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Philippe Desterbecq nous propose une nouvelle "Fidèle..."

Publié le par christine brunet /aloys

Fidèle

- Fidèle ! Tu parles que tu m'as toujours été fidèle ! Et la jolie secrétaire aux jupes trop courtes, on en parle?

- Ah...oui...bah, c'était juste une incartade, un petit coup de canif dans le contrat...

- Des coups de canif, on peut dire que tu en as donné pendant nos 40 années de vie commune !

- Pas tant que ça, je t'assure...

- Ce n'est pas parce que je n'ai rien dit que je n'ai pas remarqué tes aventures. Elles sont toutes notées là, dans ce carnet !

- Mais...tu exagères ! Il ne peut pas y en avoir tant que ça !

- Regarde, je les ai toutes notées par ordre alphabétique !

- Angélique, je l'avais oubliée, celle-là. Bon, là, c'est normal, tu venais d'accoucher de Renaud et je me sentais bien seul...

- Bien sûr. J'étais à l'hôpital, je me remettais doucement de ma césarienne et toi, tu étais tout seul dans ton lit tout froid... Et tu te trompes, ce n'était pas la première, mais la troisième ! Avant elle, il y a eu Angélina, la belle Italienne et Natacha, la Russe. Toutes, je les connais toutes, je te dis. Elles sont toutes là, enfermées dans mon carnet !

- T'es sûre de toi parce que moi, je ne me souviens pas de ces deux-là !

- L'Italienne, tu te l'es tapée pendant que j'étais partie en classe de mer avec mes élèves et la Russe, c'était quand mon père est mort et que je tenais compagnie à maman.

- Si tu le dis...

- C'est comme ça ! Tout est là ! Tu ne peux pas nier. A chaque fois que tu t'es retrouvé seul, tu m'as remplacé par une blonde, une brune ou une rousse dans notre lit !

- C'est un peu ta faute...

- Quoi?

- Ben, fallait pas me laisser seul ! Tu sais bien que je ne supporte pas la solitude !

- T'aurais pas pu aller boire un verre avec un de tes potes au lieu de te taper une midinette?

- Ça aurait été beaucoup moins gai...

- Je te l'accorde...

- Et toi, tu m'as toujours été fidèle sans doute !

- Evidemment ! Pendant nos 40 longues années de mariage, je n'ai jamais regardé quelqu'un d'autre que toi !

- Tu as eu tort...

- Quoi? Tu vas me reprocher de t'avoir été fidèle?

- Ben, ça aurait peut-être mis un peu de piment dans notre vie...

- Tu me dégoutes ! Et tu sais quoi? Depuis 6 mois, je fréquente un homme beaucoup plus beau et beaucoup plus jeune que toi ! Je te quitte, Victor. Je pars. Vincent m'attend là, sur le trottoir...

- Tu ne vas quand même pas encore me laisser seul? Tu sais que je n'aime pas la...

- Mais, je m'en fous, Victor ! Et comme je suis gentille, je te laisse mon carnet. Il n'est pas plein, tu pourras le remplir à ta convenance... Adieu !

 

La porte claque, Anna est partie. Victor est seul avec toutes ses conquêtes inscrites dans ce fameux carnet ! Oui, c'est vrai, il y a encore quelques places...

 

- Allô Olga? T'es libre ce soir?

 

Philippe Desterbecq

https://philippedester.canalblog.com

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Rayan Zowski nous propose une nouvelle "L'homme qui avait peur du noir"

Publié le par christine brunet /aloys

L'homme qui avait peur du noir

C'était un lundi, un lundi soir.

Dans la ville de Tournai, il existe un troisième réveillon. Un troisième réveillon qui tient à cœur à beaucoup de Tournaisiens, le lundi perdu. Ce jour-là, dans de nombreux foyers de la cité des cinq clochers, la tradition exige de manger du lapin. C'est une histoire de rois mages. Estelle me l'avait racontée, mais je dois avouer que je n'ai pas retenu l'explication.

Estelle, c'est ma copine. Nous nous sommes rencontrés à la gare de Tournai. Je suis originaire de la ville d'Ath, la cité des géants. Je me rends à Tournai pour mon travail.

Je me souviens encore, c'était justement un lundi. Je lisais un recueil de poésie sentimentale dans le train. J'ai toujours été un grand sentimental. Je pense que ce n'est pas facile pour un homme de dévoiler sa sensibilité. Mais moi j'ose, je m'affirme...

Quand le train fut arrivé, je pris mon sac pour y ranger mon livre... Quand je vis un numéro de téléphone et un prénom collés. J'avais l'impression de me trouver dans un épisode de "La quatrième dimension". Ce genre de situation, ça ne ne m'était encore jamais arrivé...

Le soir même, je pris tout mon courage, j'ai appelé. Il était aux environs de 21h. Estelle m'avait expliqué qu'elle avait également adoré ce recueil. Nous avons échangé pendant deux heures. Je n'ai pas vu le temps passer... Le week-end qui suivit, nous nous sommes vus. Nous nous sommes installés dans un des petits lunchs de la gare. Le reste appartient à l'histoire. Notre histoire...

Nous étions donc le lundi du lapin perdu. Pour l'occasion, nous avons reçu les parents d'Estelle chez elle. C'était la première fois que je les voyais. Je ne vous dis pas dans quel stress j'étais, je suis un grand timide de nature...

- Et le vin, ma puce ? Ne me dis pas que tu l'as oublié ?

- Non, Papa. Tim, tu veux bien aller la chercher à la cave ? Tu verras, la bouteille est rangée dans l'armoire, juste à gauche.

La cave...

- Quelque chose ne va pas ? demanda le père d'Estelle.

- Si si. Tout va bien. J'y vais...

---

J'ouvris la porte, il faisait tellement noir en-dessous...

J'allumai. Je descendais les marches très prudemment... 

Une fois arrivé en bas, je vis l'armoire. J'ouvris la porte et saisis la bouteille. Finalement, tout s'était bien passé... Jusqu'à ce que la lumière s'éteigne.

J'étais plongé dans le noir. Je ne voyais plus rien, je n'avais pas pensé à prendre mon smartphone avec moi. Je me rappelais alors de mon vieil oncle...

Ce soir-là, c'est lui qui me gardait. J'étais dans sa maison. Je jouais à la console portable sur la table à manger. J'avais perdu ma partie pour la énième fois, plus aucune vie. Sous la colère, j'ai juré... et fis tomber une bouteille de vin. Mon vieil oncle avait assisté à la scène. Il se précipita sur moi, me frappa et me tira vers la cave. Je fus enfermé pendant longtemps, très longtemps...

Quand la porte s'ouvrit, c'est Maman que je vis. J'étais recroquevillé sur moi-même, tout tremblant. C'est la dernière fois que je vis mon vieil oncle, Maman et Papa ne lui avaient jamais pardonné. Et moi non plus...

J'étais à nouveau plongé dans le noir. Je pouvais bien la sentir, la bouteille. C'était elle, c'était à cause d'elle que je m'étais retrouvé à nouveau dans cette maudite cave.

J'ai lâché la bouteille. Cette dernière se brisa. J'ai hurlé.

Je n'osais plus bouger. J'entendais la voix, la voix de mon vieil oncle : "Sale morveux !" Je tremblais. Je tremblais tout comme ce terrible soir. Combien de temps allais-je rester dans cet enfer ?

La porte s'ouvrit. Je levais les yeux, une silhouette. Elle alluma la lumière. Je n'osais plus bouger.

Estelle descendit tout doucement. Elle s'approcha de moi, elle me prit dans ses bras.

- Il est parti ? lui demandais-je.

- Oui. Il est parti...

Estelle me prit tendrement la main. Et nous remontâmes... Ensemble.

 

Rayan Zowski

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Rayan Zowski lit l'une de ses nouvelles...

Publié le par christine brunet /aloys

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Tcharleroy, it's so lovely ! d'Edmée de Xhavée - Dernière partie

Publié le par christine brunet /aloys

  

Wes a tenu à faire le salut militaire devant le monument des Martyrs, et ce comme chaque fois qu’il passe à proximité. Puis, homme de peu de paroles mais de rituels, il se dirige vers la brasserie Le Luxembourg où, à peine voit-on sa silhouette se détacher sur le ciel parfois bleu et souvent boudeur, on lui verse sa Moinette et la dépose sur la table près de la fenêtre. Il en renifle longuement l’odeur, après un sourire et une esquisse d’autre salut militaire en levant sa longue main baguée vers le rebord de sa casquette de toile rouge ornée d’un INJUN blanc, et puis il semble se perdre dans de muettes confidences qu’il recevrait du breuvage blond dont il est tombé amoureux dès le lendemain de son arrivée.

   Wynona le voit partir avec aux lèvres et paupières un zeste de cruauté qui laisse imaginer qu’elle a des projets de scalp au minimum, et lorsqu’il revient de sa cérémonie de communion avec les bienfaits du houblon, elle lui refuse son attention pendant deux bonnes heures.

   Car on a voulu, à elle, lui faire goûter du fromage en lui proposant plusieurs formes et textures mais non… elle le sait, elle, que les Sioux ne sont pas faits pour lait et fromage…

   Bénédicte part travailler tous les jours et leur laisse les lieux dont les murs sont décorés de multiples objets indiens. Il y a même un chasseur de rêves dans le cabinet de toilette et un jeté de sofa Pendleton à motifs navajo. Elle ne quitte pas le bracelet d’argent massif décoré de turquoises que Wes lui a offert, et joue – faux – de la flûte indienne avant le repas du soir, gentiment fière de son résultat.

   Elle s’étonne qu’ils ne fassent « rien », ne désirent aller nulle part. Mais, a dit Wynona,… nous voyons Tcharleroy ! C’est pour ça que nous sommes venus ! ». La promenade sur le terril St Charles les a ravis, d’autant que la journée avait ce jour-là des teintes de pluie, crachin et averse, et ils l’avaient considérée particulièrement bénie. Mais c’était assez, il était bon aussi de se poser pour sentir ce que racontait l’endroit. Wes aime beaucoup écouter ce que dit la brasserie Le Luxembourg, et Wynona le déplore un peu mais on ne peut avoir toutes les chances : avoir épousé deux mètres d’homme et le tenir en laisse…

  Wynona donc s’active comme une diablesse le matin entre maison et jardin, malgré les protestations de Bénédicte qui d’une part aimerait manger un bon spaghetti bolognaise ou un plat de boulets à la liégeoise et s’est lassée de la succession de « stews » qu’elle trouve le soir, mais il est évident que Wynona veut la soulager de son travail et la faire manger sainement. Elle a bien précisé qu’en effet, maigre comme elle est, pas étonnant qu’elle ne trouve pas de mari. La carte du menu et les fumets de la maison sont donc quotidiens : Beef stew, avec tant de piment qu’il semble à Bénédicte avoir un feu ouvert dans le ventre depuis le début de la semaine. Elle fait aussi un délicieux Fry Bread, le pain frit et huileux que Bénédicte mange avec une avidité coupable et des doigts qui laissent leur empreinte sur son portable. Le potager est ratissé et désherbé avec plus de soins que s’il était passé chez l’esthéticienne, et pas une limace ou un escargot n’échappent à la vigilance meurtrière de la jardinière attentive.

   Pendant l’heure de midi, Wynona a découvert sur quelle chaîne elle pouvait revoir – dans un langage incompréhensible mais Loretta et Tim lui en ont offert le coffret de DVD et elle connaît les rebondissements par cœur - les vieux épisodes des Feux de l’amour, et pleure d’abondance devant les coups du mauvais sort qui ne cessent de rendre cruelle la vie de ce groupe humain se déchirant d’épisode en épisode. Ensuite, après une sieste involontaire sur le sofa où elle pique rituellement du nez dès le générique final, Wes et elle sortent – sans échanger un mot – pour faire leur promenade. Peu importe le temps, mais dans le quartier on aime les voir par temps sec, car la vue de mocassins perlés dans les rues enchante tout le monde, au point que Wynona s’est fait rapporter par une voisine des perles et des peaux de chamois et brode l’après-midi au jardin ou dans le living-room tandis que Wes écoute les messages de la Moinette à la brasserie. Elle a pris les mesures des petits pieds de sa rue, et bientôt c’est une ribambelle chaussée de mocassins qui joue dans les jardins après l’école, sous les cris des mères qui leur interdisent de les user sur la pierre et de rester dans l’herbe.

 

   Wes, quant à lui, montre les pas de la Fancy Dance aux garçons, et s’indigne lorsque la mère du petit Bastien veut l’en empêcher car il rêve la nuit qu’il est un brin herbe et qu’on veut tondre la pelouse. Les filles apprennent de Wynona le pas cadencé des femmes et comment tenir châle et éventail avec noblesse, éventails qui ont causé la perte de la queue de toutes les poules au cou plumé de Madame Leblanc. Wynona ne se lasse pas de contempler ces cous nus et soutient, une pointe d’effroi dans le regard, que ce sont des poules-vautours.

   On a bien cherché à les faire bouger, le fils du vieux Marcel voulait les prendre à Bruxelles dans sa camionnette, et Bénédicte leur a vanté les beautés de Tournai qu’elle leur aurait volontiers fait découvrir un samedi ou dimanche, mais non. Tcharleroy is beautiful, insiste Wynona. Tcharleroy is lovely !

   La veille de leur départ, ces autres 25 heures et plus de voyage à venir auxquelles ils se refusent à penser, ils se décident à acheter des cadeaux qui parleront à tous les leurs de la beauté de ce coin qu’ils ont découvert dans le vaste, vaste monde. Une vingtaine de T-shirts de plusieurs tailles vantant la Moinette et plusieurs décapsuleurs. Des plateaux Moinette pour les amies de Wynona, et le sac réutilisable qui prouvera à tout Buffalo, North Dakota que oui, elle a été aussi loin que Charleroi en Belgique. Plusieurs sachets de bouquet garni. Madame Leblanc leur offre leur photo de groupe avec eux – l’occasion pour Wynona de mettre sa belle robe - et les enfants du village, encadrée par les soins des petits : une succession de capsules de Moinette collées sur du carton, et leurs signatures au dos.

   Et lorsqu’à 5 heures du matin, silencieux comme des Apaches en guerre, Bénédicte et ses deux invités s’engouffrent dans la voiture ils voient s’avancer devant eux les enfants de la rue, chaussés de leurs mocassins, c’est le visage de Wes qui se chiffonne comme celui d’un carlin et produit deux grosses larmes quand, souriants, ils font de leur mieux pour prononcer Kola, Mitakuye Oyazin… en tendant vers lui une bouteille de Moinette décapsulée pour la route, qui n’arrive pas pleine au premier carrefour. Elle a, déjà, le goût un peu amer du passé.

   Assis dans l’avion – où une fois de plus Wes ne s’en sort qu’en position fœtale – leurs visages sont refermés sur leurs souvenirs, ces souvenirs que personne jamais ne pourra mesurer. Wynona se tourne vers lui et le surprend en appuyant la tête sur son épaule et murmurant « Tcharleroy is so lovely… »

 

Edmée de Xhavée

 

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Tcharleroy, it's so lovely ! d'Edmée de Xhavée Part 3

Publié le par christine brunet /aloys

  

 

Wes est sorti de l’avion à Brussels National avec la démarche d’un robot dont les piles deviendraient plates. Mais, stoïque comme tout Sioux qui se respecte, il n’a rien dit. On l’a regardé, parfois peu discrètement, avec ses longues tresses grises désormais, les dents de cerfs pendant aux oreilles, le bracelet-montre d’argent et turquoises, les mocassins magnifiquement perlés par Wynona qui est insurpassable dans cet art comme dans les maths. Il avait refusé d’enregistrer son bagage et a donc un petit baluchon que tout cheminot d’autrefois lui aurait envié, et celui de Wynona est à peine plus gros, parce qu’elle a quand même pris une belle robe au cas où.

   Ils ont vite cessé de comprendre quoi que ce soit en quittant l’aéroport : jusque-là il leur suffisait de lire ce qui était en anglais. Mais une fois dehors, l’étendue du vaste monde les assaille. Ils ont pris le shuttle qui les amène jusqu’à Charleroi, tendant leur billet au chauffeur qui, bien aimablement, a fait des sons incompréhensibles avec la bouche, mais quand on arrive à faire de la soupe pour 5 enfants et un mari avec un dollar, des herbes de la prairie et un jarret de vache, on ne va pas perdre la tête pour si peu. Elle acquiesce et sourit largement, serrant contre elle son sac de sport plein à craquer posé sur ses gros genoux et s’installe à côté de Wes, dont le visage exprime une méfiance un peu évidente.

   Il a tout à fait abandonné l’espoir de guider sa faible squaw dans l’inconnu et est d’une docilité exemplaire. Et n’a pas protesté pas quand à l’arrivée à l’aéroport Wynona, le papier d’explications en anglais que Suzie -  la cousine de la belle-sœur de Ruby-Lola pour rappel – lui a imprimé à la main, a pris trois fois le même escalator en montée et en descente, cherchant à se repérer dans les flèches indiquant trains, bus, shuttle, sortie, toilettes, point de rencontre, arrivée et départ. Mais là, bien assis en sécurité dans le shuttle qui les conduit à Charleroi, elle sort de son sac une petite boite métallique de pemmican et en donne une pincée à Wes, qui comprend ainsi que cet exode insensé prendra vite fin.

   L’amie virtuelle de Suzy les attend, une quinquagénaire élancée au visage généreux, les oreilles allongées par de petits attrapeurs de rêve emplumés qui font hoqueter Wes de stupéfaction. Elle porte un T-shirt aux teintes passées orné d’un bouclier où court la salutation lakota Mitakuye Oyazin – nous sommes tous parents - traversée d’une plume d’aigle. Enthousiaste et contenant son excitation au prix d’un gros effort, elle les serre contre elle, émue et souriante en disant « Welcome in Belgium, kola ! I am your friend Bénédicte ! ». Wynona se raidit et sourit poliment. Mais un éclair de panique traverse son regard et elle préfère ne pas interroger celui de Wes. Bénédicte, bien que très visiblement sincère, serait-elle une Wannabe,, une blanche qui joue à être Indienne ? Il ne manque plus que le Hau, chief, et ce sera comme si on était restés au pays au milieu des blancs. Mais elle sourit, et s’installe, le sac de sport sur les genoux, à l’avant de la voiture, à l’arrière de laquelle le pauvre Wes se replie comme un contorsionniste pour loger ses jambes devenues si insensibles qu’il en arrive à croire qu’il les a laissées dans la petite maison de Buffalo.

   Bénédicte a les mains moites de bonheur et parle sans sembler remarquer que les seules réponses sont un sourire poli qui montre la saine denture d’une Wynona morte de fatigue. Elle indique des choses à gauche et d’autres à droite, explique, haletante, tout en conduisant, riant et respirant fort avec une expression ravie.

   Mais quand après des moulinets du poignet et une phrase tout à fait incompréhensible sur un ton interrogateur elle entr’ouvre les deux fenêtres avant, l’air plonge dans leurs corps fourbus et leur parle d’herbe saine, de pluies insistantes, de pierres aux milles secrets, de pelages de vaches, de chats et chiens, de plumages fendant le ciel ou frôlant les branches. L’air leur parle et les saoule de sa généreuse fraicheur. Ça ne sent pas le Dakota, mais c’est un autre air, et c’est bon de découvrir ce que respirent les gens dans ce coin du monde. Wynona se retourne vers Wes, recroquevillé comme une virgule ankylosée, et s’ils ne sourient pas, leurs yeux se caressent avec joie. Sonnés d’un voyage de près de 25 heures, ce sont deux Sioux ronflant comme des ours en hiver que Bénédicte amène devant sa petite maison de briques aux fenêtres rougies de géraniums.

 

A suivre...

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Tcharleroy, it’s so lovely ! d'Edmée de Xhavée. Part 2

Publié le par christine brunet /aloys

Wynona avait, quant à elle, été prise d’une excitation pire que quand elle se cachait avec ses sœurs pour regarder passer Wes, cette longue silhouette de plus de deux mètres… deux mètres de pure beauté alors, avec ses cheveux qu’il portait tressés et enveloppés dans des lanières de castor. Et quand il était en regalia, sa tenue de fancy dancer… et qu’elle le voyait danser, ne plus faire qu’un avec l’herbe de la prairie, uni avec les hauts brins et le battement du cœur de la terre, son pied s’immobilisant au moment juste où le tambour se taisait, sans fléchir la jambe… elle savait qu’aucun homme n’était plus beau ou mieux indiqué pour elle que ce Wes Mankiller, et qu’elle ferait tout pour qu’il soit le sien. Dans le cœur des femmes qui poussaient leur youyou à la manière des Indiens Cris, sa voix le cherchait, plus perçante que celle des autres, et elle savait qu’elle se déposait là, contre ses lobes percés d’os ou d’argent massif.

   Elle avait été déterminée et convaincante et voilà qu’elle allait l’emmener, elle, en Europe.

   Mais où ? Paris… ça ne lui disait rien. Trop grand, tout le monde le disait et elle ne connaissait personne qui y soit allé, d’ailleurs. Quand on habite à Buffalo, Dakota du nord, et que toute la ville tiendrait dans une salle de cinéma moyenne pour autant qu’il y ait 200 places, la tête tourne à l’idée qu’elle tiendrait aussi dans quelques rames de métro… Oui, lorsqu’ils vont voir les parents dans la réserve de Pine Ridge, elle le sait que là ils sont dix fois plus nombreux mais comparer les tailles de Pine Ridge et Buffalo, c’est comme mettre côte à côte un vieux wc puant en bord de route et l’Empire State Building ! Pareil pour Londres, et en plus… comment expliquer à ces Brits qu’ils parlent le King’s English et pas un anglais normal, que de braves gens comme elle et Wes ne peuvent pas les comprendre ? Bruxelles non… des statues d’enfants qui font pipi dans la rue, c’est trop libertin. L’Italie… oh… tant de téléfilms américains l’avaient mise au parfum en ce qui concerne les Italiens : toutes les femmes s’habillent avec quelques centimètres de tissu collés sur la peau, ont des anneaux d’or aux oreilles où on pourrait mettre un couple de perroquets, et on n’arrête pas de se disputer dans les restaurants et les rues en sortant des armes de partout. Les plages grecques… on dirait qu’en Grèce il n’y a que des choses cassées en plein soleil et que les femmes sont tenues enchaînées aux fourneaux car on ne les voit pas ou alors on les lapide comme dans le film Zorba. La mer, la montagne… l’eau et l’air ne sont-ils par pareils partout dans le monde ?

   Elle s’était alors décidée à aller en bus à Fargo – ciel, 115 000 habitants en ville, soit plus de 14 fois le village de la Little Big Horn dont la célèbre bataille valut son scalp à cette vieille ganache de Custer. Oui, en maths Wynona a toujours été exceptionnelle. Son amie Ruby-Lola lui a parlé d’une agence de voyage en périphérie, tenue par la cousine de sa belle-sœur.

   Et c’est là que Wynona a décidé qu’ils iraient à Charleroi en Belgique. Car Suzie, la cousine de la belle-sœur de Ruby-Lola a une amie Facebook en Belgique, à Charleroi. Qui pratique son anglais en lui évoquant la vie merveilleuse qu’elle y mène… Et en avant. L’amie de Suzie les logera dans sa chambre d’hôte qu’elle gardera à leur intention.

 

(A suivre)

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"Tcharleroy, it’s so lovely !" : une nouvelle en plusieurs parties signée Edmée de Xhavée. Part 1

Publié le par christine brunet /aloys

Tcharleroy, it’s so lovely !

 

   Il a remué ses trop longues jambes sans interruption comme s’il poursuivait un chien de prairie depuis que l’avion a enfin quitté O’Hare Airport en Illinois. Wynona a bien vu que déjà, en montant dans le premier vol à Fargo, il dissimulait sa peur – terreur serait plus percutant comme définition – dans l’attitude de l’Indien au visage impénétrable. Il n’avait pas dit un mot pendant tout le vol – une heure et demie – mais c’est l’habitude entre eux. Il aime palabrer et discourir, mais pas parler. Il faut qu’il puisse lever le menton, croiser les bras, rouler des yeux, rire comme un cannibale repu parfois, pour que ses talents d’orateur l’illuminent. Quel talent d’orateur y-a-t-il dans des réflexions triviales telles que « mes jambes sont trop grandes et l’espace ne contiendrait pas un nain entre les rangées de sièges » ou « l’hôtesse sent le lait sûri » ?  Aussi avait-il abandonné Wynona à ses propres inquiétudes.

   Elle, c’était en largeur qu’elle se sentait compressée. Elle n’a plus de silhouette depuis longtemps, et ses jeans soulignent ses joyeuses rondeurs, ainsi que les T-shirts que pourtant elle prend en XXL, mais elle a, comme dit son fils Marvin, un fameux capitonnage et des réserves pour les disettes.

   Elle avait gagné un voyage avec destination de son choix en Europe en participant à un concours de mots croisés. Et surtout… en répondant à la question subsidiaire. Combien de personnes participeraient-elles au concours et n’auraient qu’une erreur ? Elle avait choisi l’année de sa naissance, 1947. Et elle avait gagné. Un vol pour l’Europe, destination au choix, et un budget de 2000 euros.

   Wes avait presque pâli en l’apprenant. Pratiquement, il avait eu la teinte d’un canari. Il ne se déplace que pour les pow-wows, avec les fancy dancers de la tribu, en autocar qu’ils affrètent spécialement. Les costumes prennent déjà tant de place, avec les tournures de front et surtout de taille en plumes, les coiffes de guerre qu’on surveille jalousement… Il aime ces voyages qui le tiennent sur la route parfois deux mois d’affilée sur le Pow-Wow Highway. Il aime surtout le gigantesque pow-wow annuel d’Albuquerque, « La réunion des nations », et eux, les Sioux, font figure de mâts de navire à côté des petits pueblos du coin aux yeux tendres et à la peau sombre tendue sur leurs visages ronds.

   Ça, pour Wes, c’est toute l’étendue du monde qu’il a besoin et envie de connaître. Son grand-père et son grand-oncle avaient vu l’Europe, mais en habits militaires. Une vieille carte postale de la Place Rouppe à Bruxelles figure en bonne position sur une étagère, entre une reproduction du pont de Brooklyn en plastique et la photo de leur fille Loretta avec Tim Littlebird le jour de leur mariage.

   Un de ses ancêtres avait aussi découvert la lointaine Europe avec le Wild West Show de Buffalo Bill.

 

A suivre...

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MAHASIAH (DEUXIÈME PARTIE) Une nouvelle extraite des Contes épouvantables et Fables fantastiques par Joe Valeska

Publié le par christine brunet /aloys

 

MAHASIAH (DEUXIÈME PARTIE)

 

Une nouvelle extraite des

Contes épouvantables et Fables fantastiques

par Joe Valeska

 

Les eaux de la mer de Seto se retirèrent, vite, comme aspirée par la Terre. C’était impressionnant. C’était terrifiant !

Et ces gens, partout, qui prenaient des photos avec leur smartphone pour vite les partager, avec le monde entier, sur les Facebook et autres Twitter… À croire qu’ils n’avaient aucune vie, en dehors du Web… Mais, de toute manière, ils n’allaient plus en avoir sous peu, de vie… Ils allaient tous disparaître.

Une vague colossale se profila à l’horizon. Elle grossit, grossit… Si belle, si terrible. Elle grossit et grossit encore… Mur d’eau gigantesque et effroyable qui n’allait pas tarder à régurgiter les ferry-boats et les sculptures l’incommodant. Un torii, pris au piège dans ce ventre gonflé, apparut tout au sommet… puis disparut aussitôt.

– J’ai très peur, murmura Amiko, blottie contre son ange. Je voudrais vivre encore un tout petit peu… Je voudrais rester avec toi, Mahasiah.

La vague meurtrière allait s’abattre…

L’ange gardien avait déjà pris sa décision – une décision des plus déraisonnables. Encore que ce qui est déraisonnable, ou ce qui ne l’est pas, peut différer selon le point de vue de chacun, n’est-il point vrai ?

Une décision qui lui vaudrait de connaître le même sort que celui de son frère, Lucifer.

Et puis, tant pis si Dieu lui coupait les ailes. Et tant pis s’Il le renvoyait des cieux ! Il ramassa ses lourdes besaces, saisit l’enfant dans ses bras et s’éleva haut, très, très haut dans le ciel à la vitesse de l’éclair. Amiko ne se rendit même pas compte qu’ils avaient traversé le toit fragile de la bicoque délabrée. De toutes ses forces, elle s’accrochait à son merveilleux ange gardien.

À la surface de la Terre, presque partout, il ne resta plus rien. Ni vies humaines ni constructions. Des milliards d’âmes furent emportées par cette vague née dans l’océan Pacifique, qui déferla comme le Dragon furibond. Ou le Namazu.

Amiko, enfin, osa faire un mouvement. Elle leva la tête, très timidement, puis regarda l’ange droit dans les yeux. Il lui sourit timidement, lui aussi – mais quelle générosité dans son beau regard bleu !

Il souriait, oui. Et ses larmes coulaient, pourtant… Sans interruption aucune. Aussi pures que du cristal.

– Que s’est-il passé ? Pourquoi ces larmes ? Est-ce que nous sommes au paradis ? demanda-t-elle. Je n’ai rien senti.

– Nous sommes au-dessus de tout, répondit-il. Juste au-dessus de tout. Ton pays est désormais un immense océan. Regarde au-dessous, si tu n’as pas peur. Il n’y a plus que de l’eau. Rien d’autre. Plus que de l’eau. Les mers et les océans tels que tu les connaissais n’existent plus. Il n’y a plus que de l’eau, répéta-t-il sur un ton monocorde.

– Tu m’as sauvé la vie, marmotta-t-elle, comme si elle s’excusait pour cela. (Et c’était précisément le cas.) Je te remercie, Mahasiah. De tout mon cœur. Mais qu’allons-nous bien pouvoir faire, maintenant ? Qu’allons-nous devenir ?

– Il faut trouver un coin de terre, trésor. Lorsque mon père s’apercevra de ce que j’ai fait, Il ne me le pardonnera pas, tu peux me croire, et Il me foudroiera sûrement pour me punir. Tant que je suis un ange, je suis immortel, mais si jamais je venais à perdre mes ailes… Si je perdais mes ailes, Amiko…

– Nous disparaîtrions dans les flots, c’est bien ça ? finit-elle sa phrase, s’efforçant de dissimuler, mais en vain, qu’elle était terrifiée.

L’ange acquiesça, mais autre chose le tourmentait. Tant qu’il demeurait un ange, il était immortel. Ignorant la fatigue, il pourrait voler, des jours entiers, autour de la Terre avec l’enfant dans ses bras. Il n’avait pas besoin de se nourrir. Mais Amiko… Elle finirait par mourir de faim, elle, et de soif. Avait-il suffisamment de bouteilles d’eau dans ses besaces ? Une fraction de seconde, il regretta de l’avoir arrachée à ce nouveau désastre, bien plus meurtrier que le déluge. Il chassa cette pensée sinistre de son esprit et promit à l’enfant que tout se passerait bien.

C’était, sans aucun doute, la première fois que l’être divin mentait.

Le premier jour, rien de fâcheux ne se produisit. Et le deuxième jour, rien de fâcheux ne se produisit. La petite fille, certes, était épuisée, quelque peu affamée, mais pendant que son ange volait, elle, elle dormait. Ce qui était, certainement, la chose la plus sage à faire.

Mais le troisième jour, la foudre frappa Mahasiah au beau milieu du dos. Il ne poussa aucun cri… Ses grandes ailes blanches s’embrasèrent, se consumèrent, puis il piqua vers la surface, un peu comme un albatros voulant pêcher un encornet. L’enfant s’agrippait à lui et le suppliait de se réveiller, car le choc lui avait fait perdre instantanément connaissance… À cette vitesse, ils ne survivraient pas à cet impact terrible et seraient oblitérés.

– Réveille-toi, je t’en conjure ! Réveille-toi ! Mahasiah, ne m’abandonne pas, pitié.

Quand il rouvrit finalement les yeux, quelques minutes plus tard – ou quelques heures plus tard –, Amiko était penchée sur lui, les yeux tout embués de larmes. Quel bonheur de le voir se réveiller ! Même si, désormais, il n’était plus une créature céleste, mais bel et bien un simple être humain. Il se mit sur son séant et regarda tout autour de lui, puis il revint vers l’enfant, lui sourit chaleureusement, puis il caressa ses cheveux.

– Mais que s’est-il passé ? s’enquit-il tout en tâtonnant la surface gluante sur laquelle ils se trouvaient. Amiko, tu n’as rien de cassé, ça va ? Les sacs… Où sont les sacs !?!

– Tout va très bien ! le rassura-t-elle. Le Namazu a jailli des abysses, comme un poisson volant, et il nous a sauvés. Les sacs sont là, derrière toi. Et tes cheveux sont toujours bleu gris, ne t’inquiète pas, se moqua-t-elle gentiment.

La petite fille marqua une courte pause avant de lui demander :

– Est-ce que ça va aller, mon ange ?

– Je n’en suis plus un, trésor. Je n’en suis plus un, tu sais. Je m’y habituerai, je suppose… Et je n’ai pas le choix, de toute façon. Il a pris Sa décision. Une fois de plus… Mais je ne regrette rien, assura-t-il. Je ne regrette pas ma décision. Le dire me semble d’ailleurs on ne peut plus redondant… J’ai fait ce que j’estimais devoir faire et j’en suis heureux.

Le regard d’Amiko s’assombrit. Elle se jeta dans les bras de son précieux ami qui, pour elle, avait fait le plus grand des sacrifices. Un sacrifice qui aurait dû Lui inspirer un sentiment de bienveillance… Mais Mahasiah fut déchu de ses droits et de tous ses dons. Purement et simplement. C’était Sa décision. La Sienne ! Et c’était sans appel.

Il l’accepta sans le moindre ressentiment.

Une ombre passa au-dessus d’eux. Elle était gigantesque.

– Amiko, regarde ! Au-dessus de nous ! s’exclama-t-il. Je n’en crois pas mes yeux.

L’enfant sécha ses larmes, leva la tête et plissa les yeux. Elle vit une chose qui la stupéfia. Le Dragon les survolait.

Il était immense. Il était la magnificence. Tout le ciel lui appartenait. Son corps, long et musclé, ondulait avec grâce. Sur son cou, un adolescent était assis à califourchon. Il fit signe de la main à Amiko et à son compagnon quand il les aperçut, heureux de ne pas être le dernier être humain sur la planète. Il murmura quelques mots au Dragon, et la créature mythique, alors, descendit.

Durant les jours qui suivirent, la caravane ne cessa de voyager. Il fallait trouver la terre. L’humanité ne pouvait pas avoir entièrement disparu sous les eaux…

Le Dragon pêchait des poissons – ils ne mourraient donc pas de faim. Ni de soif : dans tout le barda du garçon, il y avait des bouteilles d’eau que son ange gardien à lui avait pensé à prendre. Mais le protecteur du jeune homme eut beaucoup moins de chance que Mahasiah. Il ne survécut pas à sa disgrâce et disparut sous les flots.

Au bout de quarante jours, le niveau de l’eau baissa. Et les sommets des montagnes reparurent.

Un nouveau chapitre venait de commencer.

 

Joe Valeska

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MAHASIAH (PREMIÈRE PARTIE) Une nouvelle extraite des Contes épouvantables et Fables fantastiques par Joe Valeska

Publié le par christine brunet /aloys

 

MAHASIAH (PREMIÈRE PARTIE)

 

Une nouvelle extraite des

Contes épouvantables et Fables fantastiques

par Joe Valeska

 

Miyajima, Japon, 2012.

 

Amiko Nagai l’aperçoit de loin : le vieil illuminé hirsute qui, chaque jour, scande inlassablement que la fin du monde sera pour la fin de l’année 2021, année du Buffle. « Pas encore lui, non ! », dit-elle tout bas. « Pas ce paranoïaque… »

Slalomant agilement entre les taxis et les pousse-pousse traditionnels, elle traverse la route pour ne surtout pas croiser la sienne, car il lui fait peur… Si les singes vivant en liberté sur le mont Misen et venant, parfois, se mêler aux hommes dans l’espoir d’une friandise ne lui font pas peur, lui, avec ses longues moustaches, oui… Il lui fait un peu penser au Namazu, ce poisson-chat titanesque qui, selon une vieille légende japonaise, vivrait dans les profondeurs et porterait le pays sur son dos.

C’est avec tristesse, après une nouvelle journée à faire des poches vides, que la pauvre enfant regagne la bicoque abandonnée, délabrée, qui lui sert d’abri. À douze ans et des poussières, on devrait penser aux copines ou à la Switch. Aux garçons, peut-être… Mais quand on se retrouve sans famille, à cause d’un incendie déclenché par des parents inconscients enchaînant les paquets de cigarettes comme les paquets de bonbons, et qu’on s’est enfuie de chez son oncle un peu trop affectueux, « tactile », on n’a plus vraiment les aspirations d’une enfant. Encore moins le regard… Et il faut bien manger. Il faut bien survivre.

Dieu ou pas, Bouddha lui pardonnera sûrement.

Les chaussures ensablées, Amiko pousse la porte cassée, s’allonge sur le vieux futon, puis pose la tête sur le Polochon en peluche ramassé dans une poubelle et qui lui sert, depuis, d’oreiller. Dans un cadre, à côté, elle a mis le dessin d’un enfant qu’elle a fait elle-même. Elle fait comme si c’était la photo de son petit frère, Li, disparu dans les flammes. Tous deux avaient la passion de l’origami et le culte, encore tout récent chez eux, du vieux bonhomme vêtu de rouge et de provenance occidentale… Mais la petite Amiko, après la tragédie, délaissa « l’imposteur ». Qu’est-ce que ça veut dire, Noël, quand ses parents se moquent de tout ? Sinon sortir en pleine nuit et les laisser seuls parce qu’il n’y a plus de cigarettes à la maison.

Amiko n’a jamais vraiment été toute seule, en réalité… Car Amiko a un ami, et cet ami est très précieux. Elle s’est réveillée en sursaut, une nuit, alors qu’un cruel vent glacé, venu tout droit de la mer, soufflait fort, et il était là, juste là, assis paisiblement à l’autre bout du futon, trop dur et trop inconfortable – Amiko n’avait pas encore fugué de chez son oncle.

– Qui es-tu ? demanda l’enfant. Es-tu un guerrier ninja ? Le héros d’un manga ? Tu ressembles au héros d’un manga…

– Le héros d’un manga ? répondit l’homme, amusé par la question. À cause de mes cheveux bleu gris ? Ce n’est pas le cas, non, et je ne suis pas non plus ce que tu appelles un « guerrier ninja ». Moi, petite fille, je suis un ange. (Il déploya les ailes dans son dos pour le prouver.) Un ange du Seigneur. Du Tout-Puissant. Et, tel que tu me vois, là, je descends directement des nuages… Je m’appelle Mahasiah. Je suis l’ange sauveur. Et ton ange gardien.

L’ange ébaucha un sourire, se voulant aussi rassurant que possible. Il possédait un charisme indescriptible et ineffable. L’enfant, pourtant, demeurait bouche bée. Alors, l’être divin accentua l’expression aimable de son visage fort séduisant.

– Des nuages ? Oooh ! fit Amiko en ouvrant de grands yeux, sortant enfin de sa torpeur. Mon petit frère Li et moi, nous faisions souvent des anges en papier, tu sais. Ils étaient magnifiques. Oui, réellement magnifiques… chuchota-t-elle avec une mélancolie douce-amère tout au fond de la voix.

De ses yeux coulèrent quelques larmes…

– Je sais cela, oui. Cela et… beaucoup d’autres choses. Mais je suis là, maintenant, et je vais veiller sur toi. Quoi que tu fasses à l’avenir. Je te le promets.

Amiko et son ange gardien devinrent très proches. Un reste de tristesse la trahissait, quelquefois, quand son regard déviait Dieu sait où, avec des larmes qui perlaient, fugitives. Mais l’ange majestueux, son ange à elle toute seule, réussissait toujours à effacer ces gouttelettes très rapidement. Elle seule était capable de le voir et elle en était très fière. Elle lui confiait tous ses secrets.

Lorsque, la nuit, elle se trouvait au beau pays des rêves, il venait la chercher, dans ce monde astral, et ils partageaient alors d’incroyables aventures aux quatre coins du monde. C’était merveilleux… Car ils étaient ensemble.

Quand elle se retrouva à la rue – son oncle, et pour cause, n’ayant pas signalé sa disparition –, il prit bien soin d’elle. Comme un grand frère l’aurait fait.

Non, elle n’a jamais vraiment été toute seule, Amiko. Elle a le plus précieux des amis qui veille sur elle, et cet ami est un ange gardien. L’être le plus puissant, le plus magnifique de toute la création.

– Mais qu’est-ce donc que cette eau qui s’infiltre sous la porte ? s’interrogea-t-elle. C’est très bizarre.

Amiko fronça les sourcils – car on frappait à la porte… Jamais personne ne frappait à la porte. Elle alla ouvrir, inquiète. Ce n’était que lui, ouf ! Son ami fabuleux.

– Tu apparais comme par magie, d’habitude, lui fit-elle remarquer. (Et un très large sourire se dessina sur son visage.)

Il replia ses grandes ailes blanches, qui irradiaient une lumière trop vive pour les yeux d’un simple être humain, et entra à la hâte, sans répondre, affichant un air mi-effrayé, mi-compatissant. Il posa les deux besaces qu’il transportait, souleva le menton pour se donner une contenance, puis il bomba le torse. Mais la petite fille n’était pas si naïve…

– Il y a quoi dans ces deux gros sacs ? voulut-elle savoir. Mahasiah, qu’est-ce que c’est ? Tu fais une drôle de tête.

– Quoi ? De l’eau. Des bouteilles d’eau. Mais oublie cela pour l’instant. J’ai une terrible nouvelle à t’annoncer, assena-t-il, embarrassé.

– À voir la tête que tu fais, on dirait que c’est la fin du monde, marmonna Amiko.

– Tu es assez grande. Je vais donc aller droit au but… Des mégatsunamis sont prévus sur la moitié de la planète d’ici quelques minutes. C’est extrêmement brutal, je sais bien. Mais c’est ainsi.

– Quoi ? se récria-t-elle. Est-ce que tu es sérieux ? (Elle s’interrompit.) Mais Bouddha, Dieu ou quel que soit Son nom… que fait-Il ? Que fait-Il, mon ange ? Réponds-moi…

– Père ? Il en a ras les baskets, trésor… Il a décidé de tourner Son regard ailleurs dans cet univers… Je crois qu’Il en a plus qu’assez de la politique des êtres humains, de leur folie meurtrière et de leur façon de traiter leurs semblables.

– Mais il y a des innocents, ici ! C’est injuste ! Et toi, tu ne peux rien faire du tout ? Tes pouvoirs sont immenses, non ?

– Des innocents, répéta l’ange à voix basse. Il s’en fout. Des dommages collatéraux, rien de plus. Il ne l’a pas dit en ces termes, mais… Il s’en fout. Quant à moi, je ne suis qu’un ange, Amiko. Je peux guider les êtres humains qui dépendent de moi, je peux exaucer leurs prières, la plupart du temps, mais sauver le monde, non. Cela, je ne le peux pas. Ce n’est pas vraiment dans mes compétences, je suis désolé.

– Combien de temps ? De combien de temps disposons-nous ? demanda l’enfant, réprimant un sanglot.

– Quelques minutes, trésor. Quelques ridicules minutes. Pas davantage.

– J’aimerais pouvoir pleurer, mon ange. Parce que la vie est vraiment… Mais vraiment !!!

– Merdique ? fit-il. Elle l’est. Éclate en sanglots… Tape des pieds, si ça peut t’aider ! C’est ce que je ferais, moi, si je n’étais pas un adulte. Je ne comprends pas Sa décision, Amiko, mais c’est Sa décision. Il ne veut plus accorder de circonstances atténuantes aux hommes. Aujourd’hui, des milliards d’êtres humains vont mourir.

Amiko cacha son visage dans ses petites mains et elle se mit à pleurer, aussi dignement que possible. « Je te demande pardon… », murmura-t-elle. L’ange sentit son cœur se briser en mille morceaux dans sa cage thoracique. Tout doucement, il s’approcha de sa protégée, son trésor, puis il la serra contre lui, tendrement, avec la plus grande affection. De son corps émanait une douce chaleur bienfaisante. Ses yeux étaient pleins de larmes. Elles coulèrent sur ses joues et effleurèrent les commissures de ses lèvres.

C’était peut-être la première fois que l’être divin pleurait.

– Serre-moi très fort, quand la vague va nous pulvériser, s’il te plaît, et…

– Et ?

– Je peux te dire : « Je t’aime » ?

– Oui, tu le peux. Bien sûr, acquiesça l’ange, bouleversé. Cela me plairait beaucoup.

– Je t’aime, Mahasiah… Mon merveilleux ange… Mon ange à moi toute seule. Je t’aime. Je t’aime tellement !

– Je t’aime aussi, ma petite Amiko. Garde bien cela dans ton cœur et dans ta tête. Je t’aime aussi.

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Micheline Boland nous propose un conte "Le ruban rouge" écrit pour un spectacle destiné à mettre en évidence les droits de l’homme

Publié le par christine brunet /aloys

 

LE RUBAN ROUGE

 

Il était une fois, Guillemin, un jeune prince fier comme un paon, beau comme un lion et travailleur comme une fourmi.

Il a vingt ans et ne ménage pas ses efforts. Il connaît par cœur les œuvres de grands philosophes et des formules mathématiques très complexes. Chaque matin, il se livre à une longue gymnastique, puis à une petite méditation.

Où qu'il se rende, quelle que soit son activité, il veut toujours être le meilleur. Il faut dire que depuis sa plus tendre enfance ses précepteurs et sa mère n'ont ménagé ni les compliments ni les encouragements. "Bravo, prince. Vous serez un grand roi. C'est magnifique. Vous avez tous les talents", s'entend-il dire très souvent, trop souvent sans doute.

Ainsi, à vingt ans, il veut être premier au concours de fleuret, à celui d'aquarelle, à celui de poésie et à celui de boules, premier à l'épreuve nationale de géométrie et au championnat de danse. Il veut aussi être le plus perspicace, le plus fort, le plus généreux, le plus subtile, le plus original, le plus performant, le plus adroit des princes. Bref, à force d'avoir été mis en valeur parfois à tort et à travers, Guillemin aspire à la perfection. Et pour cela avouons-le il se donne beaucoup de peine. Il ne veut pas réussir parce qu'il est le fils de son père, le roi, non il veut réussir parce qu'il surpasse vraiment tous les autres.

Mais voilà, malgré tous ses efforts et ses entraînements, il n'est bien sûr pas toujours le premier partout. Dernièrement au concours d'aquarelle et à celui de boules, il a été dépassé par deux individus. Il se renseigne à leur sujet afin de pouvoir les surpasser la prochaine fois et s'aperçoit que coïncidence les deux lauréats sont gauchers.

Dès lors, il implore son père d'interdire toute participation à tout concours pour les gauchers. De plus, pour être certain que cela soit appliqué, il suggère que chaque gaucher soit obligé de porter un ruban rouge sur le haut de son vêtement. Ainsi, ils seront tous repérés d'un rapide coup d'œil afin de pouvoir être facilement exclus évidemment.

Ce que le prince Guillemin veut, son père, qui l'admire beaucoup, le veut aussi même si avouons-le c'est quelquefois à contre cœur. Ainsi cette idée de ruban rouge, le roi la trouve carrément de mauvais goût. "Bonjour la discrimination, pense-t-il ! Ce n'est vraiment pas une mesure susceptible de faire régner une bonne ambiance dans mon petit royaume !"

Alors le roi dit juste : "Patience, Guillemin ! Il faudra d'abord réfléchir si c'est faisable ou pas !"

"Bien sûr que c'est faisable…", répond le prince.

"On verra, on verra Guillemin.", conclut le roi.

Le roi cherche à temporiser…

Avant de mettre la fameuse idée en application, il en parle à la reine, son épouse.

­- Qu'allons-nous faire, ma douce ? Guillemin a remarqué que ce sont des gauchers qui ont obtenu de meilleurs résultats que lui. Il en est fort touché. Il voudrait donc que j'interdise aux gauchers la participation à toute compétition. Et pour qu'il ne puisse y avoir de tricherie, il propose de leur faire porter un ruban rouge sur leur vêtement. C'est incroyable !

 - Mets-toi à sa place, mon cœur !

- Mais ma douce, après les gauchers, il voudra peut-être exclure les roux,  les gens à lunettes, ou qui d'autres encore. Et puis l'idée de ruban, ça me heurte !

- C'est notre fils, notre seul enfant…

- Oh ma douce, que faire, que faire ?

- Fais ce qu'il demande, mon cœur ! Tu as réalisé que Guillemin souffre beaucoup de ce qui s'est passé !  Comprends-le !

- Bon, je vais y réfléchir. La nuit porte conseil…

La reine, qui adore Guillemin, son fils unique, et n'a cessé depuis sa naissance de le louanger à bon et mauvais escient, a réagi encore plus mal que le roi ne le craignait.

Le roi regagne sa chambre, il est fort contrarié.  Tandis qu'il marche dans les longs couloirs, si longs couloirs du palais, une idée lui vient, une idée toute simple. Et s'il en parlait à quelqu'un d'autre ? Aussitôt pensé, presque aussitôt fait.

Dès le lendemain matin, le roi en parle à son seul véritable ami, Pierrot, son tailleur, celui-là qui a eu la même nourrice que lui, qui fut le compagnon de jeu de sa petite enfance, qui ose lui dire sans détour sa manière de penser. Au terme d'une discussion, tous deux sont d'avis que cette idée de ruban est une fort, fort mauvaise idée. 

"Nous sommes d'accord Pierrot, mais je ne veux pas contrarier la reine. Elle est tellement susceptible et boudeuse…Elle tirera la tête des semaines et des semaines. Pour finir, je serai encore obligé de céder à un autre de ses caprices. Lui offrir encore de ces bijoux très chers dont elle raffole."

Après un long silence, la solution vient de Pierrot : "J'ai déjà lancé des modes. Quand une mode est lancée, personne ne résiste. Un exemple : il y a deux ans  quand les pantalons bouffants faisaient fureur, tous, jusqu'aux obèses et aux aînés ont voulu en porter !  Alors pourquoi ne pas lancer la mode des rubans  et le tour sera joué !"

"Ah merci, mon cher Pierrot, je savais qu'à deux nous trouverions la parade…", s'exclame le roi.

Ainsi fut dit, ainsi fut fait…

Bien vite l'unique fabriquant de rubans du royaume se met au travail ! Tous la reine, les ministres, le petit peuple, la classe moyenne, les jeunes, les vieux, tous veulent bientôt porter des rubans multicolores pour agrémenter leurs vêtements. Le roi arbore des rubans aux couleurs du royaume.  On en voit à tous les bals, dans toutes les écoles et dans tous les bars, à toutes les réunions d'amis et de famille, à toutes les vitrines des magasins. Désormais on trouvera des pains, des saucissons, des fromages ornés de rubans. Les animaux en porteront eux aussi.

C'est ainsi que l'idée de ruban rouge fit un heureux naufrage.

Lors du grand bal de la cour, Guillemin fut ébloui par une fort jolie jeune fille vêtue d'une superbe robe blanche garnie de centaines de rubans multicolores. La jeune fille quant à elle fut éblouie par les beaux yeux du prince et par sa voix si chaleureuse. Bref, tous deux connurent un véritable coup de foudre.  Ce que vous ne savez pas c'est que la belle était la fille du fabricant de rubans du royaume et qu'elle était gauchère.

 

Micheline Boland

 

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