LETTRE A L'AINE de Josy MALET-PRAUD

Publié le par aloys.over-blog.com

http://www.bandbsa.be/contes2/josybonne.jpgLettre à l’Aîné

 

Mon Ami,


En dépit de l’heure avancée, celle qui précède l’aube en Avril, la sonnerie du téléphone ne pouvait pas nous réveiller. Nous ne dormions plus depuis si longtemps.


Il eut été presque inutile de décrocher, nous savions ce qu’on voulait nous annoncer, ce qui avait fait fuir notre sommeil ces derniers mois,  le rendant pareil à un voyage interminable, angoissant, dont on revient nauséeux.

 

Ton frère, mon mari,  est sorti du petit bureau. Il était pâle et son regard, embrumé. Le temps s’est figé. Il était inutile  qu’il parle. J’ai lu dans ses yeux.


Tu avais déposé les armes, vaincu, jeune vétéran d’un combat  sans issue. Une mauvaise route qui débouche sur le ravin sans qu’on n’y puisse rien.


Je ne me souviens plus des heures qui ont suivi, j’ai dû les effacer, me préserver. Rester debout à l’heure où tout s’écroule.

 

Dans le respect de vos traditions, au pays de Bretagne, le lendemain, on t’avait –exposé-.  Curieux rite qui m’a rappelé qu’il existe encore des lieux où l’on préserve le passé. On avait convié les gens à venir te saluer une dernière fois. Ils étaient là. Du monde, partout sur la pelouse de ton jardin, des gens silencieux et tristes, des yeux rougis, des visages fripés, fatigués. Et le silence, inhabituel, chargé du poids de toutes ces peines réunies.


On aurait dit, vois-tu, un gigantesque théâtre de plein air débordant d’un public muet et recueilli.


J’ai suivi la file qui, malgré moi, m’a fait franchir le seuil.


Je n’ai pas aimé entrer dans ta maison endeuillée, je n’ai pas aimé pénétrer,  frissonnante, dans cette pièce aux rideaux tirés, où tu gisais au milieu des bougies hésitantes et des chaises déplacées pour ceux qui te veillaient. Je n’ai pas aimé les pleurs et les sanglots, les voix étouffées qui radotaient pour se réconforter. J’ai détesté qu’on parle de toi au passé, qu’on évoque tes souffrances, ton calvaire, qu’on suppose  tes ultimes pensées. Je n’ai pas aimé qu’on viole ton espace, qu’on t’impose nos présences.


Je me suis approchée, terrifiée à l’idée de croiser ton regard éteint sous des paupières scellées. Mais tu n’étais pas là. Ce corps impavide aux mains jointes sous un crucifix, ce n’était plus toi. Juste la chrysalide usée qu’un papillon avait abandonnée. Le temps d’un soupir, ma peine s’est allégée. J’ai souri.


Tu n’étais pas dans ce corps étique, abandonné, livré. Tu n’étais pas dans cette absence figée.

 

Sur la pointe des pieds, à reculons, je suis sortie. Je suis partie à ta recherche. J’ai dépassé les groupes formés devant la porte, laissé derrière moi les tissus gris et noirs, les étoles assombries de désespoir, les souvenirs mouillés des uns, les révoltes crève-cœur des autres.

 

Derrière la maison, tu attendais patiemment aux côtés des enfants. Oscillant dans la transparence qui sépare les mondes, tu écoutais leurs paroles innocentes, souriant à leurs jeux. Silencieusement, pour ne pas t’effacer, je me suis assise à tes côtés sur les marches de la terrasse, là d’où on voit des moutons voler sur l’horizon, là où, entre chien et loup, il fait bon s’attarder. Tu m’as rappelée que nous devions aller en Irlande, qu’il ne fallait pas craindre  le voyage en mer. Tu t’es excusé de n’avoir pas pu ouvrir mon dernier mail. De le laisser sans réponse pour l’éternité. Celui où j’écrivais -tiens bon, tiens bon, tiens bon-. Tu voulais savoir si ta photo resterait accrochée au pilier du restaurant parisien « les Zazous ». J’ai acquiescé. Tu as soupiré.


Je me suis excusée d’avoir le verbe haut, de dire des vérités, d’agiter les mains pour convaincre, d’être parfois de mauvaise foi. Je t’ai reproché de ne plus te soucier de nous, de laisser vide la chaise de l’aîné, de nous priver d’accordéon, de danses et de chansons. De nous sevrer de tes rires profonds. Je t’ai reproché la douleur et les larmes refoulées de ton frère, le pan de sa jeunesse que tu emportais. Je t’ai reproché les cœurs brisés de tes parents, le regard égaré, suppliant de ta mère, le courage insoutenable de ton père, leurs vieux jours sacrifiés.


Je t’ai reproché de t’en aller si tôt. Je t’ai reproché l’injuste solitude de ta compagne et sa douloureuse dignité.


Je t’ai confié aussi le poids de notre impuissance et la rage qu’elle faisait naître, les rares espaces d’espérance et les tunnels sans lumière du chagrin. Je t’ai demandé pardon de n’avoir pas pu t’empêcher de glisser. Et pardon de t’en avoir voulu de n’avoir pas gagné.

 

Derrière nous, les volets étaient fermés sur un drame qui n’était plus le tien. Tu as pris ton accordéon et fait courir tes doigts sur le piano.


Tes enfants, si jeunes, se sont approchés. Ils n’étaient pas surpris de te rencontrer là, l’enfance a le pouvoir de transcender les mondes. Tu t’es fondu en eux. Dans les yeux de Julien, tu as laissé l’éclat de ta force et de  tes certitudes. Sur le visage de Mélanie, l’empreinte de tes sourires et les marques de ta volonté. Justine, comme toi, saura toujours rêver d’un monde meilleur. Ils vont bien.

 

Je t’ai beaucoup parlé. J’avais encore tellement à te dire. Il n’y avait plus entre nous la gêne des vivants, le temps qui fiche le camp. J’ai enfin pu te dire que tu es mon ami.

 

J’ai quitté ta maison, le jardin, les enfants et les gens. Je t’ai vu t’éloigner, dilué, léger, dégagé des tourments dont tu as dit qu’ils étaient inutiles : la mort et la vie sont en harmonie, la première s’annonce à l’aube de la seconde.

 

Un an.


J’ai refusé de fêter ton absence. Je n’ai pas pleuré. Je ne suis pas allée me recueillir sur cette pierre dont on dit qu’elle t’apporte la paix. Je continue d’avancer sur les chemins où je sais te trouver, les voies où tes paroles d’aîné se répètent en échos. D’année en année.

 

 

Josy Malet-Praud© 2006

www.lascavia.com

Publié dans Nouvelle

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L
<br /> <br /> MERCI, Noann. Sans autre commentaire, ce n'est pas nécessaire. Bises.<br /> <br /> <br /> <br />
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N
<br /> <br /> Je reconnais bien dans ce texte les qualités humaines et la sensibilité de l'auteure, telle que je la connais à travers son 123 soleil et ses mails.<br /> <br /> <br /> C'est touchant.<br /> <br /> <br />  <br /> <br /> <br /> <br />
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L
<br /> MERCI, Nathalie. Il me semble qu'entre "partage" et "pudeur", la voie est étroite. Encore merci. Amicalement.<br /> <br /> <br />
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N
<br /> Très émouvant. J'ai vraiment eu l'impression de rentrer dans l'intimité d'une vie. Presque gênée, les yeux larmoyants, j'ai essayé de me faire discrète...<br /> Merci pour ce très beau texte.<br /> <br /> <br />
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L
<br /> Merci tout plein, Sophie. Tu me terrorises avec "encore, encore !'...Et si ce n'était qu'un "fusil à un coup" ? OUPS...(Sourire+++).<br /> Bises.<br /> <br /> <br />
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S
<br /> Beau, très beau et, par delà la musique du texte, des sentiments si vrais, si justement restitués. Encore, encore !<br /> <br /> <br />
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L
<br /> Merci, Claude.<br /> "Ca décoiffe"...sans doute parce que la vie, dans ce qu'elle a de meilleur et de pire, le fait aussi, c'est inévitable.<br /> <br /> <br />
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C
<br /> Les commentaires m'ont poussé à lire le texte, à l'instant.<br /> Comme Christine.<br /> Ça "décoiffe", tant c'est fort. On a envie de relire.<br /> <br /> <br />
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L
<br /> "Vulcania le retour" ? ... Ampoules aux pieds et contractures ? Aie !<br /> Je te remercie Christine, pour cette parution d'abord, pour ton commentaire ensuite.<br /> Cette lettre pourrait être celle de beaucoup d'entre nous, n'est-ce pas ? Après avoir douté de l'opportunité de sa publication...finalement, je suis contente de l'avoir partagée. Merci.<br /> <br /> <br />
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L
<br /> MERCI, Edmée. Oui, l'absence comme un tremplin entre le passé et le présent. L'absence comme une magistrale leçon de vie...<br /> Une belle citation : "Il faut compenser l'absence par le souvenir. La mémoire est le miroir où nous regardons les absents" (Joseph Joubert, mentor de Chateaubriand, paraît-il... : en ce qui me<br /> concerne...connais pas...Mais je suis d'accord avec lui !).<br /> <br /> <br />
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C
<br /> Je n'étais pas là pour la publication de ta lettre... Je la relis, fatiguée, après deux longs jours de rando dans les volcans et ma gorge, comme la première fois, se serre. Cette lettre me rappelle<br /> tellement de choses... Tant de morts, tous différents, qui réapparaissent au fil de ces mots, de ces situations que j'ai vécues un jour... Magnifique lettre, magnifiques mots...<br /> <br /> <br />
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E
<br /> C'est un texte plein de vie, de douceur, de chagrin que l'on accepte et qui ouvre le chemin - vers le passé, vers l'avenir.<br /> <br /> Très très beau!!!<br /> <br /> <br />
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L
<br /> MERCI, Alain. Je suis très touchée par ton commentaire : je sais la force de ton écriture...<br /> <br /> <br />
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M
<br /> Magnifiquement écrit et magnifiquement... bouleversant!<br /> <br /> <br />
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L
<br /> Si tôt, ils sont déjà debouts. Bob et Carine-Laure... Présents. Sur le pont, avec un petit mot gentil, chacun à sa façon. Sensibles aux battements des coeurs qu'on perçoit, si l'on écoute entre les<br /> lignes.<br /> MERCI à tous les deux...<br /> <br /> <br />
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C
<br /> Très beau texte et fort émouvant de lire ça à cette heure matinale ;ce serait le même sentiment qui m'habiterait, à 19h 30; merci Josy, très beau texte. Carine-Laure desguin<br /> <br /> <br />
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B
<br /> Un texte superbe, empreint de dignité... bravo.<br /> <br /> <br />
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