Une nouvelle de Philippe Wolfenberg, "les lumières de la nuit"
“Les lumières dans la nuit”
Nouvelle extraite du recueil "Les états d’âme de la lune et du soleil",
à paraître chez Chloé des lys
Je me réveille en sursaut, le corps glacé et pourtant trempé de sueur, la tête douloureuse comme un lendemain de fête trop arrosée. Je me lève et jette un coup d’œil distrait par la fenêtre : c’est l’une de ces inoubliables – parce qu’assez rares – journées d’été qui commence. Ne serait-ce l’angoisse sourde qui m’étreint, je goûterais pleinement cet instant privilégié. Bien que j’en sois intimement convaincu (la force de l’habitude) j’examine le calendrier posé sur la console du palier. J’aurais aimé avoir tort. Hélas ! cette nuit, la lune sera pleine. Comme je voudrais revivre, ne fut-ce que dans mes rêves, le temps où tout était normal ! Mais c’est tellement loin, maintenant.
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Je prends une douche. Je ne sais si c’est l’effet de l’eau tiède sur ma peau mais je me sens mieux. Je devrais me réjouir ; néanmoins, il n’en est rien car, après tout, il ne s’agit que d’un bref moment de répit. Avant de sortir de la salle de bains, j’observe le reflet de mon visage dans le miroir et, par delà le regard de ce double qui me fait face, je cherche ce qui pourrait expliquer le cauchemar qui m’assaille régulièrement à la manière d’un cycle qu’on ne peut interrompre.
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La pendule de la cuisine indique six heures. Je me verse un verre d’eau que je vide d’un trait. L’envie de profiter de la fraîcheur matinale me conduit sur la terrasse. Je m’appuie à la rambarde et contemple la baie éclairée par le soleil naissant. Etrangement persuadé de la voir pour la dernière fois, j’en fixe les moindres détails dans ma mémoire. Soudain, une idée saugrenue – au premier abord – me traverse l’esprit : « Peut-on échapper à son destin ? » Je l’ai cru... Jusqu’à hier. Je regardais la photographie d’une jeune femme. L’éclat de son regard et la douceur mélancolique de son sourire étaient la promesse d’un impossible bonheur. La sonnerie du téléphone m’a brutalement arraché au souvenir d’une époque révolue et, par là même, idéalisée. J’ai décroché... C’était elle. Je ne me rappelle plus notre conversation sinon que nous avons rendez-vous ce soir.
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Je regagne la maison et me dirige vers mon bureau. J’allume l’ordinateur. Sur l’écran, apparaît le titre de mon prochain roman : « A la folie ». Mon éditeur est persuadé qu’il aura autant de succès que le précédent : « Je ne suis pas coupable ». Souvent, je me demande d’où me viennent cette imagination morbide et ce goût pour la violence qui hante mes écrits. C’est comme si, en moi, une entité occulte, contre laquelle je ne peux rien, tentait d’imposer sa volonté. Les mots se bousculent dans ma tête. Sur le clavier, mes doigts courent avec une rapidité inhabituelle. Sans que j’en sois vraiment instruit, chaque heure qui passe me rapproche de ce moment inéluctable et terrifiant qui voit s’allumer et s’éteindre, tel un stroboscope, les lumières dans la nuit. Je consulte ma montre… J’ai juste le temps de me changer.
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J’emprunte l’allée bordée de rosiers qui mène au garage. L’air embaume le gazon récemment coupé. Je sors la voiture et gagne la ville. La circulation est fluide ; il est encore tôt. Je ralentis afin de pouvoir admirer la mer dont les vagues, colorées d’or et d’argent en cette fin du jour, viennent mourir sur la plage. Une route étroite et sinueuse mène au sommet de la falaise. Je longe un mur en pierres avant d’arriver au portail dont les grilles ouvrent sur un immense jardin. Je me gare sous un bouquet de pins puis, sans hâte, pour prolonger ce sentiment unique qui précède toujours les plus beaux instants de l’existence, je marche vers la villa. Une délicieuse exaltation s’empare de moi lorsque j’appuie sur le bouton qui déclenche un joyeux carillon. Quelques secondes – une éternité – s’écoulent. La porte s’ouvre. Elle est devant moi. Elle est telle que par le passé. Non ! Elle est plus belle encore. Elle se jette dans mes bras et dépose un baiser sur ma bouche. Je frémis au contact de son corps. Le parfum de sa peau réveille des sensations que je croyais oubliées. Elle se détache de moi et, d’un sourire, m’invite à la suivre. Je suis le premier à rompre le silence.
Ton appel m’a surpris…
Je me doute… A vrai dire, j’ai beaucoup hésité… Lorsque nous nous sommes quittés, sur un dernier malentendu, je ne désirais rien d’autre que t’oublier… J’y étais parvenue, d’ailleurs… Jusqu’à ce que j’apprenne, il y a peu, ton succès littéraire… Pour lequel je voulais te complimenter…
A en juger par le luxe qui t’entoure, tu as tout aussi bien réussi dans ton domaine…
Je l’admets… Je possède un restaurant étoilé et la réputation de ma cuisine n’est plus à faire… Même à l’étranger…
Le chemin de la prospérité semble moins difficile à parcourir que celui du bonheur…
Il ne tient qu’à nous de rendre celui-ci davantage praticable…
Comment ?
En y marchant, de nouveau, côte à côte…
« One more time ! »
Non ?
Si ! Ce que nous avons vécu ensemble est une caution pour le futur… Du moins, j’ose l’espérer…
Moi aussi…
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Grisés par le plaisir des retrouvailles et par le champagne que nous avons bu, nous évoquons avec nostalgie les premières heures d’une relation qui nous a fusionnés à jamais. Elle se rapproche de moi, pose sa tête sur mon épaule et me fixe amoureusement. Je me perds alors dans l’immensité de ses yeux, sublimes et fascinantes obsidiennes marron, qui sont une porte vers l’autre monde... Celui où clignotent les lumières dans la nuit.
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Quand je reprends mes esprits, j’ai l’impression d’avoir erré longtemps dans les ténèbres. Les lueurs glauques qui déchiraient l’obscurité ont disparu. A genoux, au milieu de la chambre, je ne peux détourner mon regard du corps dévêtu qui gît, sans vie, au milieu des draps froissés. Dans ma main droite, je tiens toujours le poinçon maculé de sang qui m’a servi à tuer celle que je croyais être mon ange rédempteur. Ses yeux grands ouverts demandent pourquoi. Je ne sais pas ! J’ignore l’origine de la force irrépressible qui me pousse à commettre de telles atrocités. Contrairement aux autres fois, je ne ressens aucun soulagement. J’ai le sentiment d’avoir franchi une nouvelle étape... La dernière, peut-être. Je me redresse et dépose la tige d’acier acérée sur la table de chevet. Des larmes de dégoût et de désespoir coulent sur mon visage. Je retourne près d’elle. D’une main hésitante, je clos ses paupières puis je caresse doucement sa joue sur laquelle mes doigts laissent une marque sanglante.
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En sortant de la maison, je réalise que je viens de perdre la seule femme qui ait vraiment compté pour moi. A son contact, je croyais guérir. Mais, pour son malheur et pour le mien, je me suis trompé. Je monte dans ma voiture et démarre. Je manque d’emboutir une des grilles que le vent a fermée à moitié. Je rejoins la route mais, après le premier virage, je freine brusquement. Les pneus de la Viper crissent sur le gravier. Au loin, le soleil s’effondre dans les flots aux couleurs de crépuscule. Dans ma tête, la brume s’est dissipée. Tout est clair, à présent. Je sais ce qu’il me reste à faire. Un rire nerveux me secoue. C’est tellement simple ! Comment n’y ai-je pas songé plus tôt ? Je passe la première et donne un brusque coup d’accélérateur. La voiture bondit en avant, prend de la vitesse et fonce vers le vide. Sous le choc, la frêle barrière de bois vole en éclats. Par la vitre ouverte, je respire une dernière fois le vent du large chargé des subtiles fragrances océanes. Avant de m’écraser sur les rochers, quelques dizaines de mètres plus bas, j’ai le temps de penser que, si elle peut me pardonner le mal que je lui ai fait, nous allons être heureux là où je vais la rejoindre.
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Je me réveille en sursaut, le corps glacé et pourtant trempé de sueur, la tête douloureuse comme un lendemain de fête trop arrosée. Je me lève doucement pour ne pas réveiller la jeune femme qui dort paisiblement à mes côtés. Lorsque je m’apprête à franchir la porte-fenêtre qui donne sur la terrasse, sa voix ensommeillée me parvient.
Phil ?
Oui ?
Où vas-tu ?
Prendre l’air…
Tu as encore fait ce cauchemar ?
Ne t’inquiète pas…
Attends-moi… J’arrive…
Le vent du large atténue à peine cette chaleur moite qui annonce souvent les orages d’été. Je serre Alessia dans mes bras et plonge mon regard dans le sien.
Je ne te ferai jamais aucun mal…
Phil ! Je sais… La sortie imminente de ton livre te rend nerveux… Et son contenu influence ton inconscient…
Ca paraît toujours si réel…
Et pourtant, ça ne l’est pas… Au contraire de la passion qui anime notre couple…
Tu crois ?
Oui ! Il suffit de me laisser t’aimer et de m’aimer en retour pour que rien ne nous atteigne… Fais-moi confiance !
Comme je reste silencieux, elle m’embrasse avec sa fougue habituelle.
Toi et moi, Phil… Ces trois mots ont valeur de promesse…
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Tandis qu’Alessia se cramponne à moi pour mieux me convaincre de sa foi en notre bonne fortune, dans le firmament, les étoiles sont une infinité de lumières qui brillent dans la nuit.
Philippe WOLFENBERG
Vous retrouverez son interview sous http://www.passion-creatrice.com/article-philippe-wolfenberg-l-ecriture-est-gravure-d-emotions-de-sentiments-et-de-souvenirs-sur-le-papie-104531813.html