Pour que le jour se lève, partie 1 de la nouvelle de Carine-Laure Desguin
POUR QUE LE JOUR SE LEVE …
Le livre des records… Vivien, il se marre, à chaque fois qu’il me voit le nez plaqué sur les pages bariolées de toutes ces choses lointaines et si proches, sciantes à vous saper le souffle, style l’engouffreur de kilos de boudin, style l’homme le plus tatoué du monde….
Vivien, il se marre d’une façon bizarre, comme s’il voulait dire : tu verras, un jour tu seras encore plus étonné, p’tit frère…
Qu’est-ce que ça peut lui foutre, à ce grand, est-ce que je me mêle de ces affaires intérieures, moi ? Non ! Alors ? Qu’il retourne glander au milieu de ses bouquins et de ses copains du net, du web, des sms, tous des webcamés ! Techno-addict qu’il est, d’après c’qu’on dit…sans doute que ça s’ soigne, mais faudra attendre…
Ce matin, c’est pire que les aut’jours, j’sais pas c’qu’il a …Ses examens, ils sont derrière lui ; d’accord, les résultats, ils sont devant mais bof, il s’en tire à peu près, l’est pas si amputé qu’ça, mon grand frère…
Alors, c’est le gel, c’est ça, c’est le gel : ça lui glace les veines et ça limite ses conneries de débile, du genre de me détraquer la télé quand c’est Harry Potter au box-office familial, quel con ! Et dire que les vacances de Noël sont commencées depuis deux jours, tu parles d’une trêve …Depuis qu’il a mis sa tronche hors de son sac à dormir, il a les nerfs à fleur de peau. On dit ça, à fleur de peau. Moi je dis que ses nerfs, ils sont en dehors de sa peau. J’sais pas c’qu’il fume en c’moment , - pas les grandes feuilles vertes parce que j’ai oublié de leur donner leur bistouille -, mais ses nerfs, ils batifolent comme des fils électriques qui sauraient pas quelle ampoule allumer. Moi, je fais semblant de rien, j’hésite entre devenir l’homme, le seul, l’unique qui descend pas du singe et qui sait le prouver ou l’homme perdu dans la foule, qui descend du singe, mais qui sait pas le prouver non plus. Tout ça, ça occupe mon univers et ça me glisse des satellites dans la tête…Bientôt dix ans au compteur, et pour l’occasion, j’voudrais des évidences …
- Et alors, sac à puces, t’as encore bouffé tous les corn-flakes, tu veux devenir le plus gros mangeur de pétales, c’est ça, du con ?
Il dit ça et il regarde Siloa ; Siloa, il comprend tout, ses bronchioles lui soufflent les nouvelles du monde et je vois bien qu’il pressent du roussi, de l’étrange. Je vois ça dans ses yeux, plus visqueux, plus concentrés …
- Non, non, tu vas pas déguster Siloa, que je lui hurle, en me déscotchant le cul de la chaise, comme pour mieux appuyer mon opposition, c’est mon poisson, c’est mon poisson !
- Ouais ouais, t’as peur hein, que ton grand frère, il devienne le- grand- frère- qui- a- mangé- le- petit- poisson- rouge et il se met à chanter cette chanson de coincés comme un petit poisson …Hein ?
Et quand il vomit ces mots-là, Vivien, ses yeux sont pleins de vérités, et de grandes, de très grandes capacités. Effrayant, vous devriez voir ça, effrayant !
Là-dessus, mécontent de pas m’emmerder assez, il déplie ses dix doigts en éventail et s’approche de la mappemonde de Siloa !
- Non, non, pas Siloa ! Pas mon poisson, pas mon poisson !
Siloa, il a entendu qu’il se passait quelque chose et de derrière sa vitre, la scène doit être horrible, j’vous dis pas ; alors, malin comme il est, il se cache derrière le mur de légos et d’algues en thermodurcissables, ça le protège.
- ça va, ça va, du con, bafouille pas comme ça, je te le laisse, ton ver de terre gonflé de bave de crapaud …J’ai mieux qu’ça à faire, bien mieux qu’ça, p’tit frère, crois-moi ! Ton prochain livre des records, tu voudras dormir avec lui, manger avec lui… ! Hé hé hé !
- Pourquoi, pourquoi, dis-moi pourquoi ?
Alors Vivien, fort de ses élucubrations, il saute comme un kangourou qu’aurait gagné une médaille aux jeux olympiques d’hiver et il tournicote sur lui-même, pffff, impossible de vous décrire la scène…Dire qu’il s’agace ainsi, sans rien dans le corps, ni fumée de feuilles vertes, ni fumée des bars à chicha…Au passage, il happe une pomme et, tout en mordillant dans le fruit vert, il postillonne :
- Tu verras, tu verras, qui vivra verra, qui vivra verra …
Puis, il s’engonce dans sa grosse veste en jeans, celle avec de la fourrure O’Neil, à l’intérieur. ..
A la radio, on parle d’un accord sur une haute montagne, des accords lors des sommets de Cancun, qu’ils disent...La pollution polluera moins, si je comprends bien ! On parle aussi de désaccord entre les nordistes et les sudistes, c’est très compliqué, je ne comprends pas tout ! Ils font des réunions, des assemblées et tout ça pour pouvoir mettre le même prix sur les sachets de frites à la sauce andalouse ! Il paraît même que faute de gouvernement authentique, le prix du spéculoos est en chute libre, les chinois se tâtent…Enfin, si je comprends bien, c’est plus ou moins ça qu’il se passe, à peu de choses près …
Vivien s’en va. Avec lui, il n’emporte pas que des volutes de mystère, il tient un gros sac de toile noire, avec dessus, des petites étoiles jaunes et rouges. Lourd ce sac, c’est certain. Le grand frère, il a l’air de boîter, il penche comme la tour de Pise, tellement ça pèse du plomb, au bout de son bras.
Bing bing bing bing, c’est un sms. Irrité – il déteste qu’on coupe ses élans, mon grand frère - , il lit le message et tape quelques lettres aussi vite qu’une riposte d’un soldat de l’armée rouge : deux, trois tout au plus ..Donc, ça donnerait quelque chose comme oui, non, ok…
Vivien, il est comme ça, des grands gestes, des mots qui claquent, avec jusqu’au bout des ongles, des suppositions de science-fiction. Je l’ai déjà vu partir comme ça, avec du pétrole à flamber dans le creux de l’estomac. Et le soir, il revient, tout calmé, il lance un sachet decuberdons sur la table, c’est sa façon à lui de nous offrir des fleurs, aux vieux et à moi…Les vieux disent que c’est normal, que ça passera, que ça s’appelle la cris’d’ado…Bien sûr, c’est pour ça qu’il y est toujours, sur mon dos, et sur celui de Siloa ! Les hautes martiennes qui se chauffent en-dessous des lampes économiques, c’est quand même moi qui dois les arroser…Mais je dis rien aux vieux, je sens bien qu’ils en feraient une affaire personnelle …Et puis pour eux, ce qui importe, ce sont les résultats solaires, ceux qui brillent le plus, alors …
Et le Vivien, il file, lourd de son sac et de ce je-ne-sais-quoi-d’autre-dans-sa-tête, jusqu’au coin de la rue, à deux pas de la grande chaussée. Là, entre Le Subway et La Bécasse, un autre sac de toile noire, avec aussi des étoiles jaunes et rouges, attend. A sa droite, Sabri, planté là de toute sa hauteur et de son paquet d’intelligence emballé comme un cadeau d’anniversaire…Sabri, c’est un des meilleurs potes de mon grand frère, on dirait des faux jumeaux. Si l’amitié c’était un piano, les touches noires, ce seraient Sabri et les touches blanches, ce seraient Vivien, rien qu’ça, c’est dire !
- Salut !
- Salut ! T’as pas envie de dégueuler, toi ?
- Bof, je n’ai croqué qu’une pomme, avec un trognon d’imagination, j’pourrais vomir du calva…Si seul’ment mon usine pouvait si bien turbiner !
- Toi t’as l’air vachement décontracté ! Moi, j’commence à avoir les clopes ! T’as écouté les infos, c’matin ? Y’a rien qui bouge depuis trois jours, rien de rien, statu quo, mon vieux…
- Ouais, une bande de crogneugneux, j’te dis pas !
- Pffff, fais pas chaud en plus ici, un d’ces courants d’air, pffff !
- T’inquiète, dans quelques instants, on va s’éclater, ça va péter et en disant ça, Vivien, il s’invente un air de dur et il tape un coup d’pied dans son sac…
Un brouillard londonien stagne sur la capitale européenne, on se croirait dans un roman de Charles Dickens …Les néons de la ville, habillés en lumières de réveillon, font oublier aux passants l’ambiance anecdotique et surréaliste qui couronne ce gentil royaume.
- N’dis pas d’conneries, c’est du sérieux, ‘joud’hui pour nous trois !
- Tiens, v’là l’troisième, justement, c’est la vieille fiat uno de la mémé …Si elle savait ça, la mémé de Doriane, elle qui me prend pour le p’tit gendre idéal…
A présent, ils sont trois dans le vent, une fille, et deux garçons. Sur la banquette arrière, à côté de Sabri, un sac de toile avec dessus, devinez quoi ? Des étoiles jaunes et rouges, gagné ! Vivien, il bise Doriane d’une façon plus mouillée que Sabri, il a le droit, c’est sa meuf du mois. Et qu’est-ce qu’elle a gagné, la meuf du mois de mon grand frère ? Et bien …Elle a gagné un ticket pour piquer la carriole de sa mémé …et tout ça, pour …pour …. ? Là, faudra attendre un p’tit peu mais j’vous raconte, promis, juré !
Les trams avancent comme des crabes, avec dedans, de la chair d’humains, c’est comme ça tous les matins. Sur les vitrines, des couleurs vertes, rouges et blanches. On devine des Pères Noël, de la neige et des sapins …
- T’as eu facile, pour piquer les clés ?
Doriane hausse les épaules, l’air de s’en foutre. Les lèvres boudeuses et le front crispé, ça lui donne une allure de femme, ça lui va bien.
- T’aurais pas pu mettre un jeans, par hasard ? Tu sauras courir, avec cette jupe, rouge en plus ? Une jupe rouge !
- ben quoi, on est patriotique ou on ne l’est pas, au point où on en est !
Vivien, il dit ça pour se moquer, pour détendre l’atmosphère. Il est assis devant, justement parce qu’il l’avait vue, cette jupe et qu’il voulait éviter à Sabri, des mouvements impromptus, incontrôlables…
- ça craint ! Sabri, il dit ça comme ça, juste pour meubler l’espace…
Doriane prend un air intéressé, un air d’adulte qui annonce une situation importante style on se marie, on divorce, on déménage et dit :
- Au cas où ça vous dit, tout est en ordre !
- ben oui, j’ai capté ton sms , cinq sur cinq, j’ai même répondu …
- Tout, t’es sûre, s’inquiète Sabri ?Ils seront là où ils doivent être ?
- Oui, le réceptionniste a lâché tout l’morceau hier soir, son seul remords était que je n’suis pas majeur, alors …
- Il a tout craché ?
- Tout, les horaires, le nombre de ceci, le nombre de cela, et, cerise sur le gâteau, il m’a même spécifié le menu, de l’apéro jusqu’au dessert, l’imbécile ! Donc, tout est comme prévu, tout est comme dans not’répèt’ de l’aut’soir !
- Putain, le fumier ! Et qu’est-ce que t’as r’ssenti, toi, en t’envoyant en l’air juste comme ça, pour la gloire ? Avec un ducon en costumes –cravates-cheveux laqués ?
- Du patriotisme, voyons, du patriotisme ! Monsieur Fontignies l’a dit des centaines de fois, « Les enfants, soyez patriotes, toujours » !
Et Doriane, elle dit ça avec du sucre dans la bouche, pour faire saliver Vivien ; les filles, c’est comme ça, elles aiment nous faire bisquer, juste pour constater la météo de nos sentiments …
- Pffffff !
Sabri s’éclate de rire et pour amortir le bruit, il se fourre le nez dans un des sacs en toile noire…
C’est comme ça qu’on écrit l’histoire, qu’ils disent souvent les vieux et toutes les autres bouches savantes qui nous racontent le pourquoi et le comment des choses. De Vivien, Doriane et Sabri, on en parlera aussi, plus tard. Et pour longtemps …
Tiens, faut que j’vous dise…Vivien, cette nuit, il chuchotait dans le téléphone et il dessinait de grands gestes dans le noir de la nuit, comme si l’autre enfoiré, au bout des ondes, il le voyait…L’autre, cétait Sabri, il me semble …
Toutes ces paroles de hauts dignitaires et de généraux d’armée, ça m’a élargi les rêves et pour un peu, je me suis senti fier d’être le petit frère d’un mec qui planifiait des projets …
Parmi tous les autres, des mots relevaient la tête : politique, Muette de Portici, monsieur Fontignies, livre des records, solution, patriotisme et, il faut en finir avec tout ça ! Solution, j’sais pas trop si j’dois le mettre au singulier ou au pluriel et de toute façon, avec les autres mots autour, c’est assez grave comme ça, il me semble.
Dans la bagnole, ça parle, ça suppose ; ça se tord aussi, du côté des boyaux. Ils ont beau étudier le latin, l’histoire, la géographie, ils ont beau être les loupiotes d’apprentis-journalistes d’un mensuel appelé Pour que le Jour se lève, la perspective de mots comme solution et patriotisme, ça craint !
- Elle connaît pas le gps, ta mémé ?
- Ma mémé, elle ne court pas après les révolutionnaires, elle, donc, ça limite ses territoires ! D’toute façon, on arrive à la planque !
- Arrête la radio alors, ça me distrait, j’ai besoin de faire le vide en moi…Vous n’avez pas oublié vos rôles, vous deux ?
- T’in-qui-è-teeee articule Sabri, j’connais la séquence par cœur ! Sauf si ces crabes décident de ronfler dans une aut’salle …
Et, continue-t-il en soupirant, dire que tous ces paumés qu’on croise vont bosser et que nous au lieu d’ça, on …
- Faut bien qu’ils paient leurs impôts, lui dit Vivien en interrompant son pote…
- Voilà, stop, on s’gare ici, comme prévu, l’hôtel est juste là, plus loin …
- Vous croyez qu’ils sont déjà tous arrivés ?
Doriane hausse les épaules et dit :
- Des mecs avec des dossiers pleins les bras, ça porte une horloge dans la boîte crânienne, t’inquiète va, Sabri d’mon cœur …
Avec des gestes qui suent la peur et tout ce qui va avec, Sabri ouvre les trois sacs et commencent sa distribution de chocolateries, une artillerie de seconde main…
- Mitaines ! Et, dans un geste stéréotypé, il donne aux deux autres des mitaines jaunes.
- Youyou, fun, fun, fun, lance Vivien, avec un air enragé et un rire sarcastique, je vois déjà la tronche de monsieur Fontignies, demain, quand il lira le journal !
- Cagoules ! Et ils enfilent sur leur tête, allumée de révolutions, de rêves de toutes sortes, un gros lainage rouge, avec juste deux orifices qui laissent percer leurs yeux gonflés d’insolence, d’horizons lointains, de pirates dans les îles aux trésors.
- Canons ! Là, ça fait boum dans le cœur des trois amis et ils prennent chacun entre leurs mitaines une arme de ducasse, une arme lourde mais noire, d’un noir- charbon- de- la- période- industrielle- qui- vomissait- du- charbon- noir- et- du- pain- avec- de- la- mie.
- Casquettes ! Et en arrière la penne ! Faut assurer !
A ce moment-là, mon grand frère, sa meuf et leur pote, ils ont comme des cailloux en travers de leur gorge, ça leur racle le gosier, ça les empêche de saliver. Dessous les cagoules et les pennes, la sueur perle.
A suivre demain...
Carine-Laure Desguin
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