c’est ce à quoi il faudrait tendre. L’homme finira bien par avoir envie d’aller aux toilettes, il n’y amènera pas l’animal…
Le chien s’éveille. Son homme fait à nouveau signe au gros bonhomme pour qu’il leur apporte à boire. Ce dernier s’exécute. C’est de bon augure pour la suite des événements, pour l’exécution d’un plan conçu dans la précipitation. Mais, après que le chien ait vidé l’écuelle et que son homme ait fait subir un sort identique à la bouteille de bière, les prévisions des trois compères ne se réalisent pas. L’homme n’éprouve pas le besoin de se rendre aux toilettes malgré les deux bouteilles qu’il a bues. Le chien et son homme restent côte à côte.
Alors, les supputations vont bon train.
« Cet homme-là, c’est le Diable… moi, quand je bois une bière, j’en pisse deux…
- Moi, je dirais que c’est plutôt le chien, le Diable… vous avez vu comme son homme le protège ?
- Ne sont-ce pas les deux ?
- T’es fou, y a qu’un Dieu, pourquoi y aurait-il deux Diables ?
- Dans ce cas, je vous présente le Diable et son chien…
- Pour ma part, je préfèrerais dire le Diable et son homme… le Diable prend de multiples apparences… dès lors, il peut prendre celle d’un chien…
- Je suis d’accord avec toi… d’ailleurs, on voit bien que c’est lui le maître…
- Ah oui ? A quoi tu vois ça, toi ?
- Qui c’est qu’a dormi pendant que l’autre montait la garde ?… on ne veille qu’un Prince… des Ténèbres ou d’ailleurs…
- On t’a déjà dit que tu ne manquais pas d’imagination ?
- Allons, la vérité saute aux yeux.
- Si je te suis bien… qui que ce soit le Diable… nous sommes en Enfer…
- Possible…
- Mais oui… t’as peut-être raison… t’as sûrement raison… cette chaleur suffocante, cette terre brûlée… nous sommes bien entrain de cuire dans le Chaudron Eternel…
- Dis, l’Enfer, tu ne penses pas que c’est nous, les hommes, qui l’avons créé ?
- Tu voudrais dire par là que nous sommes coupables de tous les maux de la terre ?
- Je veux dire par là que Paradis ou Enfer, c’est nous qui le créons par nos agissements… nous sommes les seuls responsables de ce qui nous arrive, en bien ou en mal…
- Dans ce cas, il n’y a ni Dieu, ni Diable… mais alors, à quoi rime la vie ?
- Ben… à pas grand chose…
- C’est horrible ce que tu dis… retire ça tout de suite !
- Que je le retire ou non, ça ne changera rien…
- Je vais te prouver, moi, que Dieu existe… et sur le champ !
- Ah, oui et comment ? Je suis curieux de voir ça… »
Le petit maigre voit sa curiosité rapidement satisfaite… le gros bonhomme lui défonce le crâne d’un violent coup de batte.
« Non mais t’es dingue » hurle le grand costaud, éclaboussé du sang de son compagnon.
« Je… je ne sais pas ce qui m’a pris… c’est… c’est la main de Dieu qui m’a guidé… il… il n’aurait pas dû dire ça… c’est la main de Dieu qui l’a puni… » Le gros bonhomme dépose la batte sur le comptoir et regarde ses mains, hébété. Le grand costaud s’empare de la massue.
« C’est la faute à ces deux-là, il désigne le chien et son homme, ils ont amené le doute, ici. Je m’en vais leur donner une leçon.
- Les touche pas, ça risque de porter malheur » s’écrie le gros bonhomme qui, à son tour, s’est armé d’une batte.
« Y pas d’autre moyen pour en sortir vivant » tempête le grand costaud.
Le gros bonhomme s’interpose, l’autre le bouscule. Il s’ensuit alors une terrible bagarre entre les deux hommes. Une bagarre où les têtes se transforment en punching-balls, où les membres se fracassent à grands coups de batte. Au bout du compte, il n’y a que des vaincus. Encore quelques velléités lasses, des coups mous, désordonnés, des coups dans le vide… et, finalement, deux corps meurtris qui s’affalent, brisés, anéantis.
Le chien et son homme ont assisté à la scène sans broncher. Et, toujours sans broncher, une fois les adversaires au tapis, ils se lèvent pour commencer la curée.
Le chien s’attaque au gros bonhomme. Il plante ses crocs puissants dans l’abdomen qu’il déchire, lacère. Il enfouit ensuite son museau dans les entrailles ruisselantes de sang et arrache les tripes sanguinolentes qu’il jette sur le sol où elles s’écrasent dans un plouf de chair molle. Il s’active frénétiquement à déchiqueter les boyaux fumants qu’il engloutit avec gourmandise puis, lape le sang goulûment avant de se remettre avidement à l’absorption des entrailles.
Pendant ce temps, son homme s’occupe du grand costaud en se délectant de ses cuisses et de ses avant-bras, à l’apparence d’appétissants jambonneaux.
Gavés, le chien et son homme abandonnent les corps déchiquetés. Le type, affalé sur la chaise, continue de cuver, épargné du carnage… comme quoi, l’alcool conserve.
Le chien et son homme quittent les lieux pour reprendre la route. Ils marcheront ainsi dans la nuit chaude et poursuivront leur marche tout le jour suivant, n’ayant qu’un but, celui de trouver un endroit, le soir tombant, pour se reposer, boire et manger. Car, dans ce monde qui ne tourne plus, pour subsister, le chien et son homme comptent sur les croyances ancestrales qui ont la vie dure…
Alain Magerotte
Extrait du recueil "Le démon de la solitude", Ed. Chloé des lys