Texte 4 du concours
NOS TOUTES PETITES VIES -
- La compagnie vous souhaite un bon vol, Monsieur Bredoux.
J’esquisse un sourire à l’hôtesse, un sourire chargé de fatigues. Et je vais me perdre un peu plus loin. Je déteste Orly. La grande horloge murale me rappelle que mon estomac crie famine depuis plus d’une heure. Mais je ne l’entends pas. Je suis ailleurs. Au plus profond de ma toute petite vie. Une lassitude au coin des yeux. J’ai acheté un billet pour le premier vol disponible, la Norvège. N’importe quoi. Encore une heure d’attente. Alors je fais le point, je m’interroge sur cette existence éparpillée qui est la mienne, cette succession de jours dénués de tout sens. Objectif numéro un : quitter Paris. Changer d’air.
Autour de moi, la salle de transit n’en finit pas de s’emplir et se désemplir. Observateur discret, je deviens le témoin de scènes impossibles où jouent des personnages rocambolesques. La vie est un théâtre. Je regarde vivre, ou survivre les gens. Manège incohérent de voyageurs colorés et de businessmen cravatés jusqu’à l’étranglement. Et tous ces anonymes qui palabrent trop fort, qui s’esclaffent. Qui s’embrassent…
Sur la banquette en face de moi, une jeune femme perdue dans son roman n’a plus tourné sa page depuis vingt bonnes minutes. Son regard égaré ne semble plus savoir ce qu’elle attend. Mais son portable retentit, et la voilà qui ressuscite. Elle se redresse, replace une mèche de ses cheveux, réanime son sourire et se regonfle d’un peu d’espoir. Je souris malgré moi. Le bonheur la rend jolie.
Mais rapidement, son regard semble s’interroger. Apparemment, la conversation prend une tournure inattendue, et voilà son visage qui à nouveau se fane. Son corps se courbe. Les mots qu’elle entend la giflent de plein fouet, l’anéantissent. La jolie mèche lui retombe sur le visage. Interdite, elle tente quelques interjections, ose une ou deux questions, mais l’interlocuteur s’en est allé, au bout du fil, au bout du monde. Et le temps d’un sanglot, c’est sa planète entière qui s’effondre sous ses pieds. Son portable lui échappe des mains, glisse sur le sol. Je devine son âme hurler en elle des années de détresse. Et ce cri silencieux lui oppresse la poitrine, la fige hors du temps. Et si personne dans cet aéroport ne semble prêter attention au cataclysme de cette femme, moi c’est tout mon être qui s’en ressent secoué. Que dire ? Que faire ?
Inquiet, je m’approche d’elle timidement.
- Madame ?... Tenez, votre portable.
Mais elle tourne vers moi un regard de fin du monde.
- Vous… Vous allez bien ? Vous voulez vous asseoir ?
Ses yeux ne savent que répondre. Elle est perdue dans son chagrin. Alors je déploie toute ma gentillesse pour tempérer sa douleur.
- Allons, venez vous asseoir, je vous en prie… Vous avez besoin d’un bon café, me semble-t-il…
Et la pauvre se laisse guider vers la cafétéria. Son corps est si tremblant. Je l’installe à une petite table près de la fenêtre, et m’occupe d’elle avec compassion. Il lui faut plusieurs minutes pour s’apaiser, et enfin se permettre un large soupir. Et quand sa voix fragile se fait entendre, c’est de moi dont elle s’inquiète :
- Mais… Je vous ennuie, je vous retiens, ici… Vous avez certainement un avion à prendre ?
Je lui souris tendrement et lui indique du bout du nez un avion qui s’éloigne de sa piste d’envol.
- Oui, j’avais ! Voyez là-bas cet airbus… Et bien avec un peu de recul, je n’ai finalement aucune envie de me rendre en Norvège. Merci donc pour ce détournement bien opportun.
Son regard s’est figé dans le mien. Son étonnement, cette petite gêne timide, son silence éloquent, redonnent à son visage un peu de vie.
- Mais vous, lui demandai-je enfin, vous allez mieux ? Vous allez bien ?
Et après un petit haussement d’épaules, elle me raconte les derniers chapitres de sa toute petite vie… Un enchevêtrement de catastrophes, un sac de nœuds… Et pour couronner le tout, un compagnon absent, égoïste, lâche, qui l’abandonne par téléphone, en plein aéroport… Un compagnon en qui elle croyait de moins en moins, mais auquel elle s’accrochait éperdument comme à une bouée de sauvetage… Mais bien sûr elle savait, la noyade était inévitable.
Voilà, tout est dit. Elle me regarde avec un petit sourire triste, et se soulage sur son thé à moitié froid.
Je la regarde. Troublé d’entendre le récit d’une vie qui ressemble à la mienne. Comme je comprends son désarroi. Je lui fais part de ce curieux hasard, et lui raconte à mon tour mes déboires. Elle m’écoute, comme jamais personne ne m’avait écouté auparavant.
Valérie. Elle s’appelle Valérie. Elle habite Paris, elle aussi. Nous parlons jusque bien tard, sans nous soucier du temps qui passe.
Cet été-là, bien sûr, Valérie n’est pas partie en vacances pour la Corse, et je n’ai jamais été en Norvège. Nous sommes restés à Paris, nous avons pris soin l’un de l’autre. Montmartre et les jardins du Luxembourg n’avaient plus aucun secret pour nous. Nous y avons appris à nous connaître, à nous faire du bien, et nous sommes devenus de vrais amis. Peu à peu, nos toutes petites vies se sont mises à respirer, à s’épanouir. Nous sommes redevenus confiants face à nos existences, et les jours se sont mis à couler de façon plus heureuse. Le temps a fait le reste.
Orly. Juillet 2012. Aujourd’hui, un petit gaillard en salopette nous tient la main. Valérie et moi nous regardons d’un sourire tendre et complice. Je l’observe du coin du cœur avec un amour infini, et lui caresse ses jolies mèches blondes qui volent à tout vent. La vie est surprenante. Et j’aime Orly…