Tremblement de terre, un texte signé Micheline Boland
TREMBLEMENT DE TERRE
Mathilde est lasse de tout. De Jean, cet époux un peu plus âgé qu'elle auprès duquel elle vit depuis plus de trente ans. De cette villa dans ce quartier sans histoire où elle demeure depuis plus de vingt-cinq ans. Lasse des gestes répétitifs, des meubles dont elle connaît chaque détail, de cet homme dont elle connaît tous les tics, dont elle prévoit tous les choix, de ces voisins dont les sujets de conversation sont presque toujours pareils : enfants, jardins, vacances, placements.
Mathilde regarde son mari. Elle lui propose de prendre une collation en cet après-midi d'automne. Café ou thé ? Thé vert, elle en était certaine. Chocolat ou cake ? Cake aux fruits confits, sans hésitation. Il conclut : "C'est une excellente idée, ma biche." Une phrase toute faite, un surnom qui ne plaît plus à Mathilde. Il y a longtemps qu'elle n'a plus la grâce d'une biche, qu'elle court à petits pas, que son regard est moins vif que lorsqu'elle a rencontré Jean.
Le téléphone sonne. Mathilde va machinalement décrocher. À cette heure c'est peut-être sa fille qui va bientôt rechercher les jumeaux à l'école ou son amie Paulette ou une erreur, voire pire un appel publicitaire ou un sondage. Eh bien non, c'est une bonne nouvelle. En participant au concours shampoing-douceur, elle a gagné un voyage d'une semaine pour deux sur une île paradisiaque.
Jean il a horreur des voyages, de l'avion, de l'exotisme. Il ne se sent bien que chez lui ou à la Côte. "Va avec Michèle, ta filleule, ma biche. Ça lui changera les idées après le départ de son mari et puis elle parle plusieurs langues ! Huit jours, ce n'est pas la mer à boire. Le surgélateur est bien garni, je me débrouillerai."
Mathilde part en vacances avec sa filleule. C'est la première fois qu'elle va si loin. De temps à autre dans sa chambre de rêve, sur son île de rêve, grâce aux satellites, elle écoute le journal télévisé d'un pays frontalier au sien. C'est ainsi qu'elle apprend qu'il y a eu un tremblement de terre dans la région où elle habite. Il y a eu quelques vitres brisées, quelques murs fissurés, quelques blessés légers. Elle pense aussitôt à Jean, aux voisins, au quartier.
Bien vite, Mathilde tente de téléphoner chez elle, chez des voisins mais toutes les lignes du secteur sont en dérangement. Elle fait part de ses inquiétudes à sa filleule. Celle-ci la rassure comme elle peut, affirmant que si c'était vraiment grave, elle aurait eu des nouvelles par l'intermédiaire de l'agence de voyage.
Des pensées parasites viennent gâcher les heures qui suivent. Mathilde téléphone à des cousins qui habitent à l'autre bout du pays. Selon eux, il s'agissait d'un tremblement de terre de peu d'amplitude. Aucun blessé grave, aucun décès n'est à déplorer selon la presse écrite qu'ils viennent de lire et selon les informations diffusées lors du dernier journal radio.
Mathilde reste perturbée. Et si les problèmes cardiaques de Jean apparemment bien contrôlés étaient réapparus sous l'effet du choc ? Et si des voisins étaient du nombre des blessés légers ? Et si la belle baie vitrée du living avait été brisée ? Et si la serre était endommagée ? Et si Jean venait à se blesser avec le verre brisé ? Et si dans l'affolement Jean ne retrouvait pas les documents de l'assurance ? C'est que les scénarios catastrophes ne manquent pas quand on laisse courir son imagination et qu'on craint pour le bien-être de ceux qu'on aime… Quand on vit avec des "si", les motifs d'inquiétude se multiplient !
Pour Mathilde, le soleil a beau briller de tous ses feux, la plage a beau être magnifique, les vacances sont entachées par son inquiétude. Elle voudrait être chez elle, réconforter ceux qui ont besoin de soutien, simplement écouter Jean lui raconter comment il a vécu ce tremblement de terre qui a lieu au petit jour. A-t-il été réveillé? S'est-il senti en danger ? A-t-il eu vraiment peur ?
Mathilde regrette d'être partie, d'avoir abandonné Jean.
Elle tourne en rond. Plus envie de prendre un verre de jus de fruits frais au bord de la piscine, de prendre le soleil sur la plage, de bavarder avec le bel étranger rencontré durant une excursion, de courir les boutiques d'artisanat local avec Michèle, de faire de l'aqua-gym, d'apprendre de nouvelles danses folkloriques sous la direction de l'animateur. Juste envie d'être chez elle, de savoir ce qui s'est vraiment passé.
Mathilde ne rate aucun journal télévisé diffusé par satellite. Hélas, on ne fait plus la moindre allusion au tremblement de terre alors qu'on ne cesse de détailler des résultats sportifs et d'évoquer la vie sentimentale de princesses ou de stars.
Quand Mathilde franchit la douane à l'aéroport, elle cherche Jean des yeux et ne le trouve pas. Par contre, elle voit son beau-frère qui lui fait de grands signes.
Vite, elle veut savoir. Son beau-frère explique : "Jean a une indigestion. Il n'a pas osé quitter la maison." Au fond d'elle-même, Mathilde se demande si on ne lui cache rien, par exemple quelque chose de plus grave qu'un banal problème digestif.
Mathilde se rend compte que cet époux dont elle semble parfois si lasse, elle y tient vraiment, que ce quartier sans histoire, aux jardins trop bien entretenus, est une sorte de coin de paradis.
Quand elle rentre enfin chez elle, Mathilde s'assied dans le canapé près de Jean. Jean est un peu pâlot, la maison est telle qu'elle l'avait laissée si ce n'est que la poussière recouvre les meubles… Alors, Mathilde se met à pleurer sur ce bonheur qu'elle a cru voir s'échapper…
Micheline Boland
(Extrait du livre "Le nouveau magasin de contes")