Ma voisine Isa : une nouvelle de Claude Danze
Ma voisine Isa
Elle m’emmerde! Y’a pas d’autre mot, elle m’emmerde. J’étais un directeur sans problèmes et il a fallu que ma voisine Isa échoue dans le service dont je préside les destinées.
Il faut vous dire que ma voisine Isa, ce n’est pas n’importe quel phénomène. Elle cultive le chagrin d’amour comme d’autres le géranium ou le pois-de-senteur. Elle a la larme facile et ne cesse de se répandre sur la cruauté du genre humain en général et l’inconstance des mâles en particulier. Déjà du temps où elle faillit se marier, elle ne cessait de déblatérer son futur mari auprès de ses compagnes de cancans, dans les toilettes des dames. La médisance était leur ordinaire, Isa menait la danse, l’infernale sarabande se prolongeait sans vergogne de couloir en couloir.
Puis ce fut « la rupture, bête et brutale » comme disait certain Jacques en semblable occurrence. Je lui en ai voulu. A lui, le futur mari en fuite, veux-je dire. Car dès le lendemain matin, elle faisait le siège de mon bureau, étalait dans une réunion, commencée bien avant son arrivée, ses déboires sentimentaux et son féminisme exacerbé tant par la séparation elle-même que par le public de mon bureau qui malencontreusement lui prêta attention.
De haute lutte, je conquis le droit de poursuivre mon travail, lui promettant, tout en quittant mon bureau pour m’en débarrasser dans le couloir, de lui accorder une oreille plus attentive un peu plus tard. Elle ne manqua pas de profiter de l’occasion pour me rappeler devant tout le monde un vague lien de parenté – dont j’ignorais tout – et l’obligation morale qui m’incombait dès lors de lui porter assistance dans son malheur. Mes très temporaires compagnons d’infortune se regardaient d’un air entendu, prenant contre moi le parti de la pleureuse. Quand on peut taxer son directeur d’inhumanité, pourquoi s’en priver ?
La réunion se termina bientôt. A peine l’avant-dernier eut-il quitté mon bureau, que ma voisine Isa s’y réinstallait d’autorité.
« Tu comprends… » disait-elle à la fin de chacune de ses phrases… Et je prenais l’air neutre du psy confessant une patiente vaguement névrotique, me disant que j’investissais en laissant ainsi libre cours à son inéluctable incontinence verbale. Qu’elle vide son sac et on en serait quitte, elle et moi, avec une demi-journée de travail perdue !
« Tous des salauds ! » disait-elle à chaque fois que sa logorrhée menaçait de se tarir. Vu les cohortes de larmes qui abandonnaient son corps comme les rats un navire en perdition, je me demandais quand son numéro prendrait fin. Aux limites de la déshydratation, sans doute.
Mon capital d’indifférence, authentique puis feinte, s’épuisait en même temps que ma patience. Je rangeais mes papiers avec acharnement pour ne pas passer mes nerfs sur elle.
« Tu comprends, disait-elle, tous les hommes sont des porcs, ils ne pensent qu’à s’envoyer en l’air avec tout ce qui a des nichons… » Et le processus de déshydratation reprenait de plus belle… Ne la sachant pas capable de vulgarité, je fus surpris et cette soudaine attention de ma part la surprit à son tour.
Je lui tendis ma boîte de kleenex, supposant qu’elle avait épuisé la sienne depuis bien longtemps. Elle semblait se remettre, m’adressait un pauvre sourire empreint de gratitude,
tout en séchant ses yeux rougis. Comme quoi, c’est dans les petites choses qu’on trouve la consolation.
Je me disais que, en fin de compte, si elle cessait d’emmerder son monde, ma voisine Isa pourrait être d’agréable compagnie. A mesure qu’elle se calmait, elle parlait de choses et d’autres, à visage découvert, un peu gênée, laissant paraître par moments comme des lueurs du fond de son âme, somme toute pas si noire.
J’eus envie de l’écouter, de la regarder sans préjugé. Elle me conta sa vie, entre sa mère un peu putain la nuit, un peu sainte-nitouche le jour, son père assez violent, puis tout à fait absent. Sa solitude d’enfant et d’adolescente, livrée à elle-même, sans repères, sans amour peut-être. Somme toute une âme meurtrie, comme on disait dans les romans sentimentaux.
Elle proposa elle-même de parler d’autre chose, de regagner son propre bureau pour me laisser travailler. Mais j’avais envie qu’elle ne parte pas…Après tout, rien n’était aussi urgent dans les obscures affaires de l’état, qu’une âme en détresse… Nous avons bavardé jusqu’à l’heure de quitter le bureau. Nous avons même éclaté de rire en imaginant la tête que feraient les autres s’ils nous voyaient partir ensemble. Elle était belle quand elle riait !
Nous les avons bravés sans honte. Le même ascenseur nous emporta tous deux vers la sortie et cette demi-minute d’intimité absolue fut source d’une gêne, plutôt d’un trouble partagé. Au lieu de rentrer soigneusement par un chemin différent du mien, elle s’accrocha à mon bras. Je la raccompagnai en voiture, lui souhaitai la bonne soirée, la déposai devant l’entrée de la tour où tous deux nous avions nos appartements, à des étages différents. Je remisai la 607 au parking, passai prendre mon courrier au rez-de-chaussée, repris l’ascenseur, m’affalai aussitôt rentré dans le Chesterfield du salon.
Je la vis passer devant ma fenêtre, les bras en croix, ailes dérisoires d’oiseau mortellement blessé à l’âme, déjà, par sa misérable tragédie : sa vie. Le légiste la fit ramasser presque sans état d’âme, la police n’interrogea presque personne. Elle était morte, ma voisine Isa, dans une indifférence anodine et générale. Je n’eus pas de curiosité.
Ce soir-là, j’ai pensé à la rejoindre, sur le pavé du rez-de-chaussée. Puis, seul comme d’habitude, une nouvelle ride au bord des lèvres, amer comme jamais, je l’ai effacée.
* * *
L’infirmier en pyjamablanc referme doucement la porte de ma chambre sur mon cauchemar. Ou n’est-ce qu’un souvenir?
Et mon neuroleptique préféré m’emmène tout droit vers ma nuit, mon néant.
Claude Danze
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