"Hashtag futurs suicidés" : une nouvelle signée Carine-Laure Desguin

Publié le par christine brunet /aloys

Hashtag futurs suicidés

 

   Charleroi, quai Arthur Rimbaud. Entre le centre culturel Quai 10 et la Sambre, trente-trois quidams inscrits à un premier atelier insolite attendent avec impatience les directives de Charlie, l’animateur employé par la Ville pour cette occasion. Un succès cet évènement, se dit celui-ci en jetant un regard circulaire vers les eaux sales de la Sambre, un putain de succès. Un troupeau par semaine et ce sera du tout cuit pour moi, yeees. Un contrat à durée indéterminée, yeees. 

   Le poète maudit qui a laissé quelques traces ici même à Charleroi ne s'est pas suicidé et c’est bien dommage vu notre situation, lâche d’entrée de jeu, Jérôme (vingt-cinq, informaticien, célibataire) après avoir demandé s’il était bien à la bonne « adresse », quai Arthur Rimbaud. Les trente-deux autres individus de ce groupe hybride opinent de la tête. On aurait plébiscité ce modèle idéal, continue Jérôme. Bah, la Sambre est là, juste en face de nous, rétorque Mathias (trente-neuf ans, enseignant, marié à Isabelle, présente elle aussi à cet atelier), y’a plus qu’à plonger. Et pourquoi il a pas mouillé son maillot, le Rimbaud ? 

   C’est parfait pense Charlie, ça démarre fort, ils sont tous motivés, gonflés un max et plein d’enthousiasme gravos pour le sujet. Et tout en poésie avec ça. Stupéfiant vu le thème de cet atelier. Tous des défaitistes en puissance. Fallait s’en douter, rien de rose au Pays Noir. Sur ces belles paroles, Charlie rebondit : « Alors bonjour à tous, j’espère que vous n’êtes pas armés, pas de fusil ni de révolver, pas de canon ou explosif quelconque, et aucune arme blanche, comme stipulé dans les consignes envoyées par mail hier matin. Surtout pas de passage à l’acte avant mon signal, si signal il y aura après délibération du jury. Et aussi, dernier avertissement, n’espérez pas mettre une seule patte sur une mine antipersonnel, nous sommes à Charleroi, c’est pas une république bananière, c’est le Pays Noir. Avant d’avancer dans ce projet, j’aimerais qu’on discute de vos motivations. Je ne voudrais pas que vous passiez à l’acte et puis que vous le regrettiez, ah ah ah ». De petits braiments fusent de part et d’autre. L’humour, lui, n’est pas encore mort, pense Charlie, c’est parfait. Et bien au contraire d’après ce qu’il entend à présent. 

     — Nous sommes trente-trois, ça commence bien ! ânonne sur un ton décalé Fabrizio (cinquante-six ans, « démullisseur » d’os d’ânes, veuf depuis dix jours).

     — Ah, et pourquoi ça ? demande Angéla (septante-huit ans, retraitée, divorcée depuis deux heures). 

     — Ben trente-trois, comme le Christ. Il avait pas trente-trois balais quand il est mort raide crucifié, le prénommé Jésus ? intervient du tac au tac Helmut (quarante-neuf ans, au chômage depuis vingt ans, séparé).

  • Alors on pourrait pas passer aux choses sérieuses ? Charlie demande nos motivations,

allons-y, déballons-les ! Y’en a marre de glander comme ça et en plus, la météo annonce de la pluie pour quinze heures. Je veux crever le plus vite possible car vivre coûte la peau des fesses. Y’en a marre d’allonger des biftons pour ces fainéants du gouvernement qui ne pondent que des idées à chier. Voilà, c’est dit (Chris, trente-huit ans, ex-postulant pour animer cet atelier).

  • Oui, le gars au chapeau de cow-boy a raison, et surtout qu’avec nos tunes, ces pourris

se paient des vacances au soleil, je voulais juste ajouter ça (Gaby, trente-sept ans, esthéti-chienne dans une maison zoo-médicale).

  • Ben moi, ma femme s’est fait la malle. Partie comme ça, sans aucune valise, un matin 

de printemps quand les prunus des voisins venaient de montrer leurs premières fleurs. Impossible de vivre sans elle. La machine à café, la machine à lessiver, le séchoir et la bouilloire électriques et tout ça, j’arrive pas à les mettre en route. Et les plaques vitrocéramiques, c’est trop dangereux pour moi (Jean, soixante ans, échevin des travaux).

  • Mon voisin refuse de couper sa haie, plus un seul rayon de soleil n’apparaît dans ma 

cour, que de l’ombre toujours de l’ombre. Je me dis que là-haut je baignerai dans un océan de soleil pour l’éternité (Jeannine, trente-neuf ans, mannequin et doublure de Maryline Monroe, future pensionnée).

  • Mon mari est mort depuis deux ans et ses ronflements, je les entends encore, ça 

chamboule mes neurones. C’est inhumain de vivre comme ça. Le rejoindre lui et ses ronflements, c’est mon plus cher désir (Victor, coiffeur, vingt-deux ans, veuf de Taylor). 

  • Titus, mon chat d’amour, s’est jeté par la fenêtre de mon appartement social, un samedi 

matin par temps de pluie. Du dixième étage. Il n’a laissé aucune lettre à sa maman pour justifier son geste (Amandine, septante-quatre ans, madame pipi à la gare de Charleroi).  

  •  Je suis un rejeté de l’euthanasie. Mes motivations n’étaient pas assez stupéfiantes, 

d’après les toubibs qui se sont épanchés sur mon cas. Je pouvais réintroduire un dossier. J’ai préféré m’inscrire à cet atelier. C’était plus sécurisant (Anatole, ignorant de sa date de naissance, éleveur de mulets en Algérie, venu à Charleroi pour l’occasion).

  • Avant-hier ma femme revient à la maison avec des cheveux rouges. Je la préférais en 

rétroversion verte. Ma femme est têtue comme un mulet (Sanson, nonante-neuf ans, chanteur). 

 

Ouais. À vous entendre, l’émotion m’étreint. S’il n’y avait que moi, vous passeriez tous la seconde étape. 

  •  Je serai sélectionnée ? Car dans le cas contraire, je me pends, mon métier tend à 

disparaître (Huguette, trente-sept ans, cordelière). 

  Écrivez-moi cela noir sur blanc. Sans fioriture. Le jury sera sensible en lisant vos motivations, croyez-moi. Et lorsque les membres du jury, c’est-à-dire les élus de la Ville, auront délibéré lors du prochain conseil communal ce lundi soir, vous serez contacté personnellement. 

   À ce moment précis, un énorme « plouf » se fait entendre et des éclaboussures atteignent plusieurs postulants du troupeau. 

  • Ben oui, il ne sait ni lire ni écrire, le pauvre. C’est trop injuste quand même. Du coup, 

il n’a fait ni une ni deux. Il a préféré plonger et donner son corps à la Sambre (Kaliméro, cinquante-quatre ans, porte-parole des cas désespérés). 

 

Carine-Laure Desguin

 http://carineldesguin.canalblog.com

 

Publié dans Nouvelle

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E
Et comme bien souvent,, je ne le vois qu'aujourd'hui, ce superbe et angoissant brain-storming ! Merci pour ces personnages largués :)
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M
J'ai beaucoup aimé, Carine-Laure. D'autant plus que je suis carolo !
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C
Merci Micheline! En effet, des lieux que l'on connaît. Excellent we et gros bisous.
P
J'adore! <br /> Ils se sont enfui d'un de tes livres ceux-là 🤪!!!!
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C
Tout comme Balzac, je leur parle beaucoup alors forcément à un certain moment, ils en ont marre de m'écouter et s'échappent.
A
De l'humour noir ? J'adore ! alors je dis comme Philippe : une autre ! une autre... !
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P
On ne l'arrête plus, notre Carine-Laure ! Alors, comme dans les concerts, je crie : "Une autre, une autre...!"
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C
Ah ah merci cher Phil, je suis hyperactive à certaine période. Belle journée à toi et déjà très heureuse fête (pour dimanche, j'anticipe).