M'man, une nouvelle de Bob Boutique. Première partie
M’man
Il était une fois un petit bonhomme, genre Mister Bean en plus posé, qui se tenait immobile devant le porche entrouvert d’un immeuble de pierres grises qu’on pourrait croire à l’abandon. Tout y est froid, délabré, poussiéreux, avec de hautes fenêtres opaques de saleté, derrière lesquelles pendent des rideaux déchirés.
Seul élément complètement désassorti, une plaque en cuivre, brillante, insolente presque, qui annonce sur le côté droit de l’entrée : ‘Docteur Cécile Griets - psychiatre analyste ’. Puis scotché au dessus, une feuille A5 recouverte d’un film plastique sur laquelle on a écrit au feutre noir : ‘ 1° étage à droite – sonnez fort !’
Le minus a l’air calme et détaché, les bras croisés dans le dos d’un imper défraîchi à la Columbo. Mais si on observe bien, on voit ses doigts s’ouvrir et se fermer nerveusement tandis qu’il balance légèrement d’un pied sur l’autre. On le sent indécis et dans le même temps terriblement tendu.
Il se décide enfin, pose un doigt sur le bouton de la sonnette et pousse longuement dans un bruit de carillon suranné.
« C’est ouvert… » grésille une voix dans le parlophone, « poussez fort. Attention, la lampe de la cage d’escalier ne fonctionne plus… je laisse ouvert. »
L’escalier de chêne, monumental, gémit à chaque marche. Il fait tellement sombre qu’il se tient à la rampe pour grimper et accède enfin au palier vaguement éclairé par un rai de lumière, qui tombe comme un spot de théâtre d’une haute porte béante.
Le cabinet est plongé dans la pénombre et il doit plisser les yeux pour reconnaître derrière l’éclairage ovale d’un abat-jour, la silhouette de la doctoresse dont les verres de lunettes brillent curieusement dans le noir.
« Bonsoir, Monsieur Renoir… » dit-elle en se levant et en contournant le large bureau pour venir à sa rencontre. Elle est… immense et ressemble furieusement à la fameuse Mademoiselle Gourdin du film « Mathilda »…. la poigne est ferme, le regard perçant. « Asseyez-vous, je vous prie… » Elle lui avance d’une seule main, une chaise haute capitonnée de cuir, comme s’il s’agissait d’un simple tabouret plastique.
Quelques minutes pour les formules d’usage, nom, prénom, adresse, âge, composition de famille etc… puis la question fatidique, posée calmement, les mains croisées sur le dossier qu’elle vient de constituer.
« Hé bien, je vous écoute. Quel est votre problème ? »
L’homme se tortille un instant sur son siège, jette des regards apeurés aux quatre coins de la pièce et murmure enfin entre les dents : « c’est… Maman. »
« Votre Maman ? »
« Oui »
« Mais encore ? »
Il plonge la tête vers ses chaussures qu’il examine avec attention, fait une moue dubitative puis revient vers les verres brillants qui l’observent dans l’ombre. « Elle me harcèle, elle me critique tout le temps, elle se mêle de tout… » il se gratte le crâne comme s’il cherchait ses mots… « j’ai envie... de la tuer. »
Aucune réaction marquante de l’autre côté du pupitre, sinon une grosse main molle qui s’empare doucement d’un crayon et écrit quelques mots sur une feuille de papier.
« Vous vivez avec elle ? »
« Oui… enfin… non.»
« Vous savez, Monsieur Renoir… nous avons tous à un moment ou un autre envie de tuer quelqu’un… c’est excessif bien sûr, mais pas vraiment anormal. »
« Je sais Madame… le problème… » son regard repart au plafond.
« Oui… le problème ? »
« Le problème c’est que Maman est morte. Elle est décédée il y a trois ans et repose au cimetière de Laeken. »
***
« Et alors, qu’est-ce qu’elle a dit ? »
Elle l’attend à sa place habituelle, dans le grand fauteuil près du radiateur, à côté de la porte de la salle de bain, face à la télé. Maigre et sèche comme une trique. Ses cheveux gris noués en chignon. Elle croise les bras sur son tablier noir et plisse les yeux derrière ses bésicles cerclées de fer pour mieux le jauger. Elle fait toujours ça, quand elle se méfie et prévient un mensonge ou une dérobade.
« Ben comme je le pensais… même diagnostique que sur internet. schyzophrénie ! Schyzophrénie à tendance paranoïde. » Il ôte son imper et le dépose sur le dossier d’une chaise de la salle à manger. « Et encore, je lui ai raconté le tiers du quart. »
« Enlève tes chaussures, tu vas salir le tapis et range ton manteau dans la penderie… sur un cintre s’il te plait. Pas comme hier soir où tu l’as roulé en boule au fond de l’armoire ! » Elle pousse un long soupir, lisse le tissu de sa robe d’une main décharnées aux veines saillantes et pointe son nez en forme de bec dans sa direction. « Schyzophrénie, schyzophrénie… qu’est-ce qu’ils en savent ces docteurs. Ils ne sont pas dans ta tête ! Et puis qu’est-ce que ça veut dire ce charabia… tu n’inventerais pas encore un truc pour me placer dans un home ? »
« Man ! Arrête… »
« Tu crois que je ne le sais pas ? Tu me prends pour une idiote ? »
Soupir.
« Y’a du café ? »
« Il en reste dans la cuisine. Inutile d’en refaire, ça coûte bien assez cher comme ça et nettoie ta tasse… combien de fois devrai-je te répéter qu’on rince sa tasse après s’en être servi. »
« Schyzo… en gros, ça signifie que j’hallucine… que je vois des trucs qui n’existent pas. Toi par exemple… »
« Et voilà, ça recommence… » sa voix monte dans les aigües, tandis que ses mains battent l’air de colère. « Mais qu’ai-je fait au bon dieu pour avoir un gosse comme toi ! Tu ne vas pas recommencer avec ma mort… »
« M’man, j’étais à ton enterrement… »
« Ben voyons… » Elle se lève d’un bloc et file dignement vers la chambre à coucher que masque deux grandes tentures de velours. « Je vais au lit… je suis fatigué de tes bêtises. Bonsoir. »
« Arrête ! » Il hurle et frappe violemment la table du plat de la main.
Elle se fige un instant, se retourne à demi, le transperce d’un regard inexpressif et crache enfin, après un pfff... méprisant. « C’est qu’il oserait frapper sa mère … et ça t’a coûté combien cette plaisanterie ? »
« 49 euros. »
« 50 euros ! Tu te rends compte… un gros billet pour t’apprendre ce que nous savons tous les deux. Plus les médicaments sans doute ? »
Il s’assied lourdement derrière la table et se sert un café. « J’irai pas les chercher. Je le sais bien que tu es morte… je te vois, mais tu n’es pas là. Tout ça se passe quelque part dans mon cerveau, dans la partie frontale ai-je lu.Je suis peut-être schyzo mais pas fou… Je revois ton enterrement comme si c’était hier. Tante Jeanine, Mon Onc René et tous les autres… ».
Ils restent figés tous les deux, comme si quelqu’un venait de pousser sur ‘pause’. Puis après un temps interminable.
« Je ne sais pas ce que tu vas devenir fils, quand je serai partie… quand je serai réellement partie ! »
« Arrête ! » Il s’étonne presque d’avoir hurlé si fort. « Il faut que ça cesse, M’an… il faut que ça cesse. Je ne le supporte plus. »
***
« Vous avez apporté l’attestation ? » demande posément les verres brillants derrière l’abat-jour. Au fond, il ne sait même pas à quoi ressemble son analyste, sinon qu’elle est très grande, plutôt forte et incroyablement absente.
Il lui tend un document, une photocopie du certificat de décès, qu’elle examine soigneusement puis glisse dans la farde à son nom posée sur le bureau qui les sépare. « Très bien. Votre Maman est décédée un quinze juillet, il y a trois ans et trois mois, mais vous la voyez et l’entendez depuis… depuis combien de temps ? »
« Le soir même de la cérémonie. Elle m’attendait dans le salon… »
« Et cela ne vous a pas choqué, voire angoissé ? »
« Hé bien, à vrai dire… c’était si naturel que je n’ai même pas eu le temps de m’inquiéter, car elle m’a tout de suite reproché d’être allé à la cérémonie avec des souliers non cirés. »
« Quelle âge avait-elle ? »
« Quatre-vingt deux… »
« Et elle est morte de quoi ? »
« Un suicide. Elle s’est jetée du premier étage dans la cour en béton du jardin. Les flics prétendent que c’est un accident et qu’elle essayait de nettoyer les carreaux, vu que le tabouret était posé à côté de la grande fenêtre. Mais moi, je sais que c’est un suicide. »
« Pourquoi en êtes-vous si certain ? »
« Parce qu’on arrêtait pas de se disputer et que je lui avais annoncé le matin même que j’allais quitter le maison pour vivre ailleurs, seul. »
« Vous la voyez comment depuis… son décès: floue, vaporeuse, comme dans un rêve ? »
« Non, non, Docteur. Clairement. Aussi clairement que je vous vois. »
La grosse main boudinée court comme un petit animal dans le rond de lumière qui tombe sur la table et prend des notes, avec un bout de crayon terminé par une gomme rouge. Elle s’applique, sans se presser, trace des lignes bien droites, et revient parfois en arrière pour souligner un mot…
« L’avez-vous déjà touchée ? »
« Je ne comprends pas très bien… »
« Lui avez-vous pris la main ou le coude pour l’aider à s’asseoir par exemple ? »
« Non. De son vivant déjà, elle avait horreur des contacts physiques. Alors, maintenant qu’elle est morte… »
« Votre Maman ne vous a jamais pris dans ses bras ? »
« Jamais… je crois que les hommes la dégoutent… enfin, la dégoûtaient. »
« Même votre Père ? »
« Surtout mon Père. Aussi loin que je me souvienne, ils faisaient chambres à part. L’ambiance était tendue à la maison, ça s’engueulait tout le temps. Ca c’est amélioré après sa mort, il ya dix ans, une tumeur au cerveau, foudroyante. » Il triture ses doigts contre son ventre, visiblement ennuyé. Un long silence… « puis ça a recommencé, mais avec moi maintenant. »
Suit une longue interruption au cours de laquelle on entend distinctement la pointe du crayon gratter le papier. Il pourrait tout aussi bien être seul dans la pièce tant elle semble l’ignorer. Puis après une ou deux ou trois minutes interminables…
« Vous mangez ensemble le soir ? Elle vide son assiette ? »
« Ca fait longtemps qu’elle ne partage plus mon repas. Elle trouve que je fais du bruit en mastiquant, déglutis en buvant et puis de toute façon, elle ne supporte pas de me voir manger la bouche ouverte… bref, je suppose qu’elle se nourrit à la cuisine, ou pas du tout… après tout elle est morte. »
« Et la nuit ? »
« Je ne saisis pas très bien ? »
« Vous ne dormez quand même pas avec elle ? Comment cela se passe t-il lorsque vous vous glissez dans votre lit ? Vous sentez-vous plus calme, libéré ? »
« Oui et non, car je sais qu’elle écoute de sa chambre et refuse de s’endormir avant que je ne l’ai fait. Et si ça traîne, elle se relève et vient se poster dans le noir au pied de mon lit. Ca me fait râler, vous ne pouvez pas savoir… »
« Avez-vous pris les pilules que je vous ai prescrites ? »
« Hé bien… oui, évidemment. » Il sent confusément qu’il ment mal et qu’elle n’est pas dupe. Mais à cet instant retentit un son tenu. Elle ouvre son tiroir en tire une petite montre dorée et un cahier d’ordonnances dont elle remplit un feuillet qu’elle dépose sur le bureau, puis décrète : « l’heure est passée. Je vous reverrai lundi prochain à la même heure. Je ne vous prescris pas d’ Olanzapine puisque, manifestement, vous ne les avez pas employés. Ca fait quarante-neuf euros. »
***
« Et alors, qu’est-ce que la grosse a dit ? »
Elle l’attend dans la pénombre du palier du premier étage, un fichu triangulaire sur les épaules. Le rez-de-chaussée autrefois en location est inoccupé, car leurs disputes incessantes et bruyantes ont fini par lasser son occupant, un comptable qui ne rentrait pourtant que tard le soir.
C’est la première fois qu’il la voit hors de l’appartement et reste figé d’ étonnement, sur les marches.
« Et alors ? Qu’est-ce qu’elle a dit ? »
« Ben… elle ne parle presque pas… elle pose une question puis me laisse aller, en prenant des notes. Allez, rentre, tu vas prendre froid. » Ils retournent à la queue leu-leu dans l’appartement dont la porte est grande ouverte sur le couloir. Ca aussi c’est nouveau, elle ne l’a jamais fait.
« Mais c’est pas possible ça ! Pour cinquante euros elle devrait au moins te donner un avis médical ! T’es vraiment une cruche… »
« Je lui ai montré ton certificat de décès... »
« N’importe quoi ! Le papier que tu m’as montré hier ? »
« Tout juste. »
« Ce n’est qu’une publicité, garçon… une bête réclame des ‘Trois Suisses’. »
« Elle l’a quand même lu et glissé dans ma farde. »
« Et elle n’a rien dit ? »
« Elle a constaté que tu étais bien morte, c’est tout… ha oui… elle m’a aussi demandé pourquoi on ne se touchait pas ? »
« Quoi ! » Elle se retourne d’un bloc et fonce sur lui, le visage froncé de colère , les mains blanches veinées de bleu accrochées comme des serres sur le châle aussi noir que son tablier de ménage. « répète ! »
« Elle a demandé… s’il m’arrivait de te toucher. »
On la sent prête à s’étouffer d’indignation, les yeux révulsés, elle tremble sur place comme une feuille. « Sale truie perverse ! Elle s’imagine peut-être que tu veux remplacer ton père… et me sauter dessus comme un chien en chaleur… »
« Mais non, Maman… elle songeait à un baiser le soir avant d’aller te coucher ou une main sur ton épaule pour… enfin, je ne sais pas, moi ! »
l’angoisse le prend à la gorge et son estomac se noue comme si on tordait du linge dans son ventre.
Mais le vieille est soudain déchaînée et lève ses petits poings misérables vers le plafond en hurlant et postillonnant à travers ses longues dents jaunes… « C’est une sale pute, une truie, tu m’entends… une truie… tu veux que je te montre par où tu es passé... tu veux voir ? » Elle relève avec frénésie son tablier, sa robe puis sa combinaison sur ses jambes décharnées et blafardes, découvrant un caleçon flottant qu’elle s’apprête à arracher à son tour…
« Maman, arrête ! Arrête ! »
Bob Boutique
www.bandbsa.be/contes.htm