"Une jupe de grand couturier", une nouvelle de Micheline Boland
UNE ROBE DE GRAND COUTURIER
Jeannot entendit un bruit de pas. Il était accroupi occupé à examiner un criquet. Il se redressa. Une jeune fille se trouvait à quelques pas de lui. Elle passait le petit pont de pierre. Elle était blonde, portait une robe de pétales et d'herbes, ainsi qu'un canotier de feuilles. Quand elle eut atteint l'autre côté du pont, elle disparut dans une sorte de brume. Il regretta de ne pas l'avoir mieux regardée tant il était absorbé par le criquet. Un peu plus tard, il regretta de ne pas l'avoir appelée, de ne pas avoir couru pour la rejoindre.
Longtemps, Jeannot garda d'elle cette image. Des pétales de toutes les couleurs, de longues herbes tressées, des feuilles assemblées pour faire un joli chapeau.
Jeannot rentra chez lui. Comme à leur habitude, ses parents étaient occupés à coudre. Ils cousaient pour tous les gens importants de la région, les châtelains, le notaire, le médecin, mais aussi pour des gens moins connus qui fêtaient simplement un événement particulier comme des fiançailles, un mariage, un baptême ou un anniversaire. Ils confectionnaient des jupes, des robes, des chemises, des pantalons, des boléros et aussi des capes, des manteaux, des vestes.
Jeannot grandit. Il termina l'école primaire et fit un premier cycle d'études secondaires. Il devint un adolescent sage. Il apprit tout d'abord sur le tas le métier de ses parents qui le moment venu le jugèrent prêt à effectuer le grand saut et l'envoyèrent à la capitale pour peaufiner son art dans une maison renommée. Jeannot entra chez Dodo Banel, le célèbre couturier qui avait ouvert une maison sur un grand boulevard. Tout en jouant les petites mains, Jeannot découvrit les secrets de la passementerie, de l'élégance, du style, du mélange des couleurs et des matières.
Un jour, Dodo Banel réunit tout le personnel et annonça : "Je commence à me faire vieux. Il me faut penser à la relève pour qu'aucune de mes techniques ne se perde. Je prendrai comme associé, celui d'entre vous, qui parviendra à m'étonner en présentant une robe exceptionnelle, digne de ma griffe. Vous avez deux ans pour vous préparer à ce défit."
Jeannot qui était le dernier arrivé, se réjouit qu'une telle opportunité lui soit offerte. Chaque soir, il s'endormait en pensant à la robe de pétales et d'herbes de ses onze ans ! Chaque week-end, il faisait sécher et dessinait des pétales et des herbes. Enfin, il se mit au travail. Il découpa dans des étoffes légères de couleurs variées une multitude de pétales. Pétales de roses, de dahlias, de bleuets, de coquelicots, de lys, de fuchsias… Puis dans des mousselines vertes, il coupa des herbes longues. Il tressa ces minces lanières de tissu. Cela lui occupa tant de samedis et tant de dimanches qu'il ne voyait plus guère Chloé, sa voisine, dont il était amoureux depuis la fin de son enfance. Il s'en excusa, il lui dit qu'il était sur un projet magnifique. Il prit ensuite un temps considérable à trouver la soie blanche qu'il allait tailler et sur laquelle il allait coudre ses pétales ainsi que les tresses vertes qu'il avait préparées.
Quand il eut terminé son ouvrage, Jeannot alla jusqu'au petit pont de pierre. Il ferma les yeux et toute la scène de son enfance lui revint en mémoire avec une précision extrême. Il rentra chez lui et fit quelques corrections à son œuvre. Là il permuta deux pétales, là il ajouta des tresses d'herbes. Alors que cela n'était pas demandé, il réalisa le chapeau de feuilles. Mousseline et tissu cloqué furent les matières de base.
Puis, il attendit, attendit, attendit. Il lui en fallait de la patience. Enfin, Dodo Banel, retint une date pour la présentation. Ce jour-là, Jeannot avait le cœur battant et les mains moites. Ce jour-là, il crut défaillir quand Dodo Banel annonça le résultat. Il était le gagnant et en avait le souffle coupé.
Plus tard, Dodo Banel, lui confia, que quinze ans plus tôt, il avait conçu le même type de robe, une robe de pétales et d'herbes tressées pour un jeune mannequin dont il était follement amoureux. Hélas, la belle ne la porta qu'une fois ! Elle quitta la maison Dodo Banel pour épouser un homme riche qui l'emmenait de cocktail en cocktail, de vernissage et vernissage, de fête en fête. Elle dit à Dodo que ce n'était pas la peine de la courtiser ni de lui offrir des robes. Il était trop âgé, trop occupé par ses affaires et surtout il accordait moins d'importance à elle qu'à sa carrière. Quelques mois après son mariage, le bolide, piloté par son époux, alla se fracasser contre un platane. Ni elle ni son mari ne survécurent à cet accident. Des sanglots dans la voix, Dodo Banel ajouta que depuis sa mort, la jeune femme lui apparaissait régulièrement en songe mais que cela ne calmait pas sa souffrance. Il ne cessait de se culpabiliser et de penser que s'il était parvenu à la conquérir, elle ne serait pas décédée. Dodo Banel dit encore qu'elle restait, pour lui, une muse secrète et fort précieuse.
Jeannot vit dans cette histoire une sorte de leçon. Il fit une déclaration enflammée à Chloé, sa jolie voisine et l'intéressa peu à peu à son art de la couture. Il fut heureux en amour comme il l'était professionnellement.
Micheline Boland
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