Carine-Laure Desguin et son texte sélectionné pour le collectif "Le souffle coupé" initialisé par l'association Adan
Superbe soirée ce jeudi 8 décembre 2023 au cinéma Gérard Philippe de Wasquehal (Lille). L’association ADAN présentait le recueil collectif LE SOUFFLE COUPE, recueil qui comprend trentre-quatre nouvelles. Des textes sélectionnés parce qu’ils répondaient à différents et rigoureux critères dont celui-ci, inclure la phrase d’Hichcock : La vie ce n’est pas seulement avoir respirer, c’est aussi avoir le souffle coupé.
L’ADAN, c’est quoi, c’est qui ? Soyez donc curieux :
https://adan5962.e-monsite.com/
https://www.facebook.com/adan5962
Entre les interventions des organisateurs (Brigitte Cassette, vice-présidente, Antoine Duclercq, président de l’ADAN, etc) et la présentation des trois lauréats, des intermèdes musicaux improvisés d’une rare beauté : SAJAD KIANI, musicien d’origine persanne nous a fait découvrir le sétâr, un instrument typiquement persan.
Pour ma part, de beaux échanges entre autres avec Sarah Hollier, correctrice du recueil. Amis auteurs, n’hésitez pas à faire appel à Sarah :
Son site : https://holliersarah.wixsite.com/sarah-hollier-ei
Contact : hollier.sarah@orange.fr
Pour commander le recueil:
Et voici mon texte sélectionné :
Un autre monde
Chaque jour Ogeid arpente les rues et les ruelles du Village numéro neuf. Il est né là, comme son père avant lui, lui a-t-on raconté, dans la quatrième maison de la huitième rue. Ogeid ne connaît de son pays que cette contrée, les quelques hectares sur lesquels s’étend le Village numéro neuf. Certains jours de pluie quand des herbes rafraîchies émanent des senteurs enivrantes, l’envie de s’aventurer au-delà de la grande et épaisse forêt qui borde le côté nord du village le taraude. Des souvenirs douloureux se réveillent alors et l’obligent illico à faire volte-face. Ogeid est né dans une maison qui longe une rue, une des artères principales du Village. La plupart de ses acolytes, gardiens comme lui du Village, ont eux vu le jour dans une maison qui borde une ruelle. De là la mission légitime d’Ogeid, celle de superviser tout ce qui se passe dans ce Village, le moindre mouvement douteux d’un des acolytes, ou même des animaux.
Il fait chaud ce matin, très chaud même. Ogeid, par un léger tapotement de son index, ouvre sa montre antiacide qui entoure son poignet gauche et lit à voix basse, Six heures et quinze minutes. À peine un peu plus de six heures du matin et déjà cette lourde chaleur m’accable, murmure-t-il, résigné. Cette pensée, celle qui suggère une température élevée de l’air ambiant, ne s’infiltrera pas plus loin. Une décharge électrique foudroie alors la poitrine du gardien principal du Village. Ogeid appuie d’un geste vif les deux mains contre son sternum et ouvre sa bouche au maximum tout en inspirant de l’air jusque dans les profondeurs de ses poumons. Ensuite, il sort de la poche interne droite de sa veste en polyuréthane noir une petite fiole sur laquelle trois lettres sont visibles : LGT. Ogeid s’empresse d’ingurgiter quelques gouttes du contenu de la fiole. Ce traitement et quelques autres, on les lui apprend via des tutoriels hologrammés plusieurs fois par jour sur le mur A de sa maison. Ogeid inspire alors de grandes bouffées d’air ambiant le plus lentement possible et focalise ses pensées sur sa respiration, le Village, ses rues et ruelles. Ogeid, une fois remis de cet assaut jette un regard soupçonneux tout autour de lui. Il est plus ou moins certain qu’aucun des acolytes du Village ne l’a surpris dans cet état-là. Le rôle des acolytes serait alors d’en référer le plus rapidement possible au Grand Tout. Ogeid n’a jamais réceptionné un seul blâme, et de ça, il s’en réjouit presque, il ne voudrait d’ailleurs pas que cette situation se modifie. Plusieurs fois par jour, il vérifie ses messageries car il se sent épié, toujours et partout dans le Village. Il songe de temps en temps à proposer au Grand Tout son transfert vers un autre Village, le sept, ou même le deux. Mais à quoi bon ? Son rôle serait le même qu’au Village numéro neuf, arpenter les rues et les ruelles toute la journée, surveiller et compter les acolytes et les animaux. N’étant pas né dans le Village qui lui serait alloué, il serait rétrogradé et serait obligé de subir une batterie de tests contraignants et même invasifs. Tout ça, il ne le désire pas, d’autant plus qu’après quelques mois, il le sait, il recommencerait plusieurs fois par jour, à vérifier d’une façon maladive ses multiples messageries.
Cette chaleur matinale accable Ogeid de plus en plus. Sous son équipement en polyuréthane, le gardien du Village sent la sueur dégouliner tout le long de son corps. C’est plus fort que lui, il ne peut empêcher un vif tourbillon de pensées lui marteler la tête. Il lutte contre ce fléau pendant quelques secondes mais les pensées s’acharnent et le mot chaleur roule de lui-même vers le mot climat et puis réchauffement de Gaïa et là Ogeid, dépité et presque fâché contre lui-même, capitule. Son imaginaire l’emporte et sur des plages qui lui sont inconnues il capte des images de milliers de poissons morts et des squelettes d’êtres humains entassés les uns sur les autres. Tout à coup, Ogeid sent le sol se dérober sous ses bottes antiacides et il s’écroule.
Tant bien que mal car il lutte afin de ne pas perdre connaissance, Ogeid appuie les deux mains contre son sternum, inspire quelques goulées d’air ambiant et, après avoir ôté de sa veste la fiole salvatrice, il ingurgite quelques gorgées du breuvage thérapeutique. Ogeid reste couché sur le sol quelques instants. Le stress l'envahit. Il ne peut rester dans cette position plus longtemps. Des acolytes pourraient contacter le Grand Tout et il serait envoyé sans aucun jugement vers la Ville. Et de là, personne n'est jamais revenu. Résolu, Ogeid se relève, marche quelques pas tout en s'efforçant de rester le plus droit possible. Il le sait, visualiser avec intention certaines images risque un jour ou l’autre de lui coûter la vie. Le besoin de rechercher dans ses souvenirs est plus fort que lui. Il espère toujours revoir le visage de sa mère et celui de son père. En vain. Au Village numéro neuf, les souvenirs sont presque totalement abolis. Il est formellement interdit, sous peine de décharges électriques foudroyantes, de s’efforcer à se rappeler ce qu’était la vie d’avant, au temps où chacun pouvait traverser la forêt et accéder à ce que le Grand Tout nomme, en prenant soin de ne pas dévoiler ce qu’elle autorisait vraiment ni vers quels plaisirs elle conduisait les individus, la Liberté.
Ogeid continue sa mission matinale tout en essayant de fixer ses pensées sur des choses autorisées, les pavés du Village, le règlement officiel, les hologrammes projetés sur le mur A de sa maison. Du mot maison ses pensées bifurquent vers le visage d’une femme jeune et souriante qui semble murmurer une chanson. Subitement, Ogeid grimace et ne peut contenir un cri de douleur. Une décharge électrique comme jamais il n’a subie lui transperce la poitrine. Glissant vers un demi-coma, Ogeid perçoit une voix d’outre-tombe qui, sur un ton démoniaque, ricane et lui crache cette phrase, La vie ce n’est pas seulement respirer, c’est aussi avoir le souffle coupé, feu Ogeid du Village numéro neuf.
Lien vers tous mes livres :
http://carineldesguin.canalblog.com/pages/mes-livres/39852592.html
Lien vers mes poèmes de la Nouvelle Revue des Elytres (Grenier Jane Tony)
http://www.grenierjanetony.be/?s=Carine-Laure+Desguin