Nouveau jeu.... je ne suis qu'une oeuvre d'art... Une nouvelle de Nadine GROENECKE !!!!!!
Je ne suis qu’une œuvre d’art
De sa démarche en canard, propre au marcheur débutant, Maxime s’élance en direction de Cappuccino lové sur le plaid Burberry du canapé en cuir pleine fleur. Ses grands yeux clairs illuminent son visage angélique et son sourire enthousiaste dessine deux fossettes sur ses joues rebondies. Il traverse la pièce à toute vitesse, risquant la chute à tout moment, arrive finalement à bon port et cale son buste contre le rebord du sofa afin de garantir son équilibre encore précaire. Sans attendre, il lève son petit bras potelé et, d’un geste malhabile, entreprend de tirer sur la moustache du félidé, plonge ensuite un doigt dans l’œil du matou avant d’agripper une oreille. Aucune réaction de la part de l’animal, devenu insensible aux attaques répétées de l’enquiquineur, qu’il sait dénué de toutes mauvaises intentions.
Charmante scène n’est-ce pas ? Une de celles auxquelles j’assiste quotidiennement. Mais ne vous méprenez pas, je ne suis pas la mère de cet enfant, ni la femme de ménage ou la nurse. Je n’appartiens pas au monde des vivants au sens où vous, êtres humains l’entendez ; je ne suis qu’un portrait peint à l’huile, suspendu au dessus de la cheminée du salon d’une famille à l’abri du besoin, dirons-nous.
Sans doute êtes-vous décontenancé par cette révélation et vous demandez-vous comment un personnage inanimé, fixé sur une toile, peut détenir des facultés d’observation et de réflexion. Rien de surprenant à cela si vous considérez bien la chose. Je m’explique : si le peintre a déployé toute son énergie et son savoir-faire à la réalisation de sa création, s’y livrant corps et âme, il en résultera immanquablement bien plus qu’un vulgaire morceau de toile illustrée ; cette force qui lui est propre, il l’aura insufflée à son tableau pour parvenir à concevoir une « créature » telle que moi dotée de capacités insoupçonnées. Bien entendu, nous évoquons là, non pas le travail du barbouilleur du dimanche, mais celui de l’artiste qui ne vit que pour son art et s’y adonne sans retenue. Sa main experte alliée à sa prodigieuse envie de créer donnera naissance à un chef-d’œuvre. Je suis l’un d’entre eux.
Vous savez déjà que je suis très loin d’être une « croûte », il est temps maintenant de faire plus ample connaissance avec MOI.
Pour me décrire le mieux possible, je dirais que je suis un amalgame de la Joconde et de la Sibylle de Delphes version ultramoderne, de par mes couleurs criardes et mes formes atypiques. Le mariage réussi du mystère et de l’inquiétude donc. Comme l’œuvre de Léonard de Vinci, les contours de mon visage baignent dans un voile vaporeux, le fameux sfumato, et comme dans le détail du plafond de la chapelle Sixtine de Michel-Ange, j’arbore un geste suspendu qui me rend des plus vivantes. Ne me manque que la parole pour parfaire le tableau, si j’ose m’exprimer ainsi.
Avant d’intégrer la luxueuse propriété de mes acheteurs, j’ai vécu un an dans une prestigieuse galerie d’art londonienne où défilaient chaque jour des centaines de personnes. Je dois bien avouer que tous ces regards admiratifs flattaient mon égo. C’est un homme d’affaires qui a jeté son dévolu sur moi ; j’ai alors traversé la Manche pour me retrouver là, dans ce salon branché, au milieu de dizaines d’autres objets de valeur. Pas toujours de très bon goût, d’ailleurs, surtout lorsqu’il s’agit des choix de la maîtresse de maison qui, soit dit en passant, me trouve parfaitement hideux et menace régulièrement de me jeter à la poubelle. Heureusement pour moi, monsieur tient à son tableau comme à la prunelle de ses yeux. Ah, si vous l’entendiez vanter mes qualités auprès de ses amis ! Un amour presque aussi fort que celui qu’il porte à son fils. Différent bien sûr, mais quand même…
Des mois maintenant que je partage la vie de cette famille et que j’assiste à des scènes de ménage devenues quasi quotidiennes. Monsieur, coureur de jupons invétéré est aussi très accaparé par son travail. Madame noie son chagrin et son ennui dans l’alcool tout en abusant des somnifères et des substances illicites. Tenez, pas plus tard qu’hier, j’ai eu droit à une nouvelle dispute conjugale des plus mouvementées : cris, larmes, coups, la totale ! A la suite de quoi, madame, la lèvre sérieusement amochée, a embarqué son Chihuahua dans la Jaguar et n’est revenue que six heures plus tard, le coffre rempli de paquets. Faire les boutiques - de luxe, cela va de soi -, le moyen pour elle de déstresser. Entre-temps, monsieur avait téléphoné à sa dernière conquête qui s’était empressée d’accourir. La suite s’est déroulée sous mes yeux sur le canapé. Pas besoin de vous faire un dessin… Si les habitants de cette maison ou leurs invités savaient que je les observe à longueur de journée, pour sûr ils éviteraient les galipettes sous mon nez et aussi pas mal de conversations ou de gestes que la bienséance réprouve. Mais voilà, ils sont loin de se douter !
Maxime a délaissé Cappuccino pour partir à l’assaut du chien. Mais, contrairement au chat, l’animal de poche n’a pas l’intention de se laisser faire. Il faut les voir tous les deux arpenter le salon de long en large, on croirait la scène tout droit sortie d’un dessin animé. Comme c’est drôle et touchant ! Que va-t-il devenir en grandissant ce pauvre petit bonhomme complètement délaissé par sa mère ? Cet enfant, qu’elle n’a mis au monde que pour répondre au souhait de son époux, n’a de cesse de l’exaspérer. Pourquoi son mari ne lui témoigne-t-il pas le même amour démesuré ? se demande-t-elle continuellement. Tiens, quand on parle du loup… Oh la la, n’a vraiment pas l’air dans son assiette la pauvre fille ! Teint terreux, œil larmoyant, lèvres tremblotantes. Et ce regard vide qui en dit long sur son mal-être. Elle fait peine à voir. La cure de désintoxication se profile à l’horizon. En attendant, Maxime doit se contenter d’un semblant de mère. Bien triste pour lui.
Le garçonnet s’approche de sa maman et lui adresse un sourire à faire fondre la banquise tout entière. Mais la malheureuse, engluée dans ses tourments, ne voit rien. Soudain, son visage se crispe davantage. Elle se retourne brusquement, rafle les clés de voiture posées sur la console design et empoigne son fils, avant de sortir précipitamment de la maison, talonnée par son fidèle toutou. Où diable emmène-t-elle le gosse à cette heure-ci ? Mon Dieu, pourvu qu’elle ne soit pas ivre ou droguée, ou les deux à la fois !
De nouveau le clic-clac de ses talons aiguilles sur le marbre du hall d’entrée. Et la revoilà dans la pièce. Elle regarde maintenant dans ma direction et s’approche d’un pas décidé. Pourquoi grimpe-t-elle sur le canapé ? Mais… c’est insensé… elle me décroche du mur !!!
Dix secondes plus tard, j’atterris sans ménagement à l’arrière de la Jaguar, à côté du petit qu’elle a tout de même pris soin d’installer dans le siège bébé. Près d’elle, le Chihuahua la fixe de ses grands yeux globuleux d’un air incrédule. Elle démarre.
Nous roulons durant une vingtaine de kilomètres avant de stopper sur le parking d’une société. Sur la façade se détache un logo qui m’est familier, monsieur a le même sur son étui à cigares.
Maxime dort paisiblement, il ressemble à l’un des bambins du tableau de Rubens Deux chérubins endormis avec sa bouille toute ronde encadrée de boucles blondes. Sa mère descend du véhicule. Qu’est-ce qu’elle peut bien avoir derrière la tête ?
Je l’entends ouvrir le coffre et le refermer presque aussitôt.
Elle remonte dans la voiture et verrouille les portes. Dans sa main un bidon dont elle s’empresse de déverser le contenu sur les sièges. Puis elle sort un briquet en or massif de son sac à main Gucci.
Non pas ça !!! voudrais-je hurler pour l’empêcher de commettre l’irréparable mais je regarde l’habitacle s’embraser sans la moindre réaction, je ne suis qu’une œuvre d’art…
NADINE GROENECKE
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