LETTRE A L'AINE de Josy MALET-PRAUD
Lettre à l’Aîné
Mon Ami,
En dépit de l’heure avancée, celle qui précède l’aube en Avril, la sonnerie du téléphone ne pouvait pas nous réveiller. Nous ne dormions plus depuis si longtemps.
Il eut été presque inutile de décrocher, nous savions ce qu’on voulait nous annoncer, ce qui avait fait fuir notre sommeil ces derniers mois, le rendant pareil à un voyage interminable, angoissant, dont on revient nauséeux.
Ton frère, mon mari, est sorti du petit bureau. Il était pâle et son regard, embrumé. Le temps s’est figé. Il était inutile qu’il parle. J’ai lu dans ses yeux.
Tu avais déposé les armes, vaincu, jeune vétéran d’un combat sans issue. Une mauvaise route qui débouche sur le ravin sans qu’on n’y puisse rien.
Je ne me souviens plus des heures qui ont suivi, j’ai dû les effacer, me préserver. Rester debout à l’heure où tout s’écroule.
Dans le respect de vos traditions, au pays de Bretagne, le lendemain, on t’avait –exposé-. Curieux rite qui m’a rappelé qu’il existe encore des lieux où l’on préserve le passé. On avait convié les gens à venir te saluer une dernière fois. Ils étaient là. Du monde, partout sur la pelouse de ton jardin, des gens silencieux et tristes, des yeux rougis, des visages fripés, fatigués. Et le silence, inhabituel, chargé du poids de toutes ces peines réunies.
On aurait dit, vois-tu, un gigantesque théâtre de plein air débordant d’un public muet et recueilli.
J’ai suivi la file qui, malgré moi, m’a fait franchir le seuil.
Je n’ai pas aimé entrer dans ta maison endeuillée, je n’ai pas aimé pénétrer, frissonnante, dans cette pièce aux rideaux tirés, où tu gisais au milieu des bougies hésitantes et des chaises déplacées pour ceux qui te veillaient. Je n’ai pas aimé les pleurs et les sanglots, les voix étouffées qui radotaient pour se réconforter. J’ai détesté qu’on parle de toi au passé, qu’on évoque tes souffrances, ton calvaire, qu’on suppose tes ultimes pensées. Je n’ai pas aimé qu’on viole ton espace, qu’on t’impose nos présences.
Je me suis approchée, terrifiée à l’idée de croiser ton regard éteint sous des paupières scellées. Mais tu n’étais pas là. Ce corps impavide aux mains jointes sous un crucifix, ce n’était plus toi. Juste la chrysalide usée qu’un papillon avait abandonnée. Le temps d’un soupir, ma peine s’est allégée. J’ai souri.
Tu n’étais pas dans ce corps étique, abandonné, livré. Tu n’étais pas dans cette absence figée.
Sur la pointe des pieds, à reculons, je suis sortie. Je suis partie à ta recherche. J’ai dépassé les groupes formés devant la porte, laissé derrière moi les tissus gris et noirs, les étoles assombries de désespoir, les souvenirs mouillés des uns, les révoltes crève-cœur des autres.
Derrière la maison, tu attendais patiemment aux côtés des enfants. Oscillant dans la transparence qui sépare les mondes, tu écoutais leurs paroles innocentes, souriant à leurs jeux. Silencieusement, pour ne pas t’effacer, je me suis assise à tes côtés sur les marches de la terrasse, là d’où on voit des moutons voler sur l’horizon, là où, entre chien et loup, il fait bon s’attarder. Tu m’as rappelée que nous devions aller en Irlande, qu’il ne fallait pas craindre le voyage en mer. Tu t’es excusé de n’avoir pas pu ouvrir mon dernier mail. De le laisser sans réponse pour l’éternité. Celui où j’écrivais -tiens bon, tiens bon, tiens bon-. Tu voulais savoir si ta photo resterait accrochée au pilier du restaurant parisien « les Zazous ». J’ai acquiescé. Tu as soupiré.
Je me suis excusée d’avoir le verbe haut, de dire des vérités, d’agiter les mains pour convaincre, d’être parfois de mauvaise foi. Je t’ai reproché de ne plus te soucier de nous, de laisser vide la chaise de l’aîné, de nous priver d’accordéon, de danses et de chansons. De nous sevrer de tes rires profonds. Je t’ai reproché la douleur et les larmes refoulées de ton frère, le pan de sa jeunesse que tu emportais. Je t’ai reproché les cœurs brisés de tes parents, le regard égaré, suppliant de ta mère, le courage insoutenable de ton père, leurs vieux jours sacrifiés.
Je t’ai reproché de t’en aller si tôt. Je t’ai reproché l’injuste solitude de ta compagne et sa douloureuse dignité.
Je t’ai confié aussi le poids de notre impuissance et la rage qu’elle faisait naître, les rares espaces d’espérance et les tunnels sans lumière du chagrin. Je t’ai demandé pardon de n’avoir pas pu t’empêcher de glisser. Et pardon de t’en avoir voulu de n’avoir pas gagné.
Derrière nous, les volets étaient fermés sur un drame qui n’était plus le tien. Tu as pris ton accordéon et fait courir tes doigts sur le piano.
Tes enfants, si jeunes, se sont approchés. Ils n’étaient pas surpris de te rencontrer là, l’enfance a le pouvoir de transcender les mondes. Tu t’es fondu en eux. Dans les yeux de Julien, tu as laissé l’éclat de ta force et de tes certitudes. Sur le visage de Mélanie, l’empreinte de tes sourires et les marques de ta volonté. Justine, comme toi, saura toujours rêver d’un monde meilleur. Ils vont bien.
Je t’ai beaucoup parlé. J’avais encore tellement à te dire. Il n’y avait plus entre nous la gêne des vivants, le temps qui fiche le camp. J’ai enfin pu te dire que tu es mon ami.
J’ai quitté ta maison, le jardin, les enfants et les gens. Je t’ai vu t’éloigner, dilué, léger, dégagé des tourments dont tu as dit qu’ils étaient inutiles : la mort et la vie sont en harmonie, la première s’annonce à l’aube de la seconde.
Un an.
J’ai refusé de fêter ton absence. Je n’ai pas pleuré. Je ne suis pas allée me recueillir sur cette pierre dont on dit qu’elle t’apporte la paix. Je continue d’avancer sur les chemins où je sais te trouver, les voies où tes paroles d’aîné se répètent en échos. D’année en année.
Josy Malet-Praud© 2006