Le Garçon, une nouvelle d'Alain Magerotte

Publié le par christine brunet /aloys

Alain

LE  GARÇON

 

« Venez par ici, il faut que je vous parle… il a encore manifesté son existence pendant le week-end… »

Débarquant de sa «planète rasoir», Ronald Glossman prend un air de conspirateur et m’agrippe par le bras pour m’entraîner à l’écart. Je prends alors mon mal en patience en écoutant les divagations d’un homme qui, j’en suis convaincu, commence à battre la breloque.

La flamme du délire dans des yeux cernés par une nuit d’insomnie, le dos voûté, ployant sous le poids d’un destin tragique, Glossman me raconte la énième manifestation de son dérangeant locataire :

« Dimanche après-midi, je décidais de tondre ma pelouse à la grande satisfaction de mon épouse, Martine. Mon voisin avait rasé son gazon samedi, produisant ainsi une discordance entre les deux terrains. Une discordance qui faisait râler Martine. Et, quand mon épouse râle, ça peut durer longtemps. Je préparais mes outils dans l’atelier, râteau et faux vu la hauteur de l’herbe, quand je sentis, soudain, sa présence insidieuse à mes côtés. Je levai les yeux. Le garçon était là et me regardait. Enervé, je saisis, sur l’établi, le premier instrument qui me tombait sous la main, un marteau, et le lançait dans sa direction. L’outil percuta bruyamment un morceau de tôle ondulée. Face à une réaction aussi violente, j’espérais le dissuader de me tenir compagnie. Peine perdue, j’allais me farcir sa présence durant tout le temps de mon travail. Il me met les nerfs à bout en s’acharnant ainsi. Il sait pourtant que je ne peux plus rien faire pour lui. Comment pourrais-je m’en débarrasser ? »

Glossman se tait et fixe le bout de ses chaussures comme si la réponse à son angoissante question pouvait surgir de dessous ses semelles.

« Bon, je vous laisse, j’ai quelques courses à faire » dit-il d’un air las.

Soulagé, je le regarde s’éloigner. Quel colis ! Au secours, il m’étouffe ! Il faut que je m’aère. Ça tombe bien, aujourd’hui, comme je n’ai pas de projet précis pour la journée et que le soleil est généreux depuis ce matin, j’opte pour une promenade à travers la campagne voisine, privilège de l’espace rural que le trafic urbain, proche, n’a pas encore dénaturé.

Je file vers la Place du Marché, prends la Rue des Myosotis au bout de laquelle se trouve une des dernières fermes qu’on peut encore voir en ville. Au-delà, ce sont les champs des éleveurs et des verts bocages qui s’étendent sur plusieurs kilomètres.

Je m’engage dans un sentier de terre battue longeant haies et sous-bois, où s’emmêlent des parfums d’herbe et de violettes. Agréables senteurs ambiantes incitant à l’évasion. Une évasion qui me permettrait de ne plus être incommodé, par les intrusions répétées de Glossman, car, cela fait trop longtemps que ça dure.   

 

Ronald Glossman habite dans une rue parallèle à la mienne, nos terrains sont séparés par un mur mitoyen. Des habitations confortables, bourgeoises, formant avec d’autres bâtisses tout un quartier qui, vu d’avion, trace un parallélogramme parfait.

A l’arrière de ces maisons cossues, les nombreux jardins composent un agglomérat chatoyant de verdure, de couleurs, nous rappelant, si besoin en était, combien la nature peut être belle et dispensatrice de bienfaits lorsqu’elle vit en osmose avec l’homme.

Or donc, un lundi matin, alors que je me rendais chez le libraire, Ronald Glossman marchait devant moi. On se croisait parfois dans la rue, nous connaissant de vue, sans plus. Un salut de la tête en passant, signe élémentaire de courtoisie, et tout était dit.    

Je ne sais pas ce qui m’a pris, mais ce jour-là, après l’avoir dépassé, je me suis retourné en lançant un vibrant «Ça va ?» que j’allais regretter par la suite.

Cette formule de politesse appelle une réponse positive de la part de la personne interpellée; sans cela, quel intérêt à la poser ? C’est du moins ma philosophie d’homme mi-amer, mi-égoïste, peu enclin à l’altruisme. On éprouve suffisamment de peine à affronter ses problèmes personnels, pourquoi, dès lors, s’embarrasser de ceux du voisin ?

Manque de chance, Glossman éprouvait le désir de partager une vive contrariété. Il accéléra l’allure et, arrivé à ma hauteur, me saisit le bras comme il s’y autorisera désormais, chaque fois qu’il sera en mal de confidences.

« Non, ça ne va pas ! Depuis quelques jours, je reçois les visites insolites d’un garçon…

- Ah ! fis-je, feignant de paraître intéressé, n’est-ce pas plutôt sympathique ?

- Cela le serait si Michel, c’est son prénom, n’était pas mort !

- Pardon ? Je crains de ne pas comprendre, ripostai-je, étonné et vexé d’avoir, semble-t-il, le profil de celui à qui on peut faire gober pareille ineptie. Un mort qui vient faire un petit coucou, non mais, quoi encore ?

- Faut que je vous explique, vous avez bien un peu de temps à me consacrer... (Il n’attendit pas ma réponse et poursuivit) j’ai acheté la maison que j’occupe, voilà bientôt cinq ans. Le propriétaire précédent travaillait dans une agence bancaire.

Il était père de deux enfants : une fille, Cynthia et un garçon, Michel. Si l’une ne lui posait aucun souci, il en allait différemment de l’autre. Michel vivait mal la séparation de ses parents. Un idéaliste perdu dans un monde de sauvages. Sa crise d’adolescence, son mal de vivre, il les soignait par l’absorption de drogues diverses. Son père fit tout pour l’aider à sortir de cet enfer. Il le plaça même dans un institut réputé d’où Michel sortirait, pensait-on, guéri. Ce ne fut pas le cas. Malgré une amélioration de son état, le malheureux rechuta jusqu’à ce qu’il n’y ait plus, pour lui, d’autre issue que la mort. Michel fut retrouvé pendu dans le grenier. Quant au père, il ne lui était plus possible de vivre dans un endroit imprégné des souvenirs de son fils. Il revendit la maison.

- Pourquoi Michel a-t-il attendu si longtemps pour apparaître ? demandais-je, certain de confondre mon interlocuteur, tant cette histoire liée à l’apparition d’un mort me paraissait abracadabrante.

- Parce que, sans le vouloir, j’ai pris contact avec son esprit par le biais d’un carnet de notes. Un jour, Martine, m’a suggéré de mettre de l’ordre dans le grenier. J’ai la manie, comme beaucoup de gens, de conserver des tas d’objets qui ne me sont plus d’aucune utilité, soit par sentimentalisme, soit par la réutilisation que l’on pourrait peut-être en faire un jour. Alors, j’entasse, je surcharge, créant ainsi un épouvantable désordre.

Dans le fond de la pièce, une caisse en carton, coincée contre la base d’une des poutres du plafond, attira ma curiosité. Je ne lui avais pas prêté attention lors de mon aménagement. Après l’avoir débloquée et dépoussiérée, je fouillai son contenu pour y trouver des objets ayant appartenu au garçon. Sa famille n’avait pas supporté de les emmener.

Il y avait pêle-mêle : quatre chemises, une cravate en cuir, toutes de couleur noire, un pendentif avec un médaillon en argent, une bague sertie d’une améthyste, un cahier de dessin à moitié rempli de croquis de visages de femmes, une pochette en plastique contenant des crayons taillés, un carnet de réflexions sur l’existence, sur les relations difficiles entre les êtres et une prose délirante, écrite, certainement, sous l’emprise de la drogue.  

Le soir même, les apparitions commencèrent. Repensant à ma découverte dans le grenier, je ne parvenais pas à trouver le sommeil. A côté de moi, Martine dormait. J’eus soudain l’intuition de la présence d’une tierce personne dans la chambre. Je redressai la tête et aperçus Michel, assis sur le bord du lit, qui nous regardait, mon épouse et moi. Je poussai un cri et me cachai sous la couverture. Martine se réveilla en sursaut. Le garçon avait disparu. Je la rassurai en disant que je venais de faire un cauchemar. »

Je restai abasourdi, comprenant difficilement comment un type à l’apparence saine, normale, pouvait raconter de telles énormités. Je me gardai bien de questionner Glossman sur le contenu du carnet dont la lecture avait provoqué, semble-t-il, la résurrection de Michel. J’avais mon compte mais j’étais loin de me douter que ce n’était que le début d’un harcèlement graduel.       

 

Je remonte Le Chemin des Chats qui me ramène à la Rue des Campanules, parallèle à celle des Myosotis. J’aime ce parcours. D’un côté, fourrés et taillis se multipliant à l’envi, de l’autre, de belles pelouses entretenues s’étendant derrière des constructions récentes. Des enfants s’amusent sur des balançoires. Je ne me lasse pas d’admirer ce tableau enchanteur lorsque soudain, je me fige sur place. Au loin, dans le climat réconfortant d’un après-midi serein, le prénom «Michel», crié sur un ton autoritaire, secoue l’état de béatitude dans lequel je me confinais. Anxieux, je regarde dans la direction d’où provient la voix. Un bambin d’environ trois ou quatre ans, galope en direction de sa mère qui lui tend les bras. Je consulte ma montre, c’est l’heure du goûter. Stupide frayeur, c’est à cause de Glossman ! Depuis que je le connais, je ne peux plus entendre le prénom «Michel» sans envisager qu’il ne puisse s’agir d’un zombie ou d’un mort-vivant…

De retour au logis, je me mets à l’aise, allume le téléviseur, essayant, par ces gestes ordinaires, de me changer les idées et de retrouver, ainsi, une existence normale.

Sur l’écran, un journaliste, à l’air pontifiant, se donne du mal pour expliquer les astuces d’une affaire de fraude fiscale de grande envergure. Le gars m’agace par son côté je te résume le plus clairement possible un truc trop compliqué pour toi. Je coupe le son.

Image suivante : un type, le front soucieux, filmé dans une salle de conférences, raconte, à n’en point douter, des choses intéressantes aux micros qui se tendent vers lui… je ne lui rendrai pas la parole pour autant car, je me moque éperdument de ce qu’il peut dire.

Peut-être suis-je dans l’erreur et devrais-je me montrer davantage à l’écoute de ce qui se passe autour de moi, dans le monde… je ne peux même pas évoquer comme excuse la «persécution» de Glossman à mon égard qui a eu pour effet de me dégoûter de mon prochain… non, j’ai toujours fonctionné ainsi, m’encombrant le cerveau de futilités auxquelles j’accorde trop d’importance et qui me donnent l’illusion de vivre pleinement en me passant des autres. J’assume cette attitude que je ne remets jamais en question. Pourtant, je pourrais, je possède une conscience… alors, ne fût-ce que pour l’apaiser un peu… je m’extirpe du fauteuil pour me lancer à la recherche de la paire de jumelles que j’emmène chaque fois que je vais au théâtre. Le genre d’objet que l’on range n’importe où et qui fait perdre un temps précieux lorsque l’on veut mettre la main dessus.

Quand, enfin, je la retrouve, dans un tiroir de la cuisine où, en aucun cas, elle n’aurait dû atterrir (je devrai lui trouver un emplacement précis), je me poste en faction derrière la fenêtre de ma véranda et observe l’arrière de la maison des Glossman.

Martine, l’épouse, s’active dans la cuisine. Au moyen d’une cuillère en bois, elle goûte la sauce qu’elle prépare. Une moue significative indique qu’elle n’est pas satisfaite du résultat.

Dans la pièce à côté, son époux, assis à une table, est plongé dans la lecture du journal. De temps à autre, il lève la tête pour commenter, probablement, un article qui a retenu son attention. Scène de vie courante pour couple rangé. Voilà ce que me révèlent mes deux loupes. Mes chers voisins coulent des jours paisibles. Ils se comportent comme la plupart de leurs semblables. Ils n’ont pas besoin d’aide, je suis content pour eux…

Soudain, Ronald Glossman se tourne dans ma direction. Se sent-il épié ? J’ai le réflexe de me baisser pour me planquer sous la fenêtre, laissant choir les lunettes d’approche sur le sol. La gêne empourpre mon visage. De quoi aurais-je l’air si, ayant aperçu mon manège, il venait à m’en parler ?    

Je quitte la véranda à quatre pattes et n’y mets plus les pieds durant le reste de la soirée.

Blessé dans mon orgueil, je prends la ferme résolution de ne plus écouter les élucubrations de Glossman. De toutes manières, je ne suis pas doué pour m’intéresser à autrui. La maladresse dont j’ai fait preuve la veille est édifiante à ce sujet. N’en parlons plus. D’ailleurs, mon attitude tenait davantage du voyeurisme.

Je m’apprête à engloutir mon petit déjeuner car je meurs de faim. Les bonnes dispositions, ça creuse. Quelqu’un sonne à la porte. Qui donc a le toupet de me déranger à une heure pareille ?

A travers le carreau biseauté, je devine une silhouette qu’il m’est impossible de ne pas reconnaître, c’est celle de Ronald Glossman ! 

« Ne craignez rien, lance-t-il d’emblée, je ne suis pas venu vous faire des reproches pour hier soir. Bien au contraire… »

Il entre sans en être invité. 

« Plaît-il ? fais-je, interloqué.

- Oui, je vous ai surpris avec vos jumelles.

- Je… j’observais une pie sur le rebord du mur…

- Vous mentez mal, cet oiseau est suffisamment gros et ne nécessite pas une telle entreprise et puis, vous n’avez pas à me fournir d’explication, je suis content de l’intérêt que vous me portez. Pour la première fois, depuis longtemps, j’ai passé une bonne nuit.

- Vous… vous méprenez, je…

- Ne cherchez pas d’excuse. Vous n’êtes pas aussi indifférent aux autres que vous désirez le paraître. Je pense que vous êtes surtout un grand timide. »

Son visage s’illumine d’un sourire, ses yeux se plissent jusqu’à ressembler à deux petites fentes. C’est la première fois que je vois Glossman aussi détendu. De ce fait, il s’enhardit. 

« Vous alliez déjeuner, je ne refuserais pas une tasse de café.

- Je vous en prie, fais-je, pris de court, asseyez-vous, un sucre ou deux ?... Du lait ?

- Ni l’un ni l’autre, Monsieur ?... Figurez-vous que je n’ai pas fait attention au nom indiqué sur la sonnette… 

- Il n’y en a pas… je tiens à garder l’anonymat. Il faut que vous sachiez, Monsieur Glossman, que je ne recherche pas les contacts, je les évite plutôt…

- Je sais, vous avez, dans le quartier, la réputation d’être un homme taciturne, replié sur lui-même. Voilà, je pense, la raison pour laquelle je vous ai choisi comme confident.

- Vous ne m’en voyez pas spécialement ravi. C’est un privilège dont je me serais volontiers passé. 

-  Avec quelqu’un comme vous, je savais que mon terrible secret serait bien partagé. Que vous ne le jetteriez pas en pâture au premier venu, poursuit-il, ignorant ma réflexion.

- Ecoutez, Monsieur Glossman, je vais être franc avec vous, votre histoire de fantôme ne m’intéresse pas ! Si je me fiche du sort des vivants, alors que dire de celui d’un revenant ! »

Mon interlocuteur accuse le coup avec dignité avant de revenir à la charge :

« J’ai emmené le carnet, j’aimerais que vous le lisiez…

- Je vous répète que cela ne m’intéresse pas ! »

Faisant fi de ce que je lui dis, Glossman dépose l’objet sur la table puis, boit sa tasse de café. Il arbore à nouveau ce visage d’homme accablé. Il se prépare à partir lorsque je le retiens par le bras. Un geste de camaraderie dont je ne suis pas coutumier et qui me rappelle combien ce comportement m’agaçait quand il m’arrivait d’en supporter la familière vulgarité.

« Au fait, pourquoi n’en parlez-vous pas à votre épouse ? lançais-je, voulant ainsi l’embarrasser.

- Vous ne la connaissez pas, Monsieur, elle me prendrait pour un fou et me rendrait la vie impossible.

- Et vous ne pensez pas que je…

-… Que vous me preniez pour un dingue ? Peut-être. Le fait que vous m’ayez épié, hier, pourrait le laisser supposer. »

Je ne sais plus que répondre, cet homme me déroute.

Après son départ, l’appétit coupé, je range la table. Le carnet s’y trouve toujours. Je le flanque dans un tiroir, déterminé à ne pas l’ouvrir. Demain, c’est la collecte des immondices…

Je tente d’oublier cette visite impromptue en m’activant à remettre un peu d’ordre sur mon bureau que j’ai la mauvaise habitude d’encombrer de papiers en tous genres. Le bruit strident d’une sirène d’ambulance s’arrête dans le quartier. Ça me laisse indifférent. Les voisins sont sûrement sur le pas de leur porte.

Vers midi, je m’offre une visite obligatoire chez le coiffeur. Plongé dans les pages d’un magazine de photos animalières, je surprends les bribes d’une conversation que le client qui me précède, installé sur la chaise tournante, alimente abondamment. Il y est question du suicide d’un quidam dans les environs. Je sursaute à l’énoncé du nom de Glossman !

Lorsque mon tour arrive, dérogeant à mes habitudes, je questionne le coiffeur qui me confirme la mort de Ronald Glossman. Le malheureux a été retrouvé pendu dans son grenier. C’était donc pour lui que l’ambulance s’était déplacée tout à l’heure. Furtivement, je songe à notre dernier entretien pendant que mon interlocuteur se lance dans d’interminables considérations sur le sens de la vie et de la mort.

Poussé par une curiosité, dont je suis le premier étonné, je consacre l’après-midi à consulter le carnet du garçon.

Ces écrits me révèlent l’existence de Michel… Glossman ! Le frère de Ronald !

La narration des ses voyages délirants vers les paradis artificiels me font comprendre l’état d’extrême désolation dans lequel se débattait un jeune homme fragile obligé d’affronter les impératifs d’une vie beaucoup trop exigeante pour lui. Il m’offre la vision classique du paumé incapable de trouver sa place dans la société, de l’idéaliste perdu dans un univers de brutes. Rien d’original en somme.

Par contre, les relations tendues entre les deux frères sont bouleversantes. L’attitude maladroite de Ronald vis-à-vis de son cadet le fait paraître comme un personnage froid, hautain. Michel ne trouvera, chez son aîné, que dérision et mépris pour ses problèmes. Une souffrance, liée à cette incompréhension, transparaît à travers une écriture de plus en plus torturée au fil des pages. Finalement, il commettra l’irréparable sous les yeux de Ronald, désirant prouver ainsi qu’il avait le courage d’aller jusqu’au bout de ses actes. Je referme le carnet et imagine la suite des événements.

Le temps n’accomplira pas son œuvre de l’oubli. Le remords s’insinuera dans l’esprit déséquilibré de Ronald pour ne plus le lâcher. Il empêchera la cicatrisation d’une plaie invisible, témoin douloureux des pages les plus noires de son existence. En fait, Glossman n’était, psychiquement, guère plus équilibré que son frère…

Trop lâche pour affronter la vérité, il la projettera dans une histoire fictive qu’il voudra partager avec quelqu’un, ne trouvant d’autres échappatoires pour tenter de se libérer du poids de sa culpabilité. Lassé de mes constantes réticences, il finira par me céder le cahier intime de Michel, ultime tentative d’appel à l’aide de sa part.

 

Ronald Glossman ne saura jamais que j’ai un frère, Patrick, qui se morfond, aujourd’hui, dans les couloirs d’un institut psychiatrique où… je l’ai abandonné, incapable de lui tendre une main secourable. Je n’éprouve par ailleurs aucun remord, et vis, dès lors, en paix avec moi-même. Glossman et moi vivions un drame identique avec des réactions complètement différentes. C’est une question de mentalité, c’est tout !

Fort de cette conclusion, je remets le carnet à sa place, pensant m’en débarrasser plus tard et me sers un bourbon pour célébrer ma tranquillité retrouvée en levant mon verre à la santé de tous les casse-pieds de la terre. Qu’ils finissent tous comme Ronald Glossman !

Je me sens brusquement l’objet d’une curiosité malsaine. Quelqu’un, sur le trottoir d’en face, m’observe. J’écarte le rideau pour mieux distinguer le curieux et manque de défaillir…

Le teint livide, des bouffées de chaleur me brûlant l’intérieur, je suis en proie à d’affreuses nausées, à d’horribles poussées vomitives qui me tordent l’estomac, causées par une vision de cauchemar… à quelques mètres de moi, se tient… mon frère Patrick !        

Sa tête éclatée laisse échapper la molle substance de la cervelle. Sa face enfoncée, trouée à l’endroit des yeux, rend par la bouche un liquide épais aux reflets fauves. Son ventre explosé offre à la vue tripes et boyaux violacés trempés de sang, englués d’excréments aux senteurs malodorantes, tenaces, qui viennent jusqu’à empester ma demeure. Le reste continue d’être agité de soubresauts nerveux dans un concert d’éclaboussement de chair déchirée.

Le téléphone sonne. Je décroche le combiné, toujours sous l’emprise de l’effroyable apparition. A l’autre bout du fil, c’est l’institut. Une voix féminine m’annonce le suicide de mon frère qui s’est jeté du haut d’une corniche…

Le combiné raccroché, je me rue sur la porte d’entrée pour la fermer à double tour. Ah, mais la corde qui me pendra n’est pas encore tissée, et le feu de la Géhenne attendra…

 

 

Alain Magerotte

Une nouvelle extraite du recueil "Restez au chaud, dehors il pleut..."

http://www.bandbsa.be/contes/magerotte2recto.jpg

Publié dans Nouvelle

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M
<br /> Merci Christian et bravo pour le concours de Noël ! <br />
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C
<br /> Excellente description d'une attitude indifférente érigée en mode de vie ! Quitte à être ensuite hanté par quelques fantômes...<br />
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M
<br /> Merci Claude (que j'ai eu le plaisir de rencontrer au marché de Noël d'Evere), Merci Christine, merci Ghislaine, merci Micheline, merci Louis pour vos réjouissants commentaires <br />
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L
<br /> Du vrai, du bon Magerotte !<br />
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M
<br /> J'adore. Quelle imagination et quel style !<br />
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G
<br /> Nouvelle originale derrière laquelle on sent le bon vivant !  La chute en témoigne !<br />
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C
<br /> Bon, je n'ai pas encore lu le recueil... Faut que je m'y mette ! Toujours fascinée par le talent de narrateur d'Alain !<br />
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C
<br /> Tu lis ce truc un dimanche matin, juste après "Tu viens mon prince" de François Curnelle et tu n'oses plu sortir pendant au moins... une semaine. C'est excellent, ce parallèle inattendu entre les<br /> pesonnages. Super moment de lecture! Merci Alain!<br />
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